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La Terreur en Macédoine/I/II

La bibliothèque libre.
Éditions Jules Tallandier (p. 21-32).

CHAPITRE II


Vaine résistance. — Prisonnière. — Tumulte. — Massacre des chevaux. — L’homme à la faux. — Étendard dans la boue. — Un héros. — Mort de trois apôtres. — Joannès ! — Poltrons devenus braves. — Terrible riposte. — Assiégeants et assiégés. — Deux plans. — Léopard messager.

Marko constate l’étrange disparition de Joannès… Il pousse un éclat de rire insultant et s’écrie :

« Il s’est enfui !… le lâche…

« Cela ne m’étonne pas !… un Slave !… c’est poltron comme un lièvre et plus criard qu’une corneille…

— Tu mens ! » riposte, indignée, Nikéa.

Il s’avance pour la saisir et l’entraîner. Son père se jette devant elle et tente vainement de la défendre. D’un terrible coup de poing à la tempe, le bandit le culbute. Le pauvre vieux, assommé, roule sur le sol.

Les apôtres s’esclaffent bruyamment.

« Bien cogné, chef !… un coup de maillet sur la tête d’un bœuf !… ma part de butin qu’il n’en reviendra pas !… si nous mettions le feu à sa culotte ? »

Pâle, échevelée, Nikéa saisit le kandjar passé à la ceinture de Marko, le brandit et s’écrie, menaçante :

« À présent, viens donc me prendre, si tu l’oses ! »

Elle est vraiment superbe d’indignation. Le misérable, qui l’admire ainsi intrépide et résolue, riposte en ricanant :

« Une héroïne !… oui, une héroïne !… elle sera la vraie femme de brigand. »

Se sentant perdue, n’espérant plus rien, préférant à la captivité, à l’outrage, la mort libératrice, elle attaque résolument. Elle lance à la figure de Marko un vigoureux coup de revers. L’Albanais recule. Oh ! d’un seul pas, et cette retraite n’est qu’une feinte. Rompu à toutes les luttes, prévoyant toutes les surprises, il est un trop rude jouteur pour succomber ainsi, d’emblée, surtout devant une femme.

D’un mouvement sec, il rompt les attaches de son grand manteau blanc et le jette, à la volée, sur Nikéa. Le lourd tissu de laine tombe sur la pointe du kandjar. Traversé comme une toile d’araignée, il emprisonne la jeune femme comme sous un filet.

Elle se débat et sanglote, vaincue :

« Lâche !… Lâche !… oh ! je te tuerai. »

Marko triomphant étend de nouveau les mains pour saisir la jeune femme. Ses lèvres se contractent sous un rictus d’ironie, ses yeux flamboient. Il éclate de son rire cinglant comme un coup de cravache et raille :

« Rien ne peut te sauver et tu es ma prisonnière.

« Et maintenant, crie, insulte, menace, mords…

« Je ne crains rien, ni de toi ni de personne au monde !

«… Et je t’apprivoiserai, comme j’ai dompté mon léopard ! »

Un tumulte épouvantable emplit soudain la cour et interrompt les rodomontades du gredin.

Il y a des fracas et des ruades furieuses qui se mêlent à des souffles époumonnés, rauques et grondants. Puis, de violents soubresauts, des coups sourds, des râles et ces clameurs angoissées, déchirantes, qu’exhalent, sur les champs de bataille, les chevaux à l’agonie.

Les bandits ne se trompent pas sur la nature de ces bruits, malgré leur violence et leur multiplicité. Ils se jettent en furie vers l’entrée unique donnant sur la cour et vocifèrent :

« Les chevaux !… les chevaux !… malheur sur qui touche aux chevaux ! »

Un groupe se presse à l’ouverture étroite, suffisante au passage d’un gredin armé en guerre, avec carabine en bandoulière et arsenal complet à la ceinture. Des épaules s’écrasent, des cous s’allongent, des têtes convulsées par une rage folle apparaissent.

Et quel concert de malédictions !

« Un massacre !… Fils de truie !… bourreau !… écorcheur !… je t’étranglerai avec tes boyaux !… je t’empalerai tout vif !… je te ferai bouillir dans l’huile !… »

Un spectacle inouï s’offre à leurs regards navrés. Tous les chevaux mutilés se débattent, le jarret tranché, dans une mare de sang. Tombés sur le côté, incapables de se relever, saignés à blanc, les nobles animaux s’ébrouent, hennissent, ruent de leurs moignons et agonisent, lamentables, pendant que les grands buffles noirs, affolés par la vue et l’odeur du sang, les frappent avec furie du pied et de la corne.

Pâle, tragique, sanglant, un homme se dresse au milieu de ce carnage qu’il symbolise en quelque sorte. Il brandit une faux rouge de la pointe au talon et contemple un moment l’affreuse boucherie qui est son œuvre.

