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La Théorie des parallèles/Faits

La bibliothèque libre.
Traduction par Jules Hoüel.
Texte établi par CoubronLibrairie scientifique et technique Albert Blanchard (p. 65-71).
Sur les faits qui servent de base à la Géométrie, par M. Helmholtz

SUR LES
FAITS QUI SERVENT DE BASE À LA GÉOMÉTRIE
PAR M. HELMHOLTZ.
Extrait des Actes de la société d’Histoire naturelle et de Médecine de Heidelberg,
tome IV, p. 197.
Traduit de l’allemand par J. HOÜEL[1].

Mes recherches sur la manière dont s’opère la localisation dans le champ visuel m’ont conduit à réfléchir sur les origines de la considération générale de l’espace. Il se présente ici une première question, dont la réponse ne peut être donnée que par les Sciences exactes : c’est de distinguer quelles sont, parmi les propositions de la Géométrie, celles qui expriment des vérités de fait, et celles, au contraire, qui sont de simples définitions, ou des conséquences des définitions et des expressions que l’on a choisies pour les énoncer. Cette recherche est complètement indépendante de la question ultérieure de l’origine de notre connaissance des propositions qui expriment des faits. La première question n’est donc pas aussi facile à résoudre qu’on le croit communément, parce que les figures de la Géométrie sont des idéaux, dont les figures matérielles du monde réel ne peuvent jamais qu’approcher, sans satisfaire pleinement aux exigences de l’idée, et parce qu’aussi, pour vérifier expérimentalement l’invariabilité de la forme des corps et l’exactitude des figures du plan et de la ligne droite que nous rencontrons dans les corps solides, il nous faut employer précisément les propositions géométriques elles-mêmes, dont il s’agit d’établir une sorte de démonstration expérimentale.

D’un autre côté, on peut se convaincre, avec un peu de réflexion, comme le montrera la suite de cette Note, que la série des axiomes géométriques, que l’on pose habituellement dans la Géométrie élémentaire, est insuffisante, et qu’en réalité on suppose encore tacitement une suite de plusieurs autres faits. On a bien cherché, dans des Traités récents, à compléter les axiomes d’Euclide ; mais on manquait d’un principe qui pût faire reconnaître si la lacune était comblée. Comme nous ne pouvons nous représenter clairement que des relations d’étendue telles qu’il est possible d’en figurer dans l’espace réel, cette clarté d’intuition nous jette facilement dans l’illusion de regarder comme une chose évidente par elle-même ce qui est véritablement une propriété particulière, et sans évidence intrinsèque, du monde extérieur en présence duquel nous vivons.

On surmonte cette difficulté à l’aide de la Géométrie analytique, dont les calculs reposent sur de pures idées de grandeur, et qui n’emploie dans ses démonstrations aucune intuition visuelle. On pourrait donc, pour décider la question qui nous occupe, la ramener à la recherche de celles des propriétés analytiques de l’espace et des grandeurs étendues, que l’on a dû admettre au commencement de la Géométrie analytique, comme base de ses propositions.

J’avais entrepris cet examen, et j’étais déjà parvenu aux principaux résultats, lorsqu’a paru la Leçon d’habilitation de Riemann Sur les hypothèses qui servent de fondement à la Géométrie, dans laquelle le même sujet est étudié à un point de vue qui ne diffère pas essentiellement du mien. J’ai appris à cette occasion que Gauss s’était aussi occupé de cette même question, et que son célèbre Mémoire sur la courbure des surfaces formait une partie de ces recherches, la seule qu’il ait publiée.

Riemann commence par expliquer comment les propriétés générales de l’espace, sa continuité, la multiplicité de ses dimensions peuvent s’exprimer analytiquement, en ramenant la détermination de chaque unité particulière à la diversité[2] qui le constitue, c’est-à-dire de chaque point, à la mesure de grandeurs (coordonnées), variables d’une manière continue et indépendamment les unes des autres. Lorsque la connaissance de de ces quantités sera nécessaire, l’espace sera, comme l’appelle Riemann, une diversité étendue dans sens[3], et nous dirons qu’il a dimensions.

Le système des couleurs forme aussi une diversité analogue, triplement étendue.

Or, dans l’espace, tout élément linéaire, quelle que soit sa direction, est comparable à un autre quelconque sous le rapport de la grandeur. Soient les mesures de nature quelconque qui déterminent la position d’un point, et celles qui déterminent la position d’un point voisin. La mesure de l’élément linéaire dans notre espace réel, est toujours la racine carrée d’une fonction homogène du second degré des quantités quelle que soit la nature des mesures Nous pouvons donner à cette propriété le nom de théorème de Pythagore généralisé. Ce théorème forme la base de notre étude ; il possède un haut degré de généralité, parce qu’il est entièrement indépendant de l’établissement de tout système particulier de mesure.

