La Sonate à Kreutzer (trad. Pavlovsky)/10

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Traduction par J.-H. Rosny aîné et Isaac Pavlovsky.
Alphonse Lemerre (p. 60-63).
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X


Voilà donc comment j’ai été capturé. J’étais ce qu’on appelle amoureux ; non seulement elle m’apparaissait comme un être parfait, mais je me considérais moi-même comme un merle blanc. C’est un fait banal qu’il n’est pas de crapule au monde qui ne puisse trouver plus vil que soi, et, par conséquent, s’enorgueillir et être content de soi-même. J’étais dans ce cas. Je ne me suis pas marié pour l’argent ; l’intérêt fut étranger à cette affaire, contrairement à la plupart de mes connaissances qui se sont mariées pour de l’argent, ou des relations. 1o J’étais riche, elle pauvre. 2o J’étais fier surtout de ce que les autres se mariassent avec l’intention de continuer leur vie polygame de célibataires, et de ce que moi j’eusse l’intention ferme de vivre après les fiançailles et la noce en monogame, et je m’en enorgueillissais démesurément.

Oui, j’étais un effroyable cochon, avec la conviction d’être un ange. L’époque durant laquelle je fus fiancé ne dura pas longtemps. Je ne puis me souvenir sans honte de cette période : quelle abomination !

Il est donc entendu que l’amour est un sentiment moral, une communauté d’esprit bien plus que de sens. S’il en est ainsi, cette communauté d’esprit devrait s’exprimer par des paroles, des conversations. Rien de pareil. Il nous était extrêmement difficile de converser en tête à tête. Quel travail de Sisyphe que nos causeries ! À peine avions-nous découvert ce qu’il fallait dire, et nous l’étions-nous exprimé, qu’il fallait recommencer à nous taire et chercher de nouveaux sujets. Littéralement nous ne savions que nous dire. Tout ce que nous pouvions nous imaginer sur la vie qui nous attendait, sur notre établissement, était dit !

Et puis, quoi ! Si nous avions été des animaux, nous eussions su que nous n’avions pas à causer. Mais ici, au contraire, il fallait parler, et il n’y avait pas de ressources ! Car ce qui nous occupait n’était pas une chose qui se résout en paroles.

Et puis cette coutume inepte de manger des bonbons, cette gloutonnerie brutale pour les sucreries, ces abominables préparatifs de noce, ces discussions de la maman sur les appartements, sur les chambres à coucher, sur la literie, sur les peignoirs, les robes de chambre, la lingerie, les toilettes ! Comprenez donc que si on se marie selon les anciens usages, comme disait tantôt ce vieillard, alors ces édredons, ces troupeaux, ces literies, tout ça sont des détails sacro-saints. Mais chez nous, sur dix mariés, il s’en trouve un seul à peine qui, je ne dis pas croie aux sacrements (s’il croit ou ne croit pas, cela nous est indifférent), mais croie à ce qu’il promet. Sur cent hommes, il en est à peine un seul qui ne se soit marié avant, et sur cinquante, à peine un qui ne soit décidé à tromper sa femme.

La grande majorité regarde ce voyage à l’église comme une condition nécessaire pour posséder une certaine femme. Songez donc à la signification suprême que doivent acquérir les détails matériels ! N’est-ce pas comme une vente, où l’on cède une vierge à un débauché, en entourant cette vente des détails les plus agréables ?