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La Terreur en Macédoine/II/VII

La bibliothèque libre.
Éditions Jules Tallandier (p. 219-233).

CHAPITRE VII


Après la délivrance. — La sépulture. — Dernier adieu à un brave. — La retraite. — L’arrière-garde. — Au milieu des coups de feu. — La voix douloureuse. — Réunis. — Le pont et la forteresse. — L’attaque. — Dans la redoute. — Cartouches avariées. — Désastre. — Lutte impossible. — Suprême dévouement du pope Athanase. — Dans l’abîme.

Voici, en quelques mots, ce qui s’est passé depuis la délivrance de Joannès et des siens.

L’arrivée d’Athanase et des patriotes à Koumanova produit sur les massacreurs l’effet d’un coup de foudre. Gendarmes et sopadjis s’enfuient épouvantés. La maison croulante est dégagée, ses abords sont libres.

Marko, de son côté, avait, comme on le sait, pris la fuite lors du massacre des artilleurs.

Pour tous ces bandits, c’était une défaite, et d’autant plus cruelle pour eux qu’elle était imprévue.

Mais les patriotes ne s’endorment pas sur ces lauriers dont ils apprécient d’ailleurs la fragilité. Hommes d’action avant tout, ils se hissent à grand’peine sur le monceau de débris, saisissent les femmes et l’enfant, les descendent et crient aux hommes :

« Êtes-vous blessés ?… Faut-il vous aider ?

— Non, merci… Grâce à Dieu, grâce à votre dévouement, nous sommes sains et saufs. »

Joannès, Michel et Panitza se laissent glisser sur les décombres. Les deux groupes se rejoignent. On échange une rude étreinte… quelques mots entrecoupés, empreints d’une gratitude infinie.

Cependant Soliman cherche des yeux son camarade. Devinant sa pensée, Joannès dit tristement :

« Le pauvre Mourad est mort !

— Oui… mort pour nous ! ajoute Nikéa les yeux pleins de larmes.

— C’était écrit ! répond Soliman un peu pâle.

« Et tes pleurs, ô femme ! sont pour sa mémoire la plus douce et la plus belle des récompenses. »

Nikéa reprend, affermissant sa voix et dominant son émotion :

« Frères ! nous ne laisserons pas ici la dépouille de cet ami qui fut si intrépide et si dévoué.

— Nous lui donnerons la sépulture, répond Athanase.

« Mais partons !… partons vite !… et emportons le cadavre de ce brave ! »

Le pauvre corps affreusement mutilé est enveloppé dans une couverture et confié aux plus robustes parmi les partisans. La troupe sort en toute hâte de Koumanova, sans que les massacreurs épouvantés aient osé tirer un coup de feu ni même pousser un cri.

« En avant ! » commanda le pope Athanase.

La route de l’Est se trouve devant eux. Ils s’y engagent et parcourent vivement un kilomètre.

Tout est calme sur la route encaissée de rochers et d’éboulis.

« Ne pourrions-nous pas nous arrêter ici et confier à la terre le corps de notre vaillant ami ? »

Oui ! c’est l’avis de tous. On cherche un emplacement.

À mi-côte, près d’un maigre bouquet de chênes et de châtaigniers, se trouve une faille profonde. On y descend le cadavre de Mourad, et on le recouvre de lourdes pierres en forme de tumulus.

Tous les assistants, émus jusqu’aux larmes, se découvrent et mettent un genou en terre. Et Joannès, résumant d’un mot la pensée de chacun, dit d’une voix étouffée par les sanglots :

« Adieu, Mourad… adieu, ami !

« Tu n’étais pas de notre foi… mais l’affection te fit notre frère et le dévouement est un baptême…

« Que notre Dieu te reçoive en sa miséricorde ! »

Et Nikéa ajoute :

« Adieu, frère ! ton souvenir vivra à jamais dans nos cœurs ! »

Et Soliman, la gorge serrée, les yeux humides, murmure :

« Adieu ! cher compagnon d’armes… tu as été fidèle jusqu’à la mort… je le serai aussi envers ces chrétiens qui combattent pour leur liberté ! »

Les patriotes se relèvent. Les minutes sont comptées, même celles consacrées au devoir.

« Qu’allons-nous faire ? demande le pope Athanase de cette voix brève de vrai meneur d’hommes.

— Continuer la lutte à peine commencée, répond Joannès. Prêcher la guerre sainte… et nous ravitailler en armes et en munitions.

— Bien dit !

« Mais nous allons être poursuivis à outrance, avec furie… ne serait-il pas prudent de nous rapprocher de la frontière bulgare ?