Cet homme, c’est Joannès !

Son regard de flamme se relève, parcourt l’enceinte et se reporte sur ses amis, ses parents, les gens de cette noce interrompue si dramatiquement. Groupés devant un hangar, il les voit grelotter de terreur, n’osant ni avancer ni reculer, et comme figés sur place. Un lamentable troupeau humain paralysé par l’immonde peur et qui oscille, sans volonté, sans dignité.

L’un d’eux balbutie d’une voix éteinte, résumant leurs terreurs et leur passivité :

« Frère !… oh !… qu’as-tu fait… tu as déchaîné… le fléau… le pays sera mis à feu et à sang !… Frère !… les hommes de la montagne viendront en foule… nombreux… affamés et féroces comme des bandes de loups.

« Nos moissons… nos maisons… notre bétail… et nous-mêmes… nos familles… il ne restera rien… Frère !… tu nous as perdus !… Que Dieu nous protège… nous n’avons plus d’espoir qu’en sa pitié ! »

Lui voudrait leur infuser cette intrépidité qui bouillonne dans ses veines, les mener à la bataille, engager à leur tête la lutte ardente, sans merci, qui seule peut les sauver.

Sa terrible besogne l’absorbe. Elle emploie toute sa vigueur, toute son attention. Il n’a pas le temps de leur jeter un mot et ne peut que prêcher d’exemple, en sacrifiant sa vie.

Le voilà près de l’étendard. Le taugh redouté et outé et exécré, toujours debout, comme une menace et une insulte permanentes. Il le crosse d’un coup de pied, l’abat et le roule dans la fange. À ce moment, un premier bandit échappe à la cohue. Il se glisse à travers les membres et les torses tassés, et apparaît. Il voit l’outrage infligé à la bannière de son chef… le sacrilège à l’emblème séculaire. Il s’écrie d’une voix étranglée par la fureur.

« Paysan !… je vais te hacher tout vif ! »

Joannès lève sa terrible faux et riposte :

« Voleur ! je vais te saigner comme un pourceau ! »

Le bandit se présente un peu de biais, le col tendu, la tête penchée, pour mieux voir et s’élancer. Il n’a point le temps de faire un seul pas. Avec une adresse et une vigueur inouïes, Joannès prend juste le moment où il se ramasse pour bondir. La faux, manœuvrée par un bras d’athlète, s’abat de trois quarts, en sifflant, presque sur la nuque.

Il y a un cri… un grognement plutôt, qui s’accompagne d’un éclair rouge… puis un jet de sang gicle, énorme en une coulée de pourpre… et la tête roule à quatre pas du corps, qui tombe en avant, tout flasque.

« Après les chevaux, les hommes ! » crie de sa voix de métal Joannès.

Et les autres, toujours groupés sous le hangar, murmurent de leurs voix gémissantes :

« Il a osé !… oh !… il a osé tuer un de ceux à Marko. »

Un deuxième bandit se présente. La mort de son camarade l’exaspère, mais aussi l’épouvante. Oh ! les temps sont changés ! Quoi !… ces paysans se défendent… ces moutons deviennent enragés. Il hésite une ésite une seconde, barre l’entrée, puis allonge vivement les bras pour jeter sa carabine à l’épaule.

Joannès lève de nouveau sa faux.

Dans l’intérieur, on entend les cris étouffés de Nikéa qui se débat sous le manteau dont les plis l’emprisonnent.

« Père !… à moi !… Joannès !… au secours !… Dieu tout-puissant… ne m’abandonnez pas… aux mains de ce brigand… à moi !… mon père… à moi ! mon époux…

« Oh ! je meurs… je meurs… Joannès !… »

Le vieillard reprend lentement connaissance. Il essaye de se relever, glisse, retombe et se cramponne désespérément aux jambes de Marko. Criblé de coups de pied par le bandit qui veut se dégager, le pauvre vieux use ses dernières forces et ne veut pas lâcher prise. Il balbutie d’une voix bredouillante qui s’indigne :

« Il vaut mieux mourir… Ah ! si j’étais jeune… si je pouvais tenir une arme… Le ciel ne nous enverra donc pas un vengeur !… Nous avons été lâches !… lâches !… lâches !… Mais défendez-vous donc, vous les jeunes !… »

Pendant ce temps, les apôtres furieux, ivres, désemparés vocifèrent, s’agitent, ne sachant plus où porter leurs coups.

Ah ! si les autres voulaient et savaient mettre à profit ce moment, de désarroi ! Moment bien court, d’ailleurs, et qui ne dure pas plus d’une minute.

Pour la seconde fois, la faux de Joannès retombe, avec son effroyable bruit de couperet. L’homme qui brandit la carabine pousse un hurlement de bête suppliciée. Sa main droite qui étreint l’arme à la couche est tranchée net, au ras du poignet. Du même coup son épaule gauche est entamée jusqu’à l’os.

