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La Suite du Menteur/Appendice

La bibliothèque libre.
Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome IV (p. 391-395).
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APPENDICE.



QUELQUES REMARQUES
SUR
LA SUITE DU MENTEUR,
COMME IMITATION D’UNE COMÉDIE DE LOPE DE VEGA.


Amar sin saber á quien, « Aimer sans savoir qui on aime, » est une des meilleures et des plus agréables comédies de Lope de Vega. Un volume de ses œuvres dramatiques qu’il devait publier lui-même, et qui contient cette pièce, le véritable XXIIe[1], fut donné en 1635, quelques mois après sa mort, par son gendre, à Madrid (in-4o). Mais ce n’est probablement pas cette édition de 1635 qui servit au travail de Corneille. Le même volume apocryphe qui lui avait donné comme étant de Lope la pièce d’Alarcon et qui est de Saragosse, 1630, contient aussi, sans fausse attribution d’auteur cette fois, la comédie, Amar sin saber á quien. C’est la septième du volume. Celle d’Alarcon est la cinquième. Cette circonstance nous offre une raison de plus de conjecturer que Corneille n’avait eu ni le temps ni les moyens de se faire une bibliothèque espagnole bien considérable. En ce genre son fonds pouvait bien se réduire à un très-petit nombre de volumes.

On ignore les dates premières des diverses compositions rassemblées dans l’impression de 1635 dont nous venons de parler ; mais dans Amar sin saber á quien nous avons remarqué deux points de repère : une mention familière de Cervantes et du don Quichotte, comme antithèse de la mode des romanceros ; et une mention de Lope lui-même, nommé en passant dans le dialogue, où est citée une sentence de ses livres. Il y a d’ailleurs dans l’ensemble assez de vigueur et de fraîcheur pour marquer une période comprise dans les meilleures années du poëte, vingt ans au moins et peut-être plus de trente avant l’édition de 1630, qui doit être la première[2].

Rien absolument dans cette comédie n’a le moindre rapport à la conception dramatique traitée, un peu plus tard, comme nous sommes porté à le croire, dans le Menteur du poëte Alarcon ; et Corneille, alors même qu’il regardait les deux comédies comme l’œuvre de Lope, n’a pu leur attribuer la moindre connexion de motif et de sujet. Ici le rôle principal est celui d’un jeune gentilhomme, modèle de générosité. Incarcéré, poursuivi sur de fausses apparences, il s’abstient de révéler le véritable auteur d’un meurtre commis dans un duel, dont il n’a été que le témoin involontaire. Plus tard, il veut renoncer par la fuite aux espérances d’un amour partagé, dès qu’il a découvert que sa dame est recherchée par le noble ami dont le zèle l’a fait sortir de prison. Ces deux situations forment une sorte de roman dramatique, soutenu par une inspiration toujours distinguée, qui n’exclut nullement l’aisance, la grâce, et même la gaieté. Il n’y a point là de place pour un caractère vicieux à corriger, ou à continuer par une suite quelconque. L’idée d’associer la dissimulation généreuse du prisonnier, don Juan de Aguilar, aux fantaisies mensongères du jeune Garcia serait trop fausse pour avoir pu se présenter d’elle-même à l’esprit de Corneille ; il faut croire qu’elle lui fut suggérée par un faux calcul de succès ; peut-être ne fit-il que suivre le conseil de Jodelet, qui jouait Cliton, et des autres acteurs de la troupe, désireux tous de donner une suite aux recettes lucratives du Menteur. Tout ce qu’il était possible de faire dans ce dessein, d’après ce titre une fois imposé, c’était d’affubler le héros du nom de Dorante, de ramener le babillard Cliton, et l’insignifiant Philiste, en faisant de celui-ci l’ami magnanime qui se sacrifie à son tour, au dénoûment. Les expédients inventés pour combler par des récits rétrospectifs un intervalle de quelques années entre les deux actions dramatiques suffiraient seuls à expliquer le mauvais accueil fait à la seconde : ils présentent une transition doublement choquante, en contre-sens avec ce qui suit et avec ce qui précède : avec le nouveau Dorante, si accompli désormais, et avec l’ancien, en qui ces récits froissent et déshonorent un sujet d’agréables souvenirs. Le poëte, aux deux premiers actes, se prévaut de ces souvenirs pour rappeler épisodiquement son succès des deux années précédentes, et le raconter en vers spirituels, qui méritent d’être lus comme une intéressante curiosité littéraire. Du reste on ne sait que penser de ce Dorante qui, comme on nous le rapporte en un style léger et indifférent, s’est transformé depuis la chute du rideau en un vil fripon, qui a délaissé sa fiancée, volé la dot, causé la mort de son père, pris le deuil à Rome[3], qu’une dernière aventure nous fait retrouver en prison à Lyon, pour y déployer toute la noblesse du personnage inventé par Lope de Vega. Nous ne pouvons concevoir comment une aussi énorme incohérence morale échappe à la censure, très-distraite il est vrai, de Voltaire, quand nous le voyons d’autre part relever avec admiration, en homme du métier, les attachantes données dramatiques dont il aurait voulu voir sortir un chef-d’œuvre, et pour lesquelles il rend, presque à son insu, un vif hommage au poëte espagnol, dont il ne connaissait d’ailleurs que le nom[4].