— Oui ! Là nous serons en sûreté dans notre petite forteresse de Nivia…

« De là, nous pourrons rayonner sur la partie orientale de notre chère Macédoine, pousser quelques pointes audacieuses jusqu’au chemin de fer, inquiéter l’ennemi, le harceler pendant l’hiver qui approche…

— Bien, cela ! Nous avons des provisions, dix mille cartouches… et entre temps nous nous procurerons des produits chimiques pour fabriquer des bombes.

— Eh bien ! en avant, et surtout, du nerf… car je me trompe fort, ou nous aurons avant peu dès nouvelles de ce brigand de Marko. »

Il ne croyait pas si bien dire.

Les voilà donc partis sur cette route montagneuse, défoncée sur les parties planes par les roues des lourds chariots bulgares et semée de pierres croulantes aux montées qui deviennent de plus en plus rapides.

Les escarpements se succèdent. La marche est horriblement fatigante et difficile. Néanmoins on avance, grâce à un effort permanent de volonté.

Prudemment la retraite est coupée de haltes fréquentes. Il faut souffler, reposer les muscles, faire provision de vigueur. Fraternellement, les gens de Mokrès et de Starchin apportent des provisions de bouche. On mange à la hâte, sur le pouce, un morceau et l’on repart.

Les rudes montagnards supportent vaillamment cette course de longue haleine. Mais les deux femmes commencent à courber la tête et à traîner la jambe.

Pas une plainte ! pas un soupir ! une énergie de fer qui dompte la souffrance et infuse à l’organisme une ardeur exaspérée. Cela dure des heures, et la courbature survient.

Le pope Athanase porte l’enfant. Il dodeline la mignonne créature qui se cramponne à son cou, fourrage à poignée dans sa barbe et somnole au rythme cadencé de la marche infatigable du bon athlète.

Hélène, épuisée, n’en peut plus.

« Prends mon bras ! lui dit doucement Michel.

— Mais tu es toi-même fatigué, répond la jeune fille.

— Tu plaisantes !… allons, prends vite… je serai si heureux de pouvoir t’aider. »

Déjà Nikéa s’est appuyée sur l’épaule de Joannès.

« Halte ! » commande le pope.

Par un prodige d’endurance et de volonté, on atteint Mousdividje. La route monte toujours. On aperçoit dans le lointain d’épaisses colonnes de fumée. Mokrès et Starchin sont en feu !

« Oh, les bandits ! gronde Joannès… je les sens acharnés à notre poursuite, comme des loups !

— Oui, répond le pope, il y a du Marko là-dessous.

« Toujours l’incendie et le massacre !… Oh ! la revanche !…

Exaspérés, les patriotes brandissent leurs armes et poussent des cris de fureur. Il en est qui proposent de retourner en arrière, d’attaquer coûte que coûte, même au péril de leur vie. Mais ce serait folie. Ils n’ont plus que dix cartouches par fusil !…

« En retraite !… en retraite ! » crie Joannès en montrant les escarpements qui conduisent à la frontière.

La marche continue, de plus en plus douloureuse. Les malheureux fugitifs ne font que traverser Egri-Palanka. Hélène et Nikéa, les pieds en sang, peuvent à peine se traîner. Les patriotes veulent les porter.

« Non ! non !… nous marcherons… nous voulons marcher… comme des hommes… comme des soldats !

« Allons ! encore un effort. Ce n’est pas le courage qui manque… c’est le temps qui va faire défaut.

— En avant !… en avant !… »

La frontière se rapproche… quelques kilomètres encore, et c’est la vie assurée, c’est le salut !

Malédiction ! sur ce chemin affreux, on entend le bruit lointain d’un galop furieux, puis des clameurs sauvages s’accompagnant d’un fracas de métal.

Ce bruit s’approche, grandit, s’amplifie à tous les échos de la montagne.

Les cavaliers de Marko ! Les terribles Kourdes qui arrivent à toute bride, suivis, à faible distance, par la troupe hurlante des fantassins d’élite.

Dans quelques minutes ils vont rejoindre les fugitifs !

Un sentier de chèvres débouche sur la route, à droite. Joannès le montre du doigt et dit à Athanase :

« Pope, tu connais ce chemin de casse-cou qui mène à Nivia… notre suprême refuge…

« Prends le commandement et conduis nos frères là-haut… Je te confie Nikéa, ma femme, et Hélène, notre sœur…

— Mais toi, frère ?… que fais-tu ?

— Je reste avec les quinze meilleurs tireurs… nous assurons votre marche… nous soutenons la retraite, et nous vous rejoignons pas à pas…

— Pourtant, je serais bien utile, avec toi… dit le pope avec un accent de regret.

