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La Terreur en Macédoine/III/II

La bibliothèque libre.
Éditions Jules Tallandier (p. 297-309).

CHAPITRE II


L’ennemi arrive. — Sommation. — Porte close. — Entrée libre. —Invasion. — Par la fenêtre. — Joannès !… Nikéa !… — Terrible riposte. — Les bombes. — Massacre. — Dernière dépêche. — Marko le Brigand. — Préparatifs. — Incendie de l’usine. — Une bande. — En avant !

Au cri poussé par Andréino : « Les Turcs ! » Timoche et Rislog ne sourcillent pas. Endurcis contre toutes les émotions, préparés à toutes les surprises, ils se regardent froidement, et Timoche répond :

« Sont-ils loin ?

— Environ quinze cents mètres.

— Bien ! cela nous fait près de vingt minutes.

« Et nombreux ?

— Une trentaine.

— Pas plus ?… en voilà une chance !

— S’ils font la bêtise d’entrer ici, il faut que pas un seul n’en sorte vivant.

— Hélas ! oui… dit Rislog.

— Pourquoi : Hélas ?…

— Parce que leur mort, que je veux aussi, va être l’anéantissement de notre pauvre distillerie.

« Avec ses doubles fonds, ses cachettes, ses souterrains, elle est comme la citadelle avancée de notre révolution.

— Je partage tes regrets. Mais à la guerre il faut savoir faire de cruels sacrifices…

« Ensuite, nous ne devons pas oublier les termes de la dépêche de Marko au colonel Ali : « L’usine est suspecte… » Les Turcs voudront s’en emparer… y établir garnison… alors, tout serait perdu… nos armes, nos munitions, nos bombes, la provision de dynamite.

— Tu as raison !… de tout point raison.

— Alors, j’y vais ! s’écrie avec une sorte de joie gamine Andréino.

— Où cela ?

— Faire toilette et me débarbouiller !

« C’est la bataille !… je puis être tué… du moins, je veux être propre.

— J’y vais aussi, renchérit Timoche.

« Ces haillons et cette crasse me pèsent… des centaines de livres.

— Faut-il prévenir les frères ? demande Rislog.

— Inutile ! nous ferons la besogne à nous trois.

« Allons !… vite à la toilette… dix minutes…

— Parfait ! Moi, pendant ce temps, je continue ma correspondance avec Marko. »

Et ces étranges combattants, qui parlent avec tant de désinvolture d’anéantir une trentaine d’ennemis, quittent le télégraphe clandestin et vont s’enfermer au premier étage.

Vingt minutes s’écoulent. Dans l’usine, le travail continue, obstiné, indifférent aussi.

Des coups sourds ébranlent la porte massive. Au dehors, on entend des éclats de voix, des froissements de métal.

Puis un ordre bref, impérieux :

« Ouvrez ! au nom du sultan notre maître… »

Porte toujours close ! Silence de mort !

Les coups résonnent, plus rapides et plus violents. Rien ne bouge à l’intérieur.

La voix reprend, plus brève et plus courroucée :

« Cinquante coups de bâton au directeur… vingt-cinq à chaque employé…

« À présent, ouvrez !… »

Rien ! rien que les halètements lointains de la machine à vapeur et le ronronnement des organes de l’usine.

« Vous êtes des idiots, continue la voix ; je venais en ami… Maintenant, il est trop tard !… je vous ferai tous fusiller !

« Vous, camarades, enfoncez la porte à coups de hache… »

La porte, attaquée vigoureusement, résiste. Au dehors, on entend des cris furieux, des menaces terribles. Brusquement, les deux panneaux s’ouvrent tout grands.

« En avant !… hurle l’officier qui commande le peloton.

« En avant et massacrez tout ! »

Exaspérés par J’attente et ce semblant de résistance, les Turcs se précipitent baïonnette au canon et envahissent la cour.

La porte, actionnée par un mécanisme invisible, se referme sans bruit derrière eux, sans même qu’ils s’en aperçoivent.

Il se trouvent dans une petite cour close par deux par deux murailles extérieures, l’habitation et une haute grille donnant sur les bâtiments d’exploitation. En somme, serrés à l’étroit et la retraite coupée.

Ils commencent à s’inquiéter, sans trop savoir pourquoi et pris d’une vague appréhension. Soudain, leurs clameurs s’arrêtent. Sous l’effort d’une main que nul n’a pu apercevoir, une fenêtre vient de s’ouvrir.

On leur crie :

« Que voulez-vous ? »

L’écume à la bouche, l’officier répond, en brandissant son sabre :

« D’abord, les deux pouilleux qui se cachent ici : Timoche et Andréino. »

On leur répond, en gouaillant :

« Timoche ?… le voici !… eh ! houp !… saute, Timoche !

