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La Sorcière (Verhaeren, Petites Légendes)

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La Sorcière




La sorcière s’était assise

Un soir de vêpres, à l’église,
Sans qu’il la remarquât, en tapinois,
Derrière Armenz Van Kelle. Au coin du bois,
En revenant, à la lueur de sa lanterne,
Il la surprit. Enfin, près de sa ferme,
Elle apparut encore. Et c’est alors
Qu’elle lui jeta, traîtreusement,
Du bout des doigts, du bout des lèvres,
— Sut-il jamais comment ? —

La fièvre.


« Oh ! la canaille, oh ! la damnée,
Avec ses mains ratatinées. »

 

Il s’en alla pendant neuf jours,

Vers la Dame de Bon Secours ;
Il appendit sa jarretière
Au grand tilleul de la bruyère,
Et chaque fois, pour se guérir, s’enfuit
À travers plaine, à perdre haleine

Jusque chez lui.


« Oh ! la canaille, oh ! la damnée,
Avec ses yeux en fleurs fanées ! »


Dans une anse du Vieil Escaut,

Où les doigts d’ombre et d’or de l’eau,
Les soirs de vent,
Jonglent avec la lune,
Elle file, sous un auvent,
Près de son bouge, à murs branlants,

Dont le mystère est sa fortune.

 

On ignore l’âge qu’elle a ;

Suivant qu’on l’aime ou bien qu’elle aime,
Elle est une autre, elle est la même,
On ne sait plus, on ne sait pas.
Elle a deux chiens, elle a trois chats,
Elle possède une kyrielle de rats
Qui font bon ménage avec elle

Et son écuelle.

 

« Oh ! la canaille, oh ! la damnée,
Avec sa tête hallucinée ! »


Qu’on la craigne, qu’on la repousse,

Qu’on soit peureux, qu’on soit altier,
Quand elle entame un mâle, elle le mange : entier
Son désir crû ne s’alentit, ni ne s’émousse ;

Seul la tente l’amour si goulument mordu,
Avec les dents méchantes de son masque,

Seul l’excite le rut si fortement tordu,
La nuit, qu’il n’est plus rien que linges flasques

Séchant à l’arbre, après l’orage et les bourrasques.


« Oh ! la canaille, oh ! la damnée !
Avec ses rages effrénées ! »


Armenz Van Kelle est un fermier,

Planté, dans la santé,
Comme un pommier,
En des vergers superbes.
Ses dix enfants sont frais comme ses herbes ;
Sa femme est douce et obstinée
Et tient, d’un poing tranquille et fort, sa maisonnée.
Lorsque chez eux, le mauvais sort entra,
Les neuvaines l’y suivirent pendant des mois,
Mais quoi qu’on fit, le mal s’accrut et s’empira
Si bien que, malgré soi, l’homme pantois

Un soir, s’en vint trouver la sournoise sorcière.


Elle accueillit sa peur et sa prière.

« C’était pas vrai ce qu’il croyait ;
Elle qui tant l’aimait
Lui insuffler cette fièvre maligne ?
C’est sa femme qui lui porte la guigne…
Comment ! avoir pour mâle un tel homme

Et ne trouver pour le guérir, pas un atôme
De remède qui tout à coup lui vienne en aide.

Voici deux plantes rares
La terre en est avare ;
Il faut les prendre, en même temps,
Homme et femme, elle et lui, lorsque le soir s’étend

Comme un tablier d’or, sur la bruyère chaude. »

 

Ils les prirent en se tenant les mains.

Puis il s’en fut, par les chemins,

Le dos fuyant, comme en maraude.


Il attendit. Le filtre était puissant.

Armenz sentit l’angoisse arder son sang ;
Du fond de l’être, il écoutait monter
Vers son vouloir violenté,
Le sourd travail de l’effrayant breuvage.
Les chiens jappants, les boucs lascifs, les loups sauvages
Mordaient son rêve ; il pantelait.
Il se voyait roulé, comme un galet,
Dans un vent fou, dans un tourbillon rouge ;
Le soir, il s’attardait à boire, au fond des bouges,
Et revenait chez lui, la nuit,
Les yeux luisants, les poings farouches,

Les jurons roux incendiant sa bouche.