Malheureusement, la lame de la faux porte aussi sur le canon d’acier. Le choc est si rude qu’elle vole en éclats, pendant que le bandit pousse des hurlements affreux en agitant ses membres mutilés.

Pour un moment désarmé, Joannès laisse tomber le manche inutile et ramasse la carabine chargée, prêt à faire feu.

Ce mépris de la mort, cette intrépidité commencent à impressionner vivement les paysans. Un seul homme a osé attaquer les apôtres de Marko… ces rapaces formidables auxquels jusqu’à présent rien n’a su résister ! Cet homme vient d’en massacrer deux, et c’est un des leurs !… un Slave comme, eux !

Et Joannès, qui devine leurs pensées, qui sent leurs âmes s’ouvrir à la vaillance, leur crie de sa voix claironnante :

« Défendez-vous !… défendez vos femmes, vos filles… défendez vos demeures… En avant !… mes amis, en avant !

— Il a raison ! répond une voix… c’est bien ce qu’il dit, et c’est beau ce qu’il fait. »

Un homme se détache du groupe apeuré. Il hésite encore. Un regard de Joannès l’enhardit, un mot le décide :

« Courage, Michel !… courage… viens !… nous serons les sauveurs… c’est le devoir ! »

En même temps, et avec une vitesse foudroyante, il fait feu sur le troisième assaillant. Frappé en pleine poitrine, l’Albanais s’abat, tué tout raide, sur le coup.

« Voyez !… mais voyez donc comme c’est facile ! cile ! hurle Joannès enthousiasmé. Les douze apôtres… l’effroi du pays, ne sont plus que neuf !… Armez-vous !… mes frères, armez-vous, en avant ! et mort aux Albanais ! »

Il jette sa carabine vide. Michel la rattrape au vol et lui passe celle de l’homme décapité.

Cinq ou six canons bronzés s’allongent, en faisceau, par l’ouverture, prêts à cracher les balles. Joannès, aussi avisé que brave, sent qu’il va être canardé. Il s’écrie :

« Ouvre l’œil, Michel, et fais comme moi.

— Ça va bien ! » dit Michel, un gros père tranquille trapu et solide, qui pour ses débuts est superbe.

D’un bond, Joannès se jette derrière le corps d’un cheval, s’aplatit, se tasse, arrive à se rendre invisible et attend. Michel s’abrite comme lui, fouille les cartouchières et lui passe les munitions. Brusquement, les autres s’enhardissent. La contagion de cette intrépidité les gagne. Et puis, ils finissent par comprendre que cette passivité de bêtes à l’abattoir sera leur perte irrémédiable. L’un d’eux résume brièvement leur pensée :

« Puisque nous sommes condamnés… puisque rien ne peut plus nous sauver… mourir pour mourir… eh bien ! mieux vaut périr en luttant »

Un autre ajoute, rageant à froid :

« Ah ! pourquoi avons-nous attendu si longtemps !… »

Et tous crient à pleine poitrine :

« Vive Joannès !… et en avant !… à mort les brigands !… à mort !…

C’est une véritable clameur de vengeance, au souvenir des tyrannies passées, des tortures endurées depuis si longtemps. C’est aussi une clameur de revanche, d’espoir et de délivrance !

Ils empoignent au hasard les fourches et les faux. Ceux qui n’en trouvent pas s’arment de pioches, de bâtons ! Pour un instant Joannès doit les contenir, sous peine de les faire massacrer par les armes à tir rapide. Et puis, il y a les femmes et les jeunes filles enfermées la plupart avec les bandits.

Après un premier moment d’une fureur épouvantable, Marko s’est ressaisi. Il envisage froidement la position et la juge grave.

D’abord, la perte des chevaux est pire qu’un échec, c’est pour le moment un véritable désastre. Elle lui enlève cette mobilité qui fait sa plus grande force. En outre il vient de perdre trois hommes ! Enfin, chose plus grave encore : pour la première fois depuis des temps immémoriaux, les paysans, ces humbles vassaux des hommes de la montagne, ces malheureux serfs taillables à merci, se permettent de résister.

C’est là un fait stupéfiant qui porte une sérieuse atteinte au prestige de ces Albanais indomptés que les Turcs n’ont jamais pu entamer. Pour une fois il est pris au dépourvu. Mais, aussi, qui diable eût songé à cela ! Très calme en apparence, il n’en éprouve pas moins une colère terrible et médite d’épouvantables représailles.