« Andréino ?… il arrive !… eh ! houst !… en bas, Andréino ! »

En même temps, deux défroques sordides : pantalons, vestes, chemises, bonnets et savates, jaillissent par la fenêtre. Rien n’y manque ! pas même le bâton du vieil ânier… pas même le fouet de son jeune compagnon.

Abasourdis, les Turcs reçoivent sur la tête ou sur les pointes des baïonnettes ces loques immondes. Et devant l’ironie de cette exhibition grotesque, des hurlements de fureur s’échappent de leurs bouches.

« Coquins !… chiens de chrétiens !… lâches !… oui, lâches qui vous cachez !… montrez-vous donc… vous n’oserez pas !…

— Si !… nous osons !… la preuve… »

Soudain, apparaissent à la fenêtre deux figures ux figures superbes d’audace et de juvénile énergie. L’une, imposante dans sa fière beauté masculine. L’autre, resplendissante dans sa grâce féminine qui s’allie si bien à l’intrépidité.

Le capitaine, confondu, lève les bras en l’air en signe de stupéfaction. Les yeux écarquillés, la face devenue toute pâle, il reconnaît ces figures inoubliables !…

Il voit aussi ces vestes grises gansées de noir, toutes deux pareilles ; ces cartouchières aux étuis innombrables, et croisées sur la poitrine, et devant ces deux soldats de l’Indépendance, il s’écrie :

« Joannès !… Nikéa !…

« C’étaient eux les âniers… Timoche et Andréino !… Oh ! avoir été ainsi bafoué pendant quinze jours !…

Et Joannès répond, en haussant les épaules :

« Ce qui prouve, capitaine Saïd, que tu es un fier imbécile !

— Ah ! pourceau de chrétien, tu railles !

« Mais, patience !… je te tiens, toi et ta compagne. »

La jeune femme répond avec dignité, pendant que les soldats, plus exaspérés que jamais, attentifs aux ordres de leur chef, mettent l’arme à l’épaule :

« On permet tout à ceux qui vont mourir. Capitaine Saïd, nous te pardonnions tes insultes, car tu es condamné à mort !

— Feu ! » hurle le capitaine hors de lui.

Mais Joannès et Nikéa, attentifs à tout, ont pressenti le commandement. Avec la vitesse de la pensée, ils s’effacent de chaque côté de la fenêtre. Ils ont déjà disparu au moment où la salve éclate, assourdissante.

Hachant le cadre de bois, pulvérisant les angles de l’ouverture et criblant la façade, la grêle de balles passe inoffensive.

Les soldats, tout désappointés, grognent, jurent et vivement rechargent leurs fusils.

Un éclat de rire d’une ironie cinglante, vraiment terrible en pareil moment, couvre tous ces bruits et de la fenêtre désemparée tombe une boule de métal, grosse comme les deux poings. Une terreur folle envahit la troupe. Des cris d’effroi succèdent aux menaces, aux injures, aux arrogances.

« La bombe !… la bombe !… sauve qui peut ! »

Se sauver !… où ?… par quelle voie ?…

Pas d’issue !… des murailles… une porte close… une grille inaccessible.

La bombe fuse un moment et soudain éclate, avec son nuage de fumée, son bruit de canon. Projetée par une force irrésistible, l’averse de mitraille se répand de tous côtés, dévastatrice, mortelle.

Atteint par un éclat de fonte au milieu de la tempe, le capitaine oscille, étend les bras, lâche son sabre et s’abat raide mort.

Autour de lui, trois soldats tombent en hurlant, pendant que les autres s’agitent, se croisent, tourbillonnent, effarés, comme une volée de moineaux dans une cage.

Une deuxième bombe décrit une courbe rapide et roule en fusant. Puis une troisième et aussitôt une quatrième !

Les trois détonations se succèdent coup pour coup, avec un fracas épouvantable qui se répercute à travers les montagnes et glace d’effroi les habitants d’Egri-Palanka.

Dans la cour, le spectacle est terrifiant. Les Turcs, n’ayant point d’issue, sont frappés pendant cette course affolée qui les ramène au même point. Des corps projetés par la force de l’explosion sont littéralement aplatis sur les murailles. Il en est que la formidable expansion des gaz dépouille de leurs vêtements… Et cette nudité tragique découvre des plaies affreuses.

Deux bombes tombent encore ! Une fumée blanche, lourde, flotte sur la cour. Les hurlements s’arrêtent ! Encore quelques gémissements… puis quelques râles… puis un silence poignant. C’est la fin de cette sauvage exécution. Le détachement turc est anéanti !