Riemann admet cette expression comme hypothèse, en démontrant qu’elle est la forme algébrique la plus simple qui réponde aux conditions du problème. Mais il reconnaît expressément que c’est une hypothèse, et mentionne, comme pouvant être légitime, la supposition que soit la racine quatrième d’une fonction homogène du quatrième degré.

La suite des recherches de Riemann devient très claire, lorsqu’on se restreint à deux dimensions. Dans ce cas, il résulte déjà des recherches de Gauss sur la courbure des surfaces, que la forme la plus générale d’un espace à deux dimensions dans lequel a lieu, pour l’élément linéaire, le théorème de Pythagore sous la forme généralisée dont nous venons de parler, est une surface courbe quelconque de notre espace réel, sur laquelle les déterminations d’étendue se font suivant les règles ordinaires de la Géométrie analytique.

Pour que des figures de grandeur finie soient mobiles dans tous les sens sur une telle surface, sans altération de leurs mesures prises sur la surface même, et pour qu’on puisse les faire tourner autour d’un point quelconque, il faut que la surface ait dans toutes ses parties une mesure de courbure constante. Si cette mesure de courbure est positive, la surface sera une surface sphérique, ou pourra s’appliquer par flexion sans extension sur une surface sphérique. Cette sphère devient un plan, lorsque la mesure de courbure est nulle, ou, lorsqu’elle est négative, une des surfaces que le professeur Beltrami a étudiées sous le nom de surfaces pseudo-sphériques.

Riemann étend maintenant ces propositions à un nombre quelconque de dimensions ; il montre dans ce cas comment il faut déterminer la mesure de courbure. La forme la plus générale d’un espace de trois dimensions est, comme il résulte de ses recherches, une figure limitée par trois équations dans un espace à six dimensions.

Après avoir résolu le problème général, il restreint finalement la solution, en ajoutant la condition que les figures finies soient mobiles dans toutes les directions et puissent tourner dans tous les sens, sans altération de forme. Alors, la mesure de courbure d’un tel espace imaginaire doit être constante, et pour que cet espace soit infiniment étendu, il faut que cette mesure de courbure soit égale à zéro. Dans ce dernier cas, cet espace a les mêmes attributs que notre espace réel, et peut recevoir le nom d’espace plan, par comparaison avec les espaces imaginaires de dimensions plus élevées.

Mes propres recherches avec leurs résultats sont en grande partie contenues implicitement dans les recherches de Riemann. Sur un seul point, elles ajoutent quelque chose de nouveau ; c’est en ce qui concerne l’établissement du théorème de Pythagore généralisé, tel que Riemann l’emploie au début de son travail. La condition que Riemann n’introduit qu’à la fin de son étude, savoir, que les figures possèdent, sans changement de forme, le degré de mobilité que suppose la Géométrie, je l’avais introduit dès le début, et cette condition restreint alors le champ des hypothèses que l’on peut faire sur l’expression de l’élément linéaire, à ce point que la forme acceptée par Riemann subsiste seule à l’exclusion de toutes les autres.

Mon point de départ était que toute mesure primordiale de l’étendue repose sur la constatation de la coïncidence, et qu’ainsi un système de mesures de l’étendue doit supposer ces conditions, sans lesquelles il ne peut être question de constater la coïncidence.

Les hypothèses admises dans mes recherches sont les suivantes :

1. Concernant la continuité et les dimensions : dans l’espace de dimensions, le lieu de chaque point peut être déterminé par la mesure de grandeurs, variables d’une manière continue et indépendamment les unes des autres ; de sorte que (en exceptant, lorsqu’il y a lieu, certains points, lignes ou surfaces, ou en général certaines figures de moins de dimensions), dans chaque mouvement du point, les grandeurs qui servent de coordonnées varient d’une manière continue, et il y en a au moins une parmi elles qui ne reste pas constante.

2. Concernant l’existence des corps mobiles et solides par eux-mêmes : entre les coordonnées de chaque couple de points d’un corps solide par lui-même et mis en mouvement, il existe une équation, qui est la même pour tous les couples de points superposables.

Quoiqu’on ne dise rien de plus sur la nature de cette équation, elle est renfermée cependant dans d’étroites limites, parce que, pour points, il existe équations, renfermant grandeurs inconnues, parmi lesquelles doivent rester variables arbitrairement, en vertu du postulat suivant. Si est plus grand que il y aura plus d’équations que d’inconnues, et comme toutes ces équations doivent être formées d’une manière identique, on a ainsi une condition qui ne peut être remplie que par des équations de nature particulière.

3. Concernant la liberté du mouvement : tout point peut se transporter d’une manière continue en tout autre point. Seulement, pour les différents points d’un seul et même solide par lui-même, il existe des restrictions à ces mouvements, qui sont assujettis aux équations qui existent entre les coordonnées des points pris deux à deux.