— Toi seul connais le sentier… va !… il le faut… je le veux ! au nom de la Patrie… au nom de la Liberté ! »

Quinze hommes désignés par le jeune chef se détachent, reçoivent des autres leurs dernières cartouches, et s’embusquent à l’amorce du sentier.

D’un regard où elle met toute son âme, Nikéa envoie un adieu muet à l’intrépide partisan, et le gros de la tempête disparaît dans un fouillis affreux qui semble impraticable à des humains.

Il est temps ! un peloton de cavaliers débouche. Joannès défend de tirer, croyant qu’ils vont passer sans se douter de rien.

L’un d’eux voit luire derrière un roc le canon d’un fusil, le montre à ses compagnons et arrête son cheval qui plie sur les jarrets, à se renverser.

Se voyant découvert, Joannès n’hésite plus. Il commande à demi-voix :

« Visez chacun votre homme… attention… Feu ! »

Quinze coups de martini éclatent comme un tonnerre et roulent, en grondant, à travers les monts et les ravins.

Il y a un moment de confusion inexprimable parmi les cavaliers. Des hommes tombent, des chevaux partent affolés, des hurlement de rage accompagnent des cris d’agonie.

« En retraite ! » commande Joannès en rechargeant son arme.

Courbés, rampant, se défilant derrière les moindres accidents de terrain, les patriotes s’engagent dans le sentier.

Surpris, mais non effrayés, intrépides comme ceux qu’ils poursuivent, les cavaliers mettent pied à terre. Ils saisissent leurs carabines et répondent au feu des patriotes. Riposte sans danger, car ils tirent au hasard, dans la direction des fumées de la poudre.

Mais les fantassins arrivent à leur tour et résolument s’engagent dans le sentier. Ils ne commettent pas l’imprudence de se grouper. Ils s’éparpillent et, prenant le tactique de leurs adversaires, avancent en utilisant avec une habileté singulière ce terrain si propice aux embuscades.

Lentement, pas à pas, les hommes de Joannès se retirent. C’est alors, entre les deux troupes, un assaut de ruse, de vigueur et d’adresse. De temps en temps résonne un coup de feu. Un sifflement déchire l’air si pur de ces hauteurs. Une tête ou une épaule imprudemment découverte se rentre derrière l’abri…

En même temps, l’assaillant riposte, au jugé, sur la fumée. Dix coups pour un ! Quelquefois un cri de douleur, un gémissement, une imprécation succèdent au fracas de la poudre. Un corps s’écroule, glisse et roule, tout flasque, de crête en crête, vertigineusement, sur la pente abrupte.

On gagne de part et d’autre quelques pas. Néanmoins, les sacripants de Marko, tenus en respect par les patriotes, n’avancent que lentement. Malheureusement ces derniers subissent des pertes cruelles. Trois ont déjà succombé. Deux sont blessés, légèrement il est vrai, mais il est à craindre que la perte de sang ne les épuise bientôt.

La lutte continue, implacable, au milieu de ces escarpements où le moindre faux pas amènerait une chute effroyable !

Méthodiquement, avec une adresse et un sang-froid superbes, la retraite continue. La grande route de la frontière est depuis longtemps masquée par les montagnes. Les assaillants reçoivent à chaque instant de nouveaux renforts.

Leur supériorité numérique devient écrasante. Mais, du moins, les patriotes ont sur eux l’immense avantage de connaître chaque repli de terrain, chaque anfractuosité.

Ils vont !… ils vont toujours, impassibles sous la grêle de balles, et peu à peu se rapprochent du refuge mystérieux créé par leur prévoyance.

Cette lutte poignante dure depuis près de deux heures !

Sanglants, épuisés, noirs de poudre, ces braves ont fait l’impossible et réussi à retarder la marche des bandits.

Le sentier monte toujours et contourne un dernier pic. Brusquement il oblique à droite et surplombe un précipice effroyable. Au fond mugit le Kriva qui se brise aux rocs à 700 mètres de profondeur.

« En avant ! mes amis, en avant ! » crie Joannès, d’une voix qui domine le fracas de l’abîme.

Encore deux cents mètres. Le précipice bientôt se resserre et forme une coupure large de vingt-cinq mètres, aux bords taillés à pic.

Au-dessus de ces deux murs de granit est jeté un pont grossier formé de trois sapins énormes qui relient les deux rives.

Du côté opposé, une petite redoute formée de rochers superposés défend ce pont et intercepte la vue.

Un hurlement de joie échappe aux patriotes. Derrière la redoute, une clameur d’allégresse leur répond. En même temps le corps athlétique du pope Athanase surgit des rocs amoncelés et se profile sur le bleu intense du firmament.