Alors, Joannès et Nikéa, suivis de Rislog, descendent lentement. Tous trois sont pâles comme des spectres. De grosses larmes coulent des yeux de la femme qui murmure d’une voix défaillante :

« Mon Dieu ! pardonnez-leur et pardonnez-nous ! Ils ont martyrisé mon père… massacré les miens et mutilé notre patrie !… Ils voulaient nous tuer ou nous ravir ce bien plus précieux que la vie la liberté !

« Nous nous sommes défendus et nos mains ont semé la mort…

« Pardonnez-nous, ô mon Dieu ! »

Joannès l’entraîne doucement et l’arrache à cet affreux spectacle. Lui-même ne trouve pas un mot à prononcer. La cause qu’ils défendent si terriblement lui paraît juste et, pour tout dire, sacrée. Cependant, son âme jeune, tendre, aimante, éprouve une horreur invincible pour ce massacre qui n’est, hélas ! pas le dernier. Mais ils sont, avant tout, des patriotes ! ils veulent l’affranchissement du sol natal, et malgré leur algré leur aversion pour le sang répandu, ils iront jusqu’au bout de cette tâche formidable et sublime !

Tous trois se dirigent vers le grand hall qui précède l’usine. Alors seulement Joannès s’aperçoit que Rislog emporte ses appareils télégraphiques.

« Nous évacuons, n’est-ce pas ? dit-il tristement.

— Oui, répond Rislog, c’est la fin !

« Dans un quart d’heure l’usine sera en flammes !

— La ruine pour toi, frère !

— Bast ! un peu plus tôt… un peu plus tard !

« Et puis, brûlée par les Turcs ou flambée par nous… qu’importe !… puisqu’il le faut. Du reste, je savais à quoi m’en tenir quand je me suis donné corps et âme à la cause de la liberté !

— Ainsi, dans un quart d’heure !…

— Oui, car le temps presse…

— Sans doute ! Les soldats turcs du passage frontière, ceux du voisinage campés dans les montagnes, ceux enfin des garnisons vont accourir à marche forcée, attirés par les détonations des bombes…

— D’abord cela !

« Mais il y a quelque chose de bien plus urgent… quelque chose qui va te faire bondir…

— Dis vite !… je t’en prie… ne me fais pas languir.

— Eh bien… la dernière communication que j’ai interceptée m’apprend que… Marko arrive ! »

Brusquement, Joannès sursaute et s’écrie :

« Le misérable !… ici !… Marko ici !… oh ! sois béni, Dieu vengeur qui va nous mettre face à face !

« Mais tu ne te trompes pas, dis, frère !

— Allons donc !… c’est écrit !

« Oui, Marko le Brigand trouve que tout va ici de mal en pis… un télégraphe qui fonctionne à l’en l’envers… des officiers qui reçoivent des bacchichs… des soldats qui font comme eux… des âniers qui se livrent à la contrebande de guerre… des usines qui servent d’arsenaux aux rebelles… Alors, il vient, escorté d’un bataillon albanais, faire une tournée d’inspection et remonter le moral à ses troupes d’occupation.

— Ce qui veut dire : piller, brûler, massacrer !

« Mais quand vient-il ?

— Il quitte Prichtina, par chemin de fer, dans trente heures, par un train spécial qui sera à Koumanova sept ou huit heures plus tard… peut-être un peu plus ou moins…

— Oh ! peu importe !… nous l’attendrons patiemment… de jour et de nuit… car, n’est-ce pas, il ne faut pas qu’il en réchappe cette fois ! Jadis, je l’épargnai pour lui faire subir la peine du talion… la mort du père de ma chère Nikéa… C’était folie ! À la première occasion, il faut l’anéantir… Morte la bête, mort le venin !… Ce misérable est le fléau de notre race… il doit disparaître… à tout prix et par tous les moyens !

— J’en suis ! La voie du chemin de fer minée… quelques pétards de choix sur les traverses… l’étincelle électrique au bon moment… et tout saute.

« Mais, ajoute-t-il avec une sorte de gaieté nerveuse, nous bavardons comme des pies… le temps est de plus en plus précieux et il faut que je mette le feu chez moi ! ».

Tous trois pénètrent dans l’usine. Les ouvriers ont interrompu le travail au moment de l’explosion des bombes. Ils ont passé en bandoulière les deux cartouchières, insignes du combattant patriote, saisi chacun une carabine, et ils attendent, sombres et ombres et résolus, des ordres. Ils sont exactement vingt, plus trois femmes, également armées.

Rislog s’en va au générateur de vapeur et fait agir le sifflet. Longtemps et d’après un certain rythme, des son brefs ou prolongés, mais stridents à arracher le tympan, vibrent dans l’air. C’est un signal évidemment connu et qui doit s’entendre à des distances considérables.

Il siffle encore, et déjà des hommes arrivent comme s’ils sortaient de dessous terre. Il en vient de la montagne à laquelle est adossée l’usine. Il en vient des cabanes isolées au milieu des broussailles. Il en vient du village, et brusquement ils surgissent dans la cour.