Des hypothèses 2 et 3, il résulte que, si un système solide de points peut, dans une certaine position, être amené à coïncider avec un second système la même chose peut encore avoir lieu dans toute autre position de car, de la même manière que peut être amené à sa seconde position, peut aussi y être amené.

4. Concernant l’indépendance entre la forme des corps solides et leur rotation : si un corps se meut de façon que de ses points restent immobiles, et que ceux-ci soient choisis de telle manière que tout autre point du corps ne puisse plus parcourir qu’une ligne, la rotation, étant prolongée, ramène sans retournement le corps à sa position initiale.

Cette dernière proposition, qui, comme le montrent nos recherches, n’est pas contenue implicitement dans les précédentes, correspond à la propriété que, dans les fonctions complexes, on appelle la monodromie.

Dès que ces trois conditions seront remplies, on en déduira, par une voie purement analytique, qu’il existe une fonction homogène du second degré des quantités qui reste invariable dans la rotation, et qui donne ainsi une mesure de l’élément linéaire indépendante de la direction[4].

Nous sommes ainsi parvenus au point de départ de Riemann, et l’on en conclut ensuite, d’après la méthode même suivie par ce géomètre, que si le nombre des dimensions est fixé à trois, et que l’on exige l’extension infinie de l’espace, aucune autre Géométrie n’est possible que celle qui a été enseignée par Euclide, ou celle de Lobatchewsky, qui, comme Beltrami l’a démontré, se trouve réalisée dans les surfaces pseudo-sphériques.

Le premier postulat, que Riemann aussi a établi, n’est autre chose que la définition analytique de la continuité de l’espace et de la multiplicité de son étendue.

Les postulats 2, 3, 4 doivent évidemment être supposés satisfaits pour qu’il puisse être question de superposition. Ces hypothèses sont donc les conditions de possibilité de la superposition, et quoiqu’elles ne soient pas, la plupart du temps, énoncées explicitement, elles servent de base aux démonstrations élémentaires de la Géométrie, laquelle fonde toutes ses mesures d’étendue sur la superposition.

Le système de ces postulats ne fait donc aucune supposition que l’on ne fasse aussi dans la Géométrie ordinaire. Au point de vue théorique, il offre l’avantage que, par cela seul qu’il est complet, il est plus facile à contrôler.

Il est à remarquer qu’ici nous avons fait plus clairement ressortir comment il faut supposer aux corps de la nature une solidité d’un caractère déterminé et un degré particulier de mobilité, pour qu’un système de mesures, tel que celui de la Géométrie, puisse présenter une signification réelle. L’indépendance entre la superposition des systèmes solides de points, et le lieu, la position et la rotation relative de ces systèmes est un fait sur lequel est fondée la Géométrie.

Cela devient encore plus manifeste, quand on compare l’espace avec d’autres diversités étendues dans plusieurs sens, par exemple, avec le système des couleurs. Tant que nous n’avons pas dans celui-ci d’autre moyen de mesure que celui qui est donné par la loi du mélange, il n’existe pas, comme pour l’espace, de relation de grandeur entre les points pris deux à deux, qui puisse être comparé avec la relation qui a lieu entre deux autres points ; mais il n’en existe qu’entre des groupes de trois points, lesquels doivent, de plus, être situés en ligne droite, c’est à dire, entre des groupes de trois couleurs, dont une peut résulter du mélange des deux autres.

On trouve une autre différence dans le champ visuel de chacun des deux yeux, où aucune rotation n’est possible, tant que nous nous restreignons aux mouvements naturels des yeux. Quels sont les changements particuliers qui en résultent pour les mesures au coup d’œil ? C’est ce que j’ai expliqué dans mon Traité d’Optique physiologique, ainsi que dans une communication faite à la Société d’Histoire naturelle et de Médecine de Heidelberg, le 5 mars 1865.

Comme toute mesure physique, celle de l’espace doit aussi s’appuyer sur une loi invariable d’uniformité dans les phénomènes naturels.

  1. La question de l’origine des idées géométriques étant une de celles qui préoccupent le plus en ce moment les savants des pays voisins, nous avons cru faire chose utile en contribuant à faire connaître les idées de l’illustre physicien de Heidelberg. Nous profitons de quelques changements indiqués par l’Auteur depuis la publication de son Mémoire, et modifiant certains points des conclusions du travail primitif. (Note du trad.).
  2. Varietas (Gauss, Theoria residuorum biquadraticorum, Comm. 2da, art. 38, Werke, t. II, p. 110). — Mannigfältigkeit (Gauss, Anzeige zu derselben, ibid., p. 176, 178). — (Note du trad.)
  3. Eine n-fach ausgedehnte Mannigfältigkeit.
  4. La démonstration mathématique sera donnée prochainement avec développement dans les Comptes rendus des séances de la Société Royale de Gœttingue.