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La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre VI/VI

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Chevalier & Rivière (p. 328-337).
§ VI. — Conséquences relatives à l’enseignement de la Physique.

Contrairement à ce que nous nous sommes efforcés d’établir, on admet, en général, que chaque hypothèse de Physique peut être séparée de l’ensemble et soumise isolément au contrôle de l’expérience ; naturellement, de ce principe erroné on déduit des conséquences fausses touchant la méthode suivant laquelle la Physique doit être enseignée. On voudrait que le professeur rangeât toutes les hypothèses de la Physique dans un certain ordre ; qu’il prît la première, qu’il en donnât l’énoncé, qu’il en exposât les vérifications expérimentales, puis, lorsque ces vérifications auront été reconnues suffisantes, qu’il déclarât l’hypothèse acceptée ; mieux encore, on voudrait qu’il formulât cette première hypothèse en généralisant par induction une loi purement expérimentale ; il recommencerait cette opération sur la seconde hypothèse, sur la troisième, et ainsi de suite jusqu’à ce que la Physique fût entièrement constituée ; la Physique s’enseignerait comme s’enseigne la Géométrie ; les hypothèses se suivraient comme se suivent les théorèmes ; la preuve expérimentale de chaque supposition remplacerait la démonstration de chaque proposition ; on n’avancerait rien qui ne soit tiré des faits ou qui ne soit aussitôt justifié par les faits.

Tel est l’idéal que se proposent beaucoup de professeurs, que plusieurs, peut-être, pensent avoir atteint. Pour les convier à la poursuite de cet idéal, les voix autorisées ne manquent pas. « Il importe, dit M. H. Poincaré[1], de ne pas multiplier les hypothèses outre mesure et de ne les faire que l’une après l’autre. Si nous construisons une théorie fondée sur des hypothèses multiples et si l’expérience la condamne, quelle est, parmi nos prémisses, celle qu’il est nécessaire de changer ? Il sera impossible de le savoir. Et inversement, si l’expérience réussit, croira-t-on avoir vérifié toutes ces hypothèses à la fois ? Croira-t-on, avec une seule équation, avoir déterminé plusieurs inconnues ? »

En particulier, la méthode purement inductive dont Newton a formulé les lois est donnée par beaucoup de physiciens comme la seule méthode qui permette d’exposer rationnellement la Science de la Nature : « La Science que nous ferons, dit Gustave Robin[2], ne sera qu’une combinaison d’inductions simples suggérées par l’expérience. Quant à ces inductions, nous les formulerons toujours en énoncés faciles à retenir, susceptibles de vérifications directes, ne perdant jamais de vue qu’une hypothèse ne peut pas être vérifiée par ses conséquences. » C’est cette méthode newtonienne qui est recommandée, sinon prescrite, à ceux qui ont mission d’exposer la Physique dans l’Enseignement secondaire. « Les procédés de la Physique mathématique, leur est-il dit[3], sont défectueux dans l’enseignement secondaire ; ils consistent à partir d’hypothèses ou de définitions posées a priori pour en tirer des déductions qui seront soumises au contrôle de l’expérience. Cette méthode peut convenir à la classe de Mathématiques spéciales ; on a le tort de l’appliquer actuellement dans les cours élémentaires, à la Mécanique, à l’Hydrostatique, à l’Optique. Remplaçons-la par la méthode inductive. »

Les discussions que nous avons développées ont établi, et de reste, cette vérité : La méthode inductive, dont on recommande l’usage au physicien, lui est aussi impraticable que l’est, au mathématicien, cette méthode déductive parfaite, qui consisterait à tout définir et à tout démontrer, cette méthode à la recherche de laquelle certains géomètres semblent s’acharner, bien que Pascal en ait fait, dès longtemps, bonne et rigoureuse justice. Il est donc bien clair que ceux qui prétendent dérouler, selon cette méthode, la suite des principes de la Physique en donneront forcément un exposé qui sera fautif en quelque point.

Parmi les tares qui marquent un tel exposé, la plus fréquente et, en même temps, la plus grave par les idées fausses qu’elle dépose dans l’intelligence des élèves, c’est l’expérience fictive. Obligé d’invoquer un principe qui, en réalité, n’a point été tiré des faits, qui n’a point été engendré par l’induction ; répugnant, d’ailleurs, à donner ce principe pour ce qu’il est, c’est-à-dire pour un postulat, le physicien imagine une expérience qui, si elle était exécutée et si elle réussissait, pourrait conduire au principe que l’on souhaite de justifier.