« Vive la Macédoine ! crie le prêtre.

— Vive la Liberté ! » crient les patriotes.

Ils s’engagent sur le pont qui vacille. Les valides portent les armes des blessés, pendant que ces derniers se traînent à quatre pattes, pour ne pas rouler dans les profondeurs vertigineuses du précipice.

Les voilà enfin en sûreté ! Dans la redoute, une vingtaine d’hommes veillent, le canon du fusil passé dans les meurtrières.

« Sauvés ! dit le pope en serrant les mains de Joannès.

— Des morts, hélas !… répond tristement le jeune homme.

— C’est la guerre sainte !… Dieu ait leur âme. »

En arrière de la redoute s’étend une sorte d’esplanade gazonnée circonscrite de tous côtés par des rochers à pic. Une étrangeté de la nature qui a mis là ce riant vallon au milieu du chaos de granit. On n’y peut accéder que par le pont jeté sur ce précipice absolument infranchissable, car les murailles forment un véritable entonnoir de cinquante mètres de hauteur, aux parois aussi lisses que du marbre.

Deux grottes immenses, dont l’entrée se découpe en ogive naturelle, viennent s’ouvrir au fond de ce minuscule vallon qui mesure bien, en tout, deux cents métrés de diamètre. Des lumières brillent au fond de ces grottes qui s’allongent sous la masse des montagnes, au point culminant séparant la Macédoine de la Bulgarie. Elles doivent s’étendre fort loin vers la frontière, car elles suivent cette direction orientale où se trouve, on le sait, la principauté.

Là, du moins, après mille fatigues et mille dangers, les patriotes vont trouver un asile absolument inviolable.

Ils pourront résister à une armée pendant des mois entiers. À la condition, toutefois, qu’ils auront un approvisionnement de vivres et d’eau, avec des munitions en quantité suffisante pour défendre leur pont.

Ce pont, en effet, est leur unique moyen de communication avec le monde extérieur. Et il ne semble pas y avoir de matériaux pour en construire un autre, s’il venait à être détruit.

Le crépuscule tombe au moment où l’arrière-garde s’arrête devant les grottes.

« Ils arrivent !… les voici !… crient des voix enthousiastes. Salut à nos braves amis !… et vive Joannès ! »

Tous les patriotes accourent et font une ovation chaleureuse à ceux qu’ils n’espéraient plus revoir.

Mais des imprécations mêlées à des coups de feu interrompent soudain ces fraternels épanchements.

De la redoute partent des cris d’alarme que couvrent les détonations assourdissantes des martinis.

« Alerte !… c’est l’ennemi… alerte !… »

Malgré l’heure avancée, malgré la terrible fatigue qui doit les écraser aussi, les Turcs, sans hésiter, brusquent l’attaquent. On les voit s’avancer, en rampant, sur le pont, pendant que leurs camarades, embusqués à droite et à gauche, font un feu d’enfer pour protéger leur audacieux coup de main.

Le pope et Joannès arrivent des premiers.

« Par le Dieu vivant ! gronde Athanase, il faut exterminer ces mécréants jusqu’au dernier. »

Ils se jettent dans la redoute sur laquelle s’aplatissent les balles et ripostent coup pour coup.

Malheureusement, les ombres de la nuit vont s’épaississant, c’est à peine si l’on distingue ces corps rampants qui se confondent avec le tronc rugueux des sapins.

« Feu ! mes amis !… Feu ! crie Joannès, et criblez le pont. »

Tirées à bout portant, les balles font un ravage affreux. À la lueur des éclairs de la poudre, on voit dégringoler lourdement, dans l’abîme qui les dévore, les bandits foudroyés.

Mais il en revient d’autres qui, avec une intrépidité digne d’une meilleure cause, envahissent le pont.

« Feu !… crie encore Joannès… Feu sans relâche !…

« Apportez les cartouches de réserve !

— J’ai prévu ton ordre, répond derrière lui une voix amie, celle du brave Michel.

« J’apporte avec Panitza une caisse de munitions.

« Ah ! bravo… nous en avons une douzaine, n’est-ce pas ?

— Oui ! et chacune renferme un millier de cartouches. »

On fait sauter le couvercle. À la lueur d’un falot que vient d’allumer Panitza, on aperçoit les douilles de cuivre empaquetées soigneusement dix par dix.

Les patriotes puisent à pleines mains dans la caisse aussitôt vide, et Joannès ajoute :

« Tirez !… tirez sans relâche !… envoyez les balles en grêle !…

« L’attaque va être broyée… oui, broyée… anéantie !