Mais les données qui, entre les mains exercées de Lope, avaient produit sinon une œuvre modèle, du moins un original et charmant ouvrage, étaient très-difficiles à remanier. Cela est vrai surtout de la double situation sentimentale, fort effacée dans Corneille, que le titre espagnol indique : ces amours réciproques conçus de part et d’autre avant qu’on se soit vu seulement, et sans être justifiés par des circonstances qui éveillent la sympathie ainsi que la curiosité du spectateur. C’est d’un côté la jeune fille induite à secourir le prisonnier par les instances d’un frère qui a sur le cœur tout ce qu’il doit à ce noble inconnu ; de l’autre, ce jeune homme recevant d’abord des secours anonymes, avec un romanesque billet de femme, destiné seulement à les faire accepter, puis les messages d’une suivante vive et adroite, puis un portrait, puis une visite voilée, où la mystérieuse mantille finit par s’entr’ouvrir avec tout l’enchantement d’une exquise galanterie. La différence des nuances et des tons ne peut pas se mesurer dans tout ce qui est tenté pour correspondre en français à cette élégante gradation, particulièrement lorsque Mélisse vient se montrer à Dorante sous une coiffe de servante, comme sœur de sa soubrette, et qu’il la fait passer à son tour pour une petite lingère, de ses anciennes amies[5].

Il y a bien aussi dans l’original un valet bouffon qui a beaucoup de sympathie pour l’argent donné, qui fait sa cour à la soubrette avec une gaieté burlesque, et qui commente le mystère de la dame en mauvaise part, la supposant laide et vieille ; mais en ce genre tout dépend de la mesure et du goût des plaisanteries, et par malheur le Jodelet (ou Cliton) de Corneille dégrade la scène et abaisse les rôles principaux par des plaisanteries souvent grossières ; qu’on n’a point à reprocher au gracioso Limon.