Invoquer une telle expérience fictive, c’est donner une expérience à faire pour une expérience faite ; c’est justifier un principe non pas au moyen de faits observés, mais défaits dont on prédit la réalisation ; et cette prédiction n’a d’autre fondement que la croyance au principe à l’appui duquel on l’invoque ; un tel procédé de démonstration entraîne celui qui s’y fie dans un cercle vicieux ; et celui qui l’enseigne sans préciser que l’expérience citée n’a pas été faite commet un acte de mauvaise foi.

Parfois, l’expérience fictive décrite par le physicien ne saurait, si l’on tentait de la réaliser, donner aucun résultat de quelque précision ; les effets, fort indécis et grossiers, qu’elle produirait pourraient, sans doute, être mis d’accord avec la proposition que l’on prétend justifier ; mais ils s’accorderaient tout aussi bien avec certaines propositions fort différentes ; la valeur démonstrative d’une telle expérience serait donc bien faible et sujette à caution. L’expérience qu’Ampère a imaginée pour prouver que les actions électrodynamiques procèdent selon l’inverse du carré de la distance, et qu’il n’a point réalisée, nous donne un frappant exemple d’une telle expérience fictive.

Mais il y a pis. Bien souvent, l’expérience fictive que l’on invoque est non seulement irréalisée, mais irréalisable ; elle suppose l’existence de corps que l’on ne rencontre pas dans la nature, de propriétés physiques qui n’ont jamais été observées ; ainsi Gustave Robin[4], pour donner des principes de la Mécanique chimique l’exposé purement inductif qu’il souhaite, crée de toutes pièces, sous le nonm de corps témoins, des corps qui, par leur seule présence, soient capables de mettre en branle ou d’arrêter une réaction chimique ; jamais l’observation n’a révélé aux chimistes de semblables corps.

L’expérience irréalisée, l’expérience qui ne serait point réalisable avec précision, l’expérience absolument irréalisable, n’épuisent pas les formes diverses prises par l’expérience fictive dans les écrits des physiciens qui prétendent suivre la méthode inductive ; il reste à signaler une forme plus illogique que toutes les autres, l’expérience absurde. Celle-ci prétend prouver une proposition qu’il est contradictoire de regarder comme l’énoncé d’un fait d’expérience.

Les physiciens les plus subtils n’ont pas toujours su se tenir en garde contre l’intervention, dans leurs exposés, de l’expérience absurde. Citons, par exemple, ces lignes empruntées à J. Bertrand[5]: « Si l’on admet, comme un fait d’expérience, que l’électricité se porte à la surface des corps, et comme un principe nécessaire que l’action de l’électricité libre sur les points des masses conductrices doit être nulle, on peut, de ces deux conditions supposées rigoureusement satisfaites, déduire que les attractions et les répulsions électriques sont inversement proportionnelles au carré de la distance. »

Prenons cette proposition : « Il n’y a aucune électricité à l’intérieur d’un corps conducteur lorsque l’équilibre électrique y est établi », et demandons-nous s’il est possible de la regarder comme l’énoncé d’un fait d’expérience. Pesons exactement le sens des mots qui y figurent et, particulièrement, le sens du mot intérieur. Au sens où il faut entendre ce mot en cette proposition, un point intérieur à un morceau de cuivre électrisé, c’est un point pris au sein de la masse de cuivre. Dès lors, comment pourrait-on constater s’il y a ou s’il n’y a pas d’électricité en ce point ? Il faudrait y placer un corps d’épreuve ; pour cela, il faudrait enlever auparavant le cuivre qui s’y trouve ; mais alors ce point ne serait plus au sein de la masse de cuivre ; il serait en dehors de cette masse. On ne peut, sans tomber dans une contradiction logique, prendre notre proposition pour un résultat de l’observation.

Que signifient donc les expériences par lesquelles on prétend prouver cette proposition ? Assurément, tout autre chose que ce qu’on leur fait dire. On creuse une masse conductrice d’une cavité et l’on constate que les parois de cette cavité ne sont pas électrisées. Cette observation ne prouve rien touchant la présence ou l’absence d’électricité aux points qui se trouvent plongés au sein de la masse conductrice. Pour passer de la loi expérimentalement constatée à la loi énoncée, on joue sur le sens du mot intérieur. De peur de fonder l’Électrostatique sur un postulat, on la fonde sur un calembour.

Il nous suffirait de feuilleter les traités et les manuels de Physique pour y relever une foule d’expériences fictives ; nous y trouverions à foison des exemples des diverses formes que peut revêtir une telle expérience, depuis l’expérience simplement irréalisée jusqu’à l’expérience absurde. Ne nous attardons pas à cette fastidieuse besogne. Ce que nous avons dit suffit à justifier cette conclusion : L’enseignement de la Physique par la méthode purement inductive, telle que l’a définie Newton, est une chimère. Celui qui prétend saisir cette chimère se leurre et leurre ses élèves. Il leur donne pour faits vus des faits simplement prévus ; pour observations précises, des constatations grossières ; pour procédés réalisables, des expériences purement idéales ; pour lois expérimentales, des propositions dont les termes ne peuvent, sans contradiction, être pris comme exprimant des réalités. La Physique qu’il expose est une Physique faussée et falsifiée.

Que le professeur de Physique renonce donc à cette méthode inductive idéale, qui procède d’une idée fausse ; qu’il repousse cette manière de concevoir l’enseignement de la Science expérimentale, qui en dissimule et en torture le caractère essentiel. Si l’interprétation de la moindre expérience de Physique suppose l’emploi de tout un ensemble de théories, si la description même de cette expérience exige une foule d’expressions abstraites, symboliques, dont les théories seules fixent le sens et marquent la correspondance avec les faits, il faudra bien que le physicien se résolve à développer une longue chaîne d’hypothèses et de déductions avant de tenter la moindre comparaison entre l’édifice théorique et la réalité concrète ; encore devra-t-il bien souvent, en décrivant les expériences qui vérifient les théories déjà développées, anticiper sur les théories à venir. Il ne pourra, par exemple, tenter la moindre vérification expérimentale des principes de la Dynamique avant d’avoir non seulement développé l’enchaînement des propositions de la Mécanique générale, mais aussi jeté les bases de la Mécanique céleste ; encore devra-t-il, en rapportant les observations qui vérfient cet ensemble de théories, supposer connues les lois de l’Optique qui, seules, justifient l’emploi des instruments astronomiques.

Que le professeur développe donc, en premier lieu, les théories essentielles de la Science ; sans doute, en présentant les hypothèses sur lesquelles reposent ces théories, il est nécessaire qu’il en prépare l’acceptation ; il est bon qu’il signale les données du sens commun, les faits recueillis par l’observation vulgaire, les expériences simples ou encore peu analysées qui ont conduit à formuler ces hypothèses ; sur ce point, d’ailleurs, nous reviendrons avec insistance au prochain Chapitre ; mais il doit proclamer bien haut que ces faits, suffisants pour suggérer les hypothèses, ne le sont pas pour les vérifier ; c’est seulement après qu’il aura constitué un corps étendu de doctrine, après qu’il aura construit une théorie complète, qu’il pourra comparer à l’expérience les conséquences de cette théorie.

L’enseignement doit faire saisir à l’élève cette vérité capitale : Les vérifications expérimentales ne sont pas la base de la théorie ; elles en sont le couronnement ; la Physique ne progresse pas comme la Géométrie ; celle-ci grandit par le continuel apport d’un nouveau théorème, démontré une fois pour toutes, qui s’ajoute à des théorèmes déjà démontrés ; celle-là est un tableau symbolique auquel de continuelles retouches donnent de plus en plus d’étendue et d’unité ; dont l’ensemble donne une image de plus en plus ressemblante de l’ensemble des faits d’expérience, tandis que chaque détail de cette image, découpé et isolé du tout, perd toute signification et ne représente plus rien.

À l’élève qui n’aura pas aperçu cette vérité, la Physique apparaîtra comme un monstrueux fatras de pétitions de principes et de cercles vicieux ; si son esprit est doué d’une grande justesse, il repoussera avec horreur ces perpétuels défis à la logique ; si la justesse de son intelligence est moindre, il apprendra par cœur ces mots au sens imprécis, ces descriptions d’expériences irréalisées et irréalisables, ces raisonnements qui sont des tours de passe-passe, perdant à ce travail de mémoire irraisonnée le peu de sens droit et d’esprit critique qu’il possédait.

L’élève, au contraire, qui aura saisi d’une vue claire les idées que nous venons de formuler aura fait plus que d’apprendre un certain nombre de propositions de Physique ; il aura compris quelle est la nature et quelle est la véritable méthode de la Science expérimentale[6].


  1. H. Poincaré : Science et Hypothèse, p. 179.
  2. G. Robin : Œuvres scientifiques. Thermodynamique générale. Introduction, p. xii. Paris, 1901.
  3. Note sur une conférence de M. Joubert, inspecteur général de l’Enseignement secondaire. (L’Enseignement secondaire, 15 avril 1903.)
  4. Gustave Robin : Œuvres scientifiques. Thermodynamique générale, p. II. Paris, 1901.
  5. J. Bertrand : Leçons sur la Théorie mathématique de l’Électricité, p. 71. Paris, 1890.
  6. On objectera sans doute qu’un tel enseignement de la Physique serait difficilement accessible à de jeunes intelligences ; la réponse est simple : que l’on n’expose pas la Physique aux esprits qui ne sont point encore prêts à l’assimiler. Mme de Sévigné disait, en parlant des jeunes enfants : « Avant de leur donner une nourriture de charretier, informez-vous donc s’ils ont un estomac de charretier. »