Quelques mots rapides et empreints de cordialité sont échangés, avec de rudes poignées de main.

« Bonjour, frères !… c’est nous !… Enfin, le moment est donc arrivé de se battre !…. Nous nous sommes apprêtés quand nous avons entendu les bombes !

« Ah ! ah !… Ça chauffait !… »

Au fur et à mesure, ils sont armés et équipés pour la rude campagne qui s’ouvre. De la cachette sortent les mannlichers, les cartouches, des haches, des pioches et des pelles à manche court pour élever en hâte quelques rudimentaires ouvrages de défense.

Il y a encore des cartouchières, des ustensiles de cuisine, des sacs de soldat, des couvertures, des cordages et quelques provisions de bouche.

Tout cela est réparti entre les futurs combattants. Les paquetages sont faits en un clin d’œil. Et cela forme un barda dont seraient fiers nos troupiers d’Afrique.

Enfin, les munitions sont arrimées dans les havresacs et chaque homme reçoit trois bombes.

La bombe à la dynamite est devenue le projectile par excellence de ces soldats improvisés. C’est l’artillerie de ces volontaires qui n’ont pas de canons et elle inspire déjà une terreur folle aux Turcs qui en ont ressenti les mortels effets.

Naturellement, la bombe est hautement prisée des patriotes qui ont su en faire un redoutable engin de combat.

Au bout d’une demi-heure tout est prêt.

Il y a là cent vingt combattants formidablement armés, vigoureux, intrépides et résolus à lutter jusqu’à la mort pour la Liberté !

C’est le bataillon d’élite recruté avec soin par Joannès depuis la fonte des neiges. Vite guéri de la blessure qui faillit le tuer, le jeune chef à peine convalescent a repris sa vie de luttes et de périls. Il a patiemment organisé cette nouvelle campagne, prêché une véritable croisade, éveillé des enthousiasmes et suscité des dévouements.

À sa parole enflammée, les hommes sont accourus. Il y en a deux cents qui, sous les ordres de Michel, occupent la plaine au confluent du Vard et du Psinja. Deux cents autres, commandés par Panitza, battent l’estrade entre Usküb et Koumanova. Une troisième bande de deux cent cinquante volontaires attend son arrivée dans la vallée de la Binacka.

Cela forme un total de près de 800 montagnards embrigadés régulièrement et déjà sous les armes. Il y en a plus de deux mille qui n’attendent qu’un signal et des fusils.

Joannès vient d’attacher à sa ceinture un sabre droit, analogue aux lattes de nos cavaliers, une arme incomparable, d’une trempe merveilleuse, que lui ont offerte ses amis et ses admirateurs du pays bulgare.

C’est l’insigne du commandant, le seul qui le distingue de ses soldats. Il le porte d’ailleurs sans gloriole. Mais plutôt pour honorer ceux qui, en lui faisant hommage, ont témoigné leur sympathie pour la cause des patriotes.

En bouclant le ceinturon, il vient de dire, sans forfanterie, mais avec son accent d’implacable résolution :

« C’est avec ce sabre que je frapperai Marko ! »

Il fait l’appel. De mémoire, sans liste et sans carnet. Il a pour tous, individuellement, un bon sourire, un mot d’affection. Chacun répond : Présent ! Même les femmes qui, appuyées sur leur carabine, ont pris l’attitude, le vêtement et surtout l’énergie des hommes.

Depuis longtemps le sifflet s’est tu. Rislog n’a pas encore reparu. Pendant que les patriotes accourent, s’arment et s’organisent, il accomplit froidement son œuvre de destruction.

D’abord il s’assure que le générateur est toujours en pression et il charge les soupapes. Cela fait, il arrose de pétrole tout ce qui est de bois : hangars, piliers, charpentes, etc.

Puis, froidement, sans sourciller, il y met le feu. En un clin d’œil les flammes envahissent tout, comme une pièce montée dé feu d’artifice.

Il revient près de Joannès au moment où finit l’appel des volontaires. Il ramasse le havresac renfermant ses appareils et, se penchant à l’oreille du jeune chef, lui dit à voix basse ;

« Prenons garde ! il y a parmi nous un traître… le misérable qui a si bien renseigné Marko.

« Or, sous les ruines de l’usine les souterrains demeureront intacts, avec leurs approvisionnements d’armes, de vivres, de dynamite… il faut que tout le monde l’ignore.

« Et quand le générateur sautera, feignons de croire que c’est la dynamite qui fait explosion et que l’anéantissement est complet ! »

Maintenant, les flammes débordent partout, et l’incendie se déchaîne dans toute son horreur. Il n’est que temps de partir, Joannès tire son sabre et commande :

« En avant ! camarades, en avant ! »