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La Suite du Menteur/Examen

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome IV (p. 285-286).


EXAMEN.


L’effet de celle-ci n’a pas été[1] si avantageux que celui de la précédente, bien qu’elle soit mieux écrite. L’original espagnol est de Lope de Végue sans contredit[2], et a ce défaut que ce n’est que le valet qui fait rire, au lieu qu’en l’autre les principaux agréments sont dans la bouche du maître. L’on a pu voir par les divers succès quelle différence il y a entre les railleries spirituelles d’un honnête homme de bonne humeur, et les bouffonneries froides d’un plaisant à gages. L’obscurité que fait en celle-ci le rapport à l’autre a pu contribuer quelque chose à sa disgrâce, y ayant beaucoup de choses qu’on ne peut entendre, si l’on n’a l’idée présente du Menteur. Elle a encore quelques défauts particuliers. Au second acte[3], Cléandre raconte à sa sœur la générosité de Dorante qu’on a vue au premier, contre la maxime qu’il ne faut jamais faire raconter ce que le spectateur a déjà vu. Le cinquième est trop sérieux pour une pièce si enjouée, et n’a rien de plaisant que la première scène entre un valet et une servante. Cela plaît si fort en Espagne, qu’ils font souvent parler bas les amants de condition, pour donner lieu à ces sortes de gens de s’entre-dire des badinages ; mais en France, ce n’est pas le goût de l’auditoire. Leur entretien est plus supportable au premier acte, cependant que Dorante écrit[4] ; car il ne faut jamais laisser le théâtre sans qu’on y agisse, et l’on n’y agit qu’en parlant. Ainsi Dorante qui écrit ne le remplit pas assez ; et toutes les fois que cela arrive, il faut fournir l’action par d’autres gens qui parlent. Le second débute par une adresse digne d’être remarquée, et dont on peut former cette règle, que quand on a quelque occasion de louer une lettre, un billet ou quelque autre pièce éloquente ou spirituelle, il ne faut jamais la faire voir, parce qu’alors c’est une propre louange que le poëte se donne à soi-même[5] ; et souvent le mérite de la chose répond si mal aux éloges qu’on en fait, que j’ai vu des stances présentées à une maîtresse, qu’elle vantoit d’une haute excellence, bien qu’elles fussent très médiocres, et cela devenoit ridicule. Mélisse loue ici la lettre que Dorante lui a écrite ; et comme elle ne la lit point, l’auditeur a lieu de croire qu’elle est aussi bien faite qu’elle le dit. Bien que d’abord cette pièce n’eût pas grande approbation, quatre ou cinq ans après la troupe du Marais la remit sur le théâtre avec un succès plus heureux ; mais aucune des troupes qui courent les provinces ne s’en est chargée. Le contraire est arrivé de Théodore, que les troupes de Paris n’y ont point rétablie depuis sa disgrâce, mais que celles des provinces y ont fait assez passablement réussir.


  1. Dans les éditions publiées du vivant de Corneille, cet examen suit celui du Menteur, qui finit par ces mots : « la comédie se termine avec pleine tranquillité de tous côtés. » Thomas Corneille, qui dans l’édition de 1692 a placé les examens après chaque pièce, a ainsi modifié la première phrase de celui-ci. « L’effet de cette pièce n’a pas été, etc. » Voyez tome I, p. 137, note 1.
  2. Voyez l’Appendice ; et ci-dessus, la Notice du Menteur, P. 119.
  3. Voyez acte II, scène ii.
  4. Voyez acte I, scène ii, vers 205 et suivants.
  5. Var. (édit. de 1660 et de 1663) : que le poëte se donne à lui-même.