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La Source grecque/01/Antigone

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 57-62).

ANTIGONE

Il y a près de deux mille cinq cents ans, on écrivait en Grèce de bien beaux poèmes. Ils ne sont plus guère lus que par des gens qui se spécialisent dans cette étude, et c’est bien dommage. Car ces vieux poèmes sont tellement humains qu’ils sont encore très proches de nous et peuvent intéresser tout le monde. Ils seraient même bien plus émouvants pour le commun des hommes, ceux qui savent ce que c’est que lutter et souffrir, que pour les gens qui ont passé leur vie entre les quatre murs d’une bibliothèque.

Sophocle est l’un des plus grands parmi ces vieux poètes. Il a écrit des pièces de théâtre, drames et comédies ; nous ne connaissons plus de lui que quelques drames. Dans chacun de ces drames, le personnage principal est un être courageux et fier qui lutte tout seul contre une situation intolérablement douloureuse ; il fléchit sous le poids de la solitude, de la misère, de l’humiliation, de l’injustice ; par moments son courage se brise ; mais il tient bon et ne se laisse jamais dégrader par le malheur. Aussi ces drames, quoique douloureux, ne laissent-ils jamais une impression de tristesse. On en garde plutôt une impression de sérénité.

Antigone est le titre d’un de ces drames. Le sujet du drame, c’est l’histoire d’un être humain qui, tout seul, sans aucun appui, se met en opposition avec son propre pays, avec les lois de son pays, avec le chef de l’État, et qui bien entendu est aussitôt mis à mort.

Cela se passe dans une ville grecque nommée Thèbes. Deux frères, après la mort de leur père, s’y sont disputé le trône ; l’un d’eux est arrivé à exiler l’autre et est devenu roi. L’exilé a trouvé des appuis à l’étranger ; il est revenu attaquer sa ville natale, à la tête d’une armée étrangère, dans l’espoir de reprendre le pouvoir. Il y a eu bataille ; les étrangers ont été mis en fuite ; mais les deux frères se sont rencontrés sur le champ de bataille et se sont tués mutuellement.

Leur oncle devient roi. Il décide que les deux cadavres ne seront pas traités de la même manière. L’un des deux frères est mort pour défendre la patrie ; son corps sera enterré avec tous les honneurs convenables. L’autre est mort en attaquant son propre pays ; son corps sera abandonné sur le sol, laissé en proie aux bêtes et aux corbeaux. Il faut savoir que, dans l’esprit des Grecs, il n’y avait pas pire malheur ni de pire humiliation que d’être traité ainsi après la mort. Le roi fait connaître sa décision aux citoyens, et leur fait savoir que quiconque essaiera d’ensevelir le cadavre maudit sera puni de mort.

Les deux frères morts ont laissé deux sœurs qui sont encore des jeunes filles. L’une d’elles, Ismène, est une enfant douce et timide comme on en voit partout ; l’autre, Antigone, a un cœur aimant et un courage héroïque. Elle ne peut pas supporter la pensée que le corps de son frère va être traité aussi honteusement. Entre deux devoirs de fidélité, la fidélité à son frère vaincu et la fidélité à sa patrie victorieuse, elle n’hésite pas un instant. Elle se refuse à abandonner son frère, ce frère dont la mémoire est maudite par le peuple et par l’État. Elle décide d’ensevelir le cadavre malgré la défense du roi et la menace de mort.

Le drame commence par un dialogue entre Antigone et sa sœur Ismène. Antigone voudrait se faire aider par Ismène. Ismène est épouvantée ; son caractère la dispose à l’obéissance bien plutôt qu’à la révolte.


Il nous faut nous soumettre à ceux qui sont les plus forts,
exécuter tous leurs ordres, même s’ils en donnent d’encore plus pénibles.
Pour moi, j’obéirai à ceux qui sont au pouvoir.
Je ne suis pas faite pour me dresser contre l’État.


Aux yeux d’Antigone, cette soumission est une lâcheté. Elle agira seule.

Cependant les citoyens de Thèbes, tout joyeux de la victoire et de la paix reconquise, célèbrent l’aube du jour nouveau :


Rayon de soleil,
tu apportes à Thèbes la plus belle lumière.
Tu t’es montré enfin,
ô vil du jour doré…


On s’aperçoit bientôt que quelqu’un a essayé de commencer à ensevelir le cadavre ; on ne tarde pas à prendre Antigone sur le fait ; on l’amène devant le roi. Pour lui, il y a avant tout dans cette affaire une question d’autorité. L’ordre de l’État exige que l’autorité du chef soit respectée. Dans ce qu’Antigone vient de faire, il voit d’abord un acte de désobéissance. Il у voit aussi un acte de solidarité envers un traître à la patrie. C’est pourquoi il lui parle durement. Quant à elle, elle ne nie rien. Elle se sait perdue. Mais elle ne se trouble pas un instant.


Tes ordres, à ce que je pense, ont moins d’autorité
que les lois non écrites et imprescriptibles de Dieu.
Tous ceux qui sont présents ici m’approuvent.
Ils le diraient, si la crainte ne leur fermait la bouche.
Mais les chefs possèdent bien des privilèges, et surtout
celui d’agir et de parler comme il leur plaît.