Il était encore inévitable que la fatale loi des unités vînt apporter chez nous bien des entraves au vrai développement du drame. L’action commence très-vivement dans l’original par le duel presque sans paroles de deux gentilshommes de Tolède, dont l’un tombe mort, et l’autre, pour s’enfuir, monte sur la mule de don Juan de Aguilar, qui en est descendu pour venir les séparer. Don Juan, trouvé près du mort, se voit arrêté avec son valet par les hommes de police. Rien de plus naturel que de supposer quelques journées d’intervalle pour les allées et venues de la suivante, et pour les avances successives de la jeune Castillane, qui aime et se fait aimer sin saber á quien. Il faut aussi admettre quelque intervalle pour les beaux engagements d’amitié qui se forment entre le prisonnier et ses deux protecteurs, savoir don Fernand, frère de la belle Leonarda, et don Luis de Ribera, l’illustre prétendant, peu agréé ; il en faut enfin pour les démarches officieuses de ce dernier, qui obtient un ordre de libération. Vers la fin, il n’était pas indifférent à l’intérêt théâtral de supposer notre héros déjà parti de Tolède pour faire place aux prétentions plus anciennes de son ami ; il convenait d’amener la jeune fille désespérée à s’en expliquer franchement, non pas en présence de tous les personnages, réunis en une scène dernière, comme chez Corneille, mais en tête-à-tête avec don Luis, lequel, vivement piqué d’honneur à son tour, se hâte de courir après son ami fugitif. Il le rejoint en poste, à moitié chemin entre Tolède et Madrid, et de là, comme il faut le ramener à sa dame avec toute l’autorité sévère d’un noble Castillan dont il a pu mettre en doute la grandeur d’âme (un Ribera y Guzman !), don Luis, en possession de la grâce officielle, se prévaut de son rôle pour lui enjoindre de le suivre, de retourner à sa prison à Tolède. Ces détails si attachants ne sont pas inutiles à connaître pour expliquer, sinon pour justifier, l’effet purement oratoire et subtil arrangé par Corneille, et que Voltaire traitait rigoureusement quand il disait[6] : « Ce refrain, Rentrez dans la prison dont vous vouliez sortir, est encore plus froid que le caractère de Philiste ; et cette petite finesse anéantit tout le mérite que pouvait avoir Philiste en se sacrifiant pour son ami. » Il est certain que l’artifice énigmatique des paroles n’est pas aussi contourné dans l’original, où d’ailleurs l’action, par plus de mouvement et de puissance, fait de cet artifice une véritable beauté.

Une habitude ordinaire dans ces fables espagnoles, c’est le soin que mettent les auteurs à les compléter, sans craindre de les compliquer. Deux ou trois mariages ne sont jamais trop à la fin de ces comédies[7]. Il faut donc marier don Fernando, frère de dona Leonarda ; pour cela est introduite une jeune Lisarda, un peu inconsidérée, qui a été cause du duel avec le querelleur don Pedro, mort au commencement de la pièce. Corneille n’avait point tort d’écarter cette figure légère et surabondante, ainsi que les petites complications qu’elle amène.

On lit au troisième acte de la comédie française[8] des stances qui ne sont point imitées de l’espagnol, mais dont l’idée a pu être suggérée par une émulation de luxe métrique, Lope ayant embelli sa pièce de trois sonnets et de quelques variétés de versification, où l’on distingue, à la troisième journée, deux tirades, très-bien faites, de récit et de complainte, en endechas, vers de cinq syllabes. Diverses parties de la diction de Corneille annoncent aussi beaucoup de soin, surtout les vers encore célèbres sur la sympathie[9], où, pour le dire en passant, se trouve une mention de l’Astrée de d’Urfé, correspondant de loin à la jolie scène espagnole où est mentionné le don Quichotte. Mais nous demeurons en peine de comprendre la supériorité que notre auteur attribue en général aux vers de la Suite sur ceux du Menteur[10], si ce jugement hasardé n’est pas un sophisme de consolation à l’usage du poëte, moins heureux au second essai qu’au premier. Toujours est-il que nous ne trouverions pas à citer ici de ces luttes brillantes de traduction et d’imitation comme celles qui se sont fait admirer dans la pièce précédente. Cela peut tenir en partie à la manière de Lope, plus glissante, d’un vol plus léger que celle d’Alarcon, et généralement moins adaptée aux allures de Corneille.


  1. Voyez plus haut l’Appendice du Menteur, p. 241 et 242.
  2. On trouve la même pièce dans la Biblioteca de autores españoles de Rivadeneyra, tome II des Comedias escogidas de Lope, Madrid, 1855, grand in-8o.
  3. Acte I, scène i, vers 70.
  4. À peine encore le nom, car il l’écrivait Lopez.
  5. Acte III, scènes iii et iv.
  6. Dans la dernière note de la pièce.
  7. Voyez ci-dessus, p. 388, note 1.
  8. Acte III, scène ii, p. 337 et 338.
  9. Acte IV, scène i, vers 1221 et suivants.
  10. Voyez ci-dessus, p. 279 et 285.