Sa femme, avec terreur, le regardait souffrir,

Impuissante, ne sachant point que faire

Pour reployer les houx dardés de sa colère.
Nul des voisins n’osait le secourir.

Une constante et terrible malévolence
Semblait frôler la ferme, et l’effrayant silence

La surplombait, quand l’homme était parti.


L’été passa, l’automne, à son tour, s’engloutit,

Et la sorcière, au fond des brumes,
Patiemment, guidait toujours,
À travers nuits, à travers jours,

Le vol obscur de son amour vers la ruine.


« Oh la canaille ! oh la damnée !
Avec son âme empoisonnée ! »


Ce fut la fin, pourtant, un soir d’hiver.

Une lune de fiel aspergeait l’air
De sa lumière verte ;
La sorcière guettait, la porte ouverte,
Le pauvre fou qu’elle embrasait, là-bas.
Enfin, à grande voix, elle appela
Ce désespoir errant et violent vers elle.
Et l’homme alors bondit — et leurs rages rebelles
Se mêlèrent, soudain, dans de telles fureurs,
Que les bêtes d’Escaut en hurlèrent de peur,

La nuit, sous l’œil dardé des étoiles mauvaises.


Nœud d’épines, buissons de clous, pointes et braises !
Toute la haine et tout l’amour mêlés
S’accouplèrent dans ce logis, gonflé

De sortilèges noirs et de rouges folies.
Les chiens, le museau droit, venaient flairer la lie
Qui découlait de ce péché ; les chats prudents
Fixaient sur lui, de loin, leurs yeux ardents
Et miaulaient, dans les ténèbres lourdes.
Les rats et les souris criaient ; sous les falourdes,
Mille bruits, secs comme des crépitements
Criblaient les murs de leur fourmillement ;
Le toit grinçait et l’on eût dit que la chaumière

Tremblait du sol au faîte et souffrait tout entière.

 

Et ce furent des heurts profonds, des assauts fous,

Des baisers crus, donnés comme des coups,
Des seins tordus, sous des lèvres de fer,
Un ravage d’amour, par les champs de la chair,
Des blocs de rut cassant la force
Des bouches et des bras, des ventres et des torses ;
Aucun repos. L’instinct était la flamme
Qui consumait ces corps jusque dans l’âme :
Ensemble ils dévoraient le cœur de leur désir.
Oh ! ce rêve longtemps aimé : saisir
En un étau d’extrême et convulsif effort,
Toute la vie, afin d’en extraire la mort !
Se désirer pour s’étouffer, vriller sa rage,
Comme un hérissement de vis sauvages,
Par à travers les os de son plaisir terrible !

Être à la fois l’un pour l’autre flèches et cibles,
Poison et miel, blessure et baume, alcool et vin ;

Mordre sa proie et ne l’abandonner enfin

Qu’après le coup de dent qui lui ouvre la tombe !


Tous deux, à l’heure où l’aube plombe

Les champs flamands de ses brouillards,
Les doigts crispés en des gestes hagards,
Le corps pillé, l’œil sans lumière,
Furent trouvés nus et défunts, dans la chaumière.
Les chats, les chiens, les rats s’étaient enfuis,
À bons velus, parmi la nuit,
Et doucement se lamentaient au bord du fleuve ;
Les tours et leurs bourdons pleuraient comme des veuves,
De loin en loin, et sur le seuil d’Armenz le fol,

Un arbre, abattu net, fendait le sol.


Dans un coin morne et condamné,
On enterra, côte à côte, les morts damnés.


Les fils d’Armenz seuls y prièrent.

Et le printemps venu, ils y plantèrent

Quelques roses, les plus simples de leur bruyère.


Mais la moindre s’étiola,

Tellement les deux morts qui dormaient là,
Brûlaient encore, du fond de leur misère,

La sève et la santé qui font verdir la terre.