Un dialogue s’engage entre eux. Lui juge tout du point de vue de l’État ; elle se place toujours à un autre point de vue, qui lui paraît supérieur. Il rappelle que les deux frères ne sont pas morts dans les mêmes conditions :


L’un attaquait sa patrie, l’autre la défendait.
Faut-il traiter de la même manière l’honnête homme et le coupable ?
— Qui sait si ces distinctions sont valables chez les morts ?

Un ennemi, même lorsqu’il est mort, ne devient pas pour cela un ami.
Je ne suis pas née pour partager la haine, mais l’amour.


À cette parole touchante, le roi répond par une condamnation à mort :


Eh bien ! va-t’en dans la tombe, et aime les morts si tu as besoin d’aimer.


Ismène arrive ; elle voudrait maintenant partager le sort de sa sœur, mourir avec elle. Antigone ne le permet pas, et essaie de la calmer :


Tu as choisi de vivre, et moi de mourir.
Prends courage, vis. Pour moi, mon âme est déjà morte.


Le roi fait emmener les deux jeunes filles. Mais son fils, qui est fiancé à Antigone, vient intercéder auprès de lui pour celle qu’il aime. Le roi ne voit dans cette démarche qu’une nouvelle atteinte à son autorité. Il se met surtout dans une violente colère quand le jeune homme se permet de dire que le peuple a pitié d’Antigone. Le débat tourne aussitôt en querelle. Le roi s’écrie :


Est-ce que ce n’est pas à moi seul à commander ce pays ?
Il n’y a pas de cité qui soit la chose d’un seul homme.
Est-ce que la cité n’appartient donc pas au chef ?
Tu pourrais aussi bien, à ce compte, régner tout seul dans un pays désert.


Le roi se bute ; le jeune homme s’emporte, n’obtient rien, et s’en va désespéré. Quelques citoyens de Thèbes, qui ont assisté à la querelle, admirent la puissance de l’amour :


Amour invincible au combat,
amour, toi qui te glisses dans les maisons,

toi qui séjournes
sur les joues délicates des jeunes filles !
Tu t’en vas par-delà les mers.
Tu entres dans les étables des paysans.
Nul ne t’échappe, ni parmi les dieux immortels,
ni parmi les hommes qui ne vivent qu’un jour !
Et quiconque aime est fou.


À ce moment apparaît Antigone, amenée par le roi. Il la tient par les mains, il la traîne à la mort. On ne la tuera pas, car les Grecs croyaient que cela portait malheur de verser le sang d’une jeune fille ; mais on fera pire. On va l’enterrer vivante. On va la mettre dans une caverne et murer la caverne, pour qu’elle y agonise lentement dans les ténèbres, affamée et asphyxiée. Elle n’en a plus que pour quelques instants. À présent qu’elle se trouve au seuil même de la mort, et d’une mort si atroce, la fierté qui la soutenait se brise. Elle pleure.


Tournez les yeux vers moi, citoyens de ma patrie.
Je parcours ma dernière route.
Je vois les derniers rayons du soleil.
Je n’en verrai jamais d’autres.


Elle n’entend aucune bonne parole. Ceux qui se trouvent là se gardent bien, en présence du roi, de lui donner des marques de sympathie ; ils se contentent de lui rappeler froidement qu’elle aurait mieux fait de ne pas désobéir. Le roi, sur le ton le plus brutal, lui donne l’ordre de se hâter. Mais elle ne peut pas se résoudre encore au silence :


Voici qu’on m’entraîne en me prenant par les mains,
moi vierge, moi sans époux, moi qui n’ai eu ma part
ni du mariage, ni de la nourriture des enfants.
Abandonnée comme me voilà, sans aucun ami, hélas !
je vais entrer toute vivante dans la fosse des morts.
Quel crime est-ce que j’ai donc commis devant Dieu ?
Pourquoi faut-il encore, malheureuse, que je tourne mes regards

vers Dieu ? Qui puis-je appeler à mon secours ? Ah !
C’est parce que j’ai fait le bien qu’on me fait tant de mal.
Mais si devant Dieu ce qu’on m’inflige est légitime,
au milieu de ma souffrance je reconnaîtrai mes torts.
Si ce sont eux qui ont tort, je ne leur souhaite pas
plus de douleurs qu’ils ne m’en font subir injustement.


Le roi perd patience et finit par l’entraîner de force. Il revient après avoir fait murer la caverne où il l’a poussée. Mais ce sera son tour maintenant de souffrir. Un devin qui sait prédire l’avenir lui annonce les plus grands malheurs s’il ne délivre pas Antigone ; après une longue et violente discussion, il cède. On ouvre la caverne, et on y trouve Antigone déjà morte, car elle était parvenue à s’étrangler elle-même ; on y trouve aussi son fiancé qui embrasse convulsivement le cadavre. Le jeune homme s’était laissé emmurer volontairement. Dès qu’il aperçoit son père, il se lève, et, dans un accès de fureur impuissante, il se tue sous ses yeux. La reine, quand elle apprend le suicide de son fils, se tue à son tour. On vient annoncer cette nouvelle mort au roi. Cet homme qui savait si bien parler en chef s’effondre anéanti par le chagrin. Et les citoyens de Thèbes concluent :


Les paroles hautaines des hommes orgueilleux se paient par de terribles malheurs ; c’est comme cela qu’en vieillissant ils apprennent la modération.