À la rigueur, il pourrait se tirer de ce mauvais pas. Il suffirait de se précipiter en masse sur les assaillants, et de faire une trouée au milieu d’eux. Mais ce serait la fuite, la mort du prestige, la fin de cette crainte séculaire qui fait des paysans la chose des hommes de la montagne. Donc, il faut que Marko parte vainqueur, bannière flottante, et en laissant derrière lui un exemple dont le pays se souvienne un demi-siècle.

Il faut donc attendre, se tenir sur la défensive et repousser, s’il y a lieu, L’assaut. Et puis, rira bien qui rira le dernier !

Marko a son plan. Un diabolique sourire contracte sa figure pendant qu’il dit à ses hommes :

« Nous allons subir un siège ! et la chose ne sera pas banale. Mais, soyez tranquilles, camarades… les morts seront vengés… oh ! terriblement, et nous serons toujours les rois de la montagne, les maîtres de la plaine. »

Aveuglés par la colère, aussi téméraires qu’ils ont été pusillanimes, les paysans se ruent contre la maison. Ils poussent des cris de fureur et brandissent leur armes primitives.

« À mort les Albanais !… à mort les voleurs !… à mort les assassins !… vengeance !… vengeance !… à mort !

— Feu ! » commande Marko en épaulant son martini.

Dix coups de carabine éclatent. Une fumée intense emplit la salle. Les bandits ont tiré de l’intérieur pour ne pas se découvrir. Les femmes affolées gémissent et sanglotent. Dans la cour où l’ouragan de plomb a passé, des corps s’abattent, culbutés en plein élan.

Qui le croirait ? Loin de briser la fougue des assaillants, cette foudroyante riposte ne fait que les exciter. « Le sang appelle le sang ! » hurle Michel jusqu’alors impassible et froid comme un homme de pierre.

Ils vont se faire massacrer follement, sans profit pour la cause sacrée qu’ils défendent. Il faut, pour les arrêter, tout le sang-froid de Joannès et toute la confiance qu’il inspire.

Il les entraîne vers le hangar, où les balles ne peuvent les atteindre, et, là leur parle rapidement à voix basse. Il a également un plan qu’il expose en quelques mots très clairs, et ses paroles sont acclamées.

« Oui ! tu as raison, Joannès !… tu es le chef !… commande… nous t’obéirons jusqu’à la mort !

— Le temps presse, mes amis… hardi !… à l’ouvrage !… hardi !… ouvrons le conduit par le puits… le travail sera plus facile… À moi de donner le premier coup de pioche.

— Non ! pas toi !… interrompit Michel.

« Tu es la pensée qui dirige… tu dois veiller… donner des ordres… À nous la tâche !

— Bien rude, cette tâche !…

— Bast ! douze ou quinze heures… et ce sera la délivrance de nos filles et de nos compagnes… le châtiment des bandits… et l’affranchissement du pays.

— Bien parlé, Michel, et à l’ouvrage ! »

Pendant ce temps, Marko prépare, lui aussi, l’exécution de son projet. Étrange et de tous points original, ce projet.

Il retire son tarbouch, sa coiffure turque, en feutre écarlate et l’aplatit sur la table. Cela fait, il arrache le poignard qui cloue à une des planches l’oreille du pauvre Grégorio. Avec la lame qui coupe comme un rasoir, il incise une bande circulaire, et large d’environ deux doigts. Il possède ainsi une sorte de collier un peu élastique et très résistant.

Il remet sur sa chevelure fauve la calotte ainsi diminuée d’un dixième et appelle :

« Hadj ! »

Le léopard, qui somnole, repu, les yeux mi-clos, au milieu de la bagarre, entend son nom, proféré comme un sifflement guttural de serpent en fureur. Il s’étire, s’approche et pose sa tête énorme sur les genoux de son maître. Marko lui gratte la nuque, en signe de caresse, et doucement lui passe au col cette singulière cravate. Puis, de sa voix éclatante, il lui crie ce mot :

« Mathisévo !… Mathisévo !… tu entends bien : Mathisévo ! »

Comme s’il comprenait la signification de ces quatre syllabes articulées et scandées par son maître, le léopard rugit, agite sa queue et piétine sur place. Marko lui indique du doigt la fenêtre et répète une dernière fois : « Mathisévo !… »

Puis il pousse un coup de sifflet strident suivi d’un clapement de langue. Le lucerdal se ramasse sur ses jarrets, puis d’un seul bond s’élance jusqu’au milieu de la cour. D’un second élan il franchit l’amas navrant formé par les cadavres de chevaux…

Un coup de carabine retentit, accompagné d’un grognement. C’est Joannès qui a fait feu. Le léopard bondit une troisième fois et disparaît.

Alors, Marko sourit avec son ironie cruelle, darde autour de lui le regard terrible de ses yeux gris et dit lentement :

« Ce rustre l’a manqué !

« Dans douze ou quinze heures, ils seront ici !… et alors, j’aurai ma revanche…

« Une revanche que je veux atroce ! »