«… Michel ! une autre caisse !… »

Pendant ce temps, il a chargé son fusil. Passer le canon par une meurtrière et faire feu sans même viser est l’affaire de trois secondes.

Il n’entend pas la détonation et ne sent pas à l’épaule ce recul violent bien connu des tireurs.

« Ratée ! » dit-il tout colère.

Vivement, il fait sauter la mauvaise cartouche, la remplace par une autre, épaule et tire.

Il perçoit distinctement le choc du percuteur sur l’amorce de la cartouche… tac ! et frémit jusqu’aux moelles.

« Ratée encore ! »

En même temps le feu, très violent, se ralentit. À mesure que sont brûlées les anciennes cartouches, les détonations se font de plus en plus rares.

Des cris de stupeur et de colère s’élèvent et se croisent.

« Mille tonnerres ! toutes ces cartouches ratent… Malédiction ! nous sommes désarmés !… ratée encore… oh ! c’est à devenir fou !…

« Sang Dieu ! l’ennemi qui arrive ! »

Au milieu de ces imprécations, on entend les percuteurs claquer sur la base des cartouches… tac !… tac !… tac !… tac !…

Pas une détonation… plus rien qu’un silence fait de consternation et de rage. Les martinis, si meurtriers, ne sont plus que d’inoffensifs tubes de fer !

« Baïonnette au canon ! » rugit, exaspéré, Joannès.

Stupéfaits et ravis, bien que flairant peut-être un piège, les Turcs poussent des hurlements sauvages et s’avancent, en rangs compacts sur le pont qui oscille, fléchit, mais tient bon.

Côte à côte avec Joannès, le pope se trouve en tête des patriotes qui bondissent hors de la redoute.

Déjà les Turcs ont franchi le pont. On les voit, dans la pénombre, s’allonger, courbés, la baïonnette en avant, pendant que, en arrière, de droite et de gauche, leurs camarades font un feu nourri.

Protégés par ce feu croisé, les premiers débouchent sur le bord de la muraille de granit où s’appuient les trois sapins.

Décimés par les balles tirés à 50 mètres, les patriotes tombent foudroyés. Un désastre épouvantable menace la petite troupe. La citadelle de la révolution naissante va être envahie.

La liberté d’un peuple, cette liberté à peine entrevue, va donc être anéantie !

« C’est ici que je dois périr ! crie de sa voix éclatante le pope Athanase.

« Jetez le pont au fond du précipice !… hardi !… camarades, hardi ! je vais les arrêter… »

Il empoigne son fusil par le canon et fait un moulinet terrible. En un clin d’œil, les Turcs s’abattent autour de lui comme fauchés. L’espace un moment se trouve déblayé. Il y a une brèche dans la muraille humaine.

L’héroïque pope arrive à l’extrémité de la passerelle et, pour un instant, barre le passage à la troupe des assaillants.

Et de nouveau sa voix retentit, formidable :

« Attaquez le pont… derrière moi !… hardi !… et culbutez-moi tout ça dans l’abîme.

— Athanase ! je te le défends… crie Joannès qui comprend alors le sublime et terrible projet de son ami.

— Et moi, je veux vous sauver… vous sauver tous ! »

De nouveau, les Turcs se ruent sur l’arête qui borde la redoute. Le pope voit une demi-douzaine de baïonnettes lui arriver au corps. Il saisit à brassée les fusils, et d’un effort irrésistible les réunit en faisceau.

Horreur ! les pointes d’acier s’enfoncent dans sa poitrine !

Il reste debout, formidable encore et ferme comme un roc, arrêtant tout net la ruée des brigands.

Un soupir, un mugissement plutôt s’échappe de cette poitrine mutilée. La voix toute rauque éclate en syllabes hachées :

« Le pont !… en bas !… dépêchez-vous !… pendant… que… je meurs !… »

Oui, ce sublime sacrifice du pope est l’unique moyen de salut. Les cœurs battent, les yeux se mouillent, les mains se crispent sur l’arme inutile… chacun a senti qu’il faut utiliser cette mortelle et suprême ressource !

… Joannès, Michel, Panitza et d’autres parmi les plus vigoureux saisissent les troncs de sapin. Des canons de fusil sont fourrés à force, par dessous, en guise de leviers…

Le pont soulevé tremble… se déplace de côté… lentement il glisse sur le roc… un dernier effort !…

Tout vibre, tout tremble et se désarticule… Un cri d’horreur échappe aux Turcs massés sur la passerelle qu’ils sentent s’abîmer… et dans l’obscurité grandissante, au milieu des coups de feu qui surgissent en éclairs rouges, tout s’effondre dans le précipice !