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La Tour de Nesle (Dumas)/Acte V

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La Tour de Nesle (Dumas)
Œuvres d’Alexandre DumasMeline, Cans et cievol. 2 (p. 363-370).
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ACTE CINQUIÈME.


GAULTIER D’AULNAY.




PERSONNAGES

BURIDAN.

MARGUERITE.

GAULTIER D’AULNAY.

ORSINI.

SAYOISY.

LANDRY.





Tableau 1.


La taverne de Pierre de Bourges.





Scène PREMIÈRE.


LANDRY, seul, calculant.

Douze marcs d’or !… cela fait, si je compte bien, six cent dix-huit livres tournois… Si le capitaine tient sa parole et me compte cette somme en échange de cette petite boîte de fer dont je ne donnerais pas six sous parisis, je pourrai suivre son conseil et devenir honnête homme… Cependant il faudra faire quelque chose… que ferai-je ?… Ma foi ! avec mon argent je lèverai une compagnie ; j’en prendrai le commandement ; je me mettrai au service de quelque grand seigneur, j’empocherai ma solde tout entière, et je ferai vivre mes hommes sur les manants. Vive Dieu ! c’est un état où ni le vin ni les femmes ne manquent : puis s’il passe quelque voyageur un peu trop chargé d’or ou de marchandises, comme le royaume des cieux est surtout pour les pauvres, on lui en facilite l’entrée. Sang-Dieu ! voilà, si je ne me trompe, une honnête et joyeuse vie ; et pourvu qu’on accomplisse fidèlement ses devoirs de chrétien, qu’on rosse de temps en temps quelque Bohême, qu’on écorche quelque juif, le salut m’y parait une chose aussi facile que d’avaler ce verre de vin… Ah ! voici le capitaine.


Scène II


LANDRY, BURIDAN.
BURIDAN.

C’est bien, Landry.

LANDRY.
Vous voyez que je vous attends.
BURIDAN.

El tu bois, en m’attendant ?

LANDRY.

Je ne connais pas de meilleur compagnon que le vin,

BURIDAN, tirant sa bourse.

Si ce n’est l’or avec lequel on l’achète.

LANDRY.

Voici votre boîte.

BURIDAN.

Voici tes douze marcs d’or.

LANDRY.

Merci.

BURIDAN.

Maintenant, j’ai donné rendez-vous ici à un jeune homme ; il va venir, laisse-moi cette chambre un instant. Aussitôt que tu le verras sortir, reviens, j’ai à causer avec toi.

(On entend du bruit dans l’escalier.)
LANDRY.

Pardieu ! il vous suivait de près ; tenez, le voilà qui se casse le cou dans l’escalier.

BURIDAN.

Bien : laisse-nous.

GAULTIER, sur la porte.

Le capitaine Buridan ?

LANDRY.

Le voici.


Scène III


BURIDAN, GAULTIER.
BURIDAN, souriant.

Je croyais que vous connaissiez mon nouveau titre et mon nouveau nom, messire Gaultier ; je me trompais, ce me semble ; depuis ce matin on me nomme Lyonnet de Bournonville et l’on m’appelle premier ministre.

GAULTIER.

Peu m’importe de quel nom on vous nomme, peu m’importe quel titre est le vôtre, vous êtes un homme qu’un autre homme vient sommer de tenir sa promesse : étes-vous en mesure de la remplir ?

BURIDAN.

Je vous ai promis de vous faire connaître le meurtrier de votre frère.

GAULTIER.

Ce n’est pas cela : vous m’avez promis autre chose.

BURIDAN.

Je vous ai promis de vous dire comment Enguerrand de Marigny est passé en un jour du palais du Louvre au gibet de Montfaucon.

GAULTIER.

Ce n’est point cela : qu’il soit coupable ou non, c’est un débat entre ses juges et Dieu ; vous m’avez promis autre chose.

BURIDAN.

Est-ce de vous apprendre comment l’homme arrêté par vous hier est aujourd’hui premier ministre ?

GAULTIER.

Non, non : que ses moyens lui viennent de Dieu ou de Satan, peu m’importe ; il y a dans tout cela des secrets terribles que je ne veux pas approfondir : mon frère est mort, Dieu le vengera ; Marigny est mort, Dieu le jugera. Ce n’est pas cela ; vous m’avez promis autre chose.

BURIDAN.

Expliquez-vous.

GAULTIER.

Vous m’avez promis de me faire voir Marguerite.

BURIDAN.

Ainsi votre amour pour cette femme étouffe tout autre sentiment !… L’amitié fraternelle n’est plus qu’un mot, les intrigues sanglantes de la cour ne sont plus qu’un jeu… Oh ! vous êtes bien insensé !

GAULTIER.

Vous m’avez promis de me faire voir Marguerite.

BURIDAN.

Avez-vous besoin de moi pour cela ? ne pouvez-vous entrer par la porte secrète de l’alcôve, où tremblez-vous que, cette nuit comme l’autre, Marguerite ne rentre pas au Louvre ?

GAULTIER, anéanti.

Qui t’a dit cela ?

BURIDAN.

Celui avec lequel Marguerite a passé la nuit

GAULTIER.

Blasphème !… mais c’est toi qui es fou, Buridan.

BURIDAN.

Calme-toi, enfant ; et ne tourmente pas ton épée dans le fourreau… C’est une femme belle et passionnée que Marguerite, n’est-ce pas ? Que t’a-t-elle dit quand tu lui as demandé d’où lui venait cette blessure à la joue ?

GAULTIER.

Mon Dieu ! mon Dieu ! prenez pitié de moi.

BURIDAN.

Sans doute elle t’a écrit ?

GAULTIER.

Que t’importe ?

BURIDAN.
C’est d’un style magique et ardent qu’elle peint la passion, n’est-ce pas ?
GAULTIER.

Tes yeux damnés n’ont jamais vu, je l’espère, l’écriture sacrée de la reine.

BURIDAN, ouvrant la boîte de fer.

La reconnais-tu ?… Lis : Ta Marguerite bien-aimée.

GAULTIER.

C’est un prestige ! c’est un enfer !

BURIDAN.

N’est-ce pas, quand on est près d’elle, quand elle vous parle d’amour, n’est-ce pas qu’il est doux de passer la main dans ses longs cheveux qu’elle laisse si voluptueusement flotter ; d’en couper une tresse comme celle-ci ?

(Il lui montre une tresse de cheveux enfermée dans la boîte.)
GAULTIER.

C’est son écriture !… la couleur de ses cheveux !… Dis-moi que tu lui as volé cette lettre ; dis-moi que tu lui as coupé ces cheveux par surprise.

BURIDAN.

Tu le lui demanderas à elle-même : je t’ai promis de te la faire voir.

GAULTIER.

À l’instant ! à l’instant !

BURIDAN.

Mais peut-être n’est-elle pas encore au rendez-vous.

GAULTIER.

Un rendez-vous !… Qui a un rendez-vous avec elle ?… Nomme-moi celui-là… Oh ! j’ai soif de son sang et de sa vie.

BURIDAN.

Ingrat ! et si celui-là t’y cédait sa place ?

GAULTIER.

À moi ?

BURIDAN.

Si, soit lassitude pour lui, soit compassion pour toi, il ne veut plus de cette femme : s’il te la cède ; s’il te la rend ; s’il te la donne ?

GAULTIER, tirant son poignard.

Ah ! malédiction !…

BURIDAN.

Jeune homme !…

GAULTIER.

Oh ! mon Dieu !… pitié !

BURIDAN.

Il est huit heures et demie ; Marguerite attend : Gaultier, la feras-tu attendre ?

GAULTIER.

Où est-elle ? où est-elle ?

BURIDAN.

À la tour de Nesle !

GAULTIER.

Bien.

(Il va pour sortir.)
BURIDAN.

Tu oublies la clef.

GAULTIER.

Donne.

BURIDAN.

Un mot encore.

GAULTIER.

Dis.

BURIDAN.

C’est elle qui a tué ton frère.

GAULTIER.

Damnation !…

(Il disparaît.)



Scène IV


BURIDAN, puis LANDRY.
BURIDAN, seul

C’est bien, va la rejoindre, et perdez-vous l’un par l’autre ; c’est bien. Si Savoisy est aussi exact qu’eux, il fera d’étranges prisonniers. Maintenant une seule chose me reste à savoir… ce que sont devenus ces deux malheureux enfants. Oh ! si je les avais pour leur faire partager ma fortune et m’appuyer sur eux ! Landry sera bien fin si je ne parviens à apprendre de lui ce qu’ils sont devenus. Le voilà.

LANDRY.

Vous avez encore quelque chose à me dire, capitaine ?

BURIDAN.

Oh ! rien. Dis-moi, combien faut-il de temps à ce jeune homme pour aller d’ici à la tour de Nesle ?

LANDRY.

Vu qu’il ne se trouvera pas de bateau maintenant, il faudra qu’il remonte jusqu’au Pont-aux-Moulins ; c’est une demi-heure à peu près.

BURIDAN.

C’est bien, mets ce sablier sur cette table ; je voulais causer de notre ancienne connaissance, Landry, de nos guerres d’Italie : ajoute un verre et assieds-toi.

LANDRY.

Oui, oui, c’étaient de rudes guerres et un bon temps ; les jours se passaient en bataille et les nuits en orgie. Vous rappelez-vous, capitaine, les vins de ce riche prieur de Gênes, dont nous bûmes jusqu’à la dernière goutte ? ce couvent de jeunes filles dont nous enlevâmes jusqu’à la dernière nonne ? Toutes ces choses sont de joyeux souvenirs, mais de gros péchés, capitaine.

BURIDAN.

Au jour de la mort on mettra nos péchés d’un côté de la balance et nos bonnes actions de l’autre : j’espère que tu as fait assez provision de ces dernières pour que le bassin l’emporte ?

LANDRY.

Oui, oui, j’ai bien quelques œuvres méritantes, et dans lesquelles j’espère…

(Ils boivent)
BURIDAN.

Raconte-les-moi, cela m’édifiera.

LANDRY.

Dans le procès des Templiers, qui a eu lieu au commencement de cette année, il manquait un témoin pour faire triompher la cause de Dieu, et condamner Jacques de Molay, le grand maître ; un digne bénédictin jeta les yeux sur moi, et me dicta un faux témoignage, que je répétai saintement mot à mot devant la justice, comme s’il était vrai ; le surlendemain les hérétiques furent brûlés à la grande gloire de Dieu et de notre sainte religion.

BURIDAN.

Continue, mon brave… On m’a raconté une histoire d’enfants…

(Ils boivent.)
LANDRY.

Oui, c’était en Allemagne, pauvre petit ange ! j’espère qu’il prie là-haut pour moi, celui-là. Imaginez-vous, capitaine, que nous donnions la chasse à des Bohémiens qui sont, comme vous savez, païens, idolâtres et infidèles ; nous traversions leur village qui était tout en feu. J’entends pleurer dans une maison qui brûlait, j’entre ; il y avait un pauvre petit enfant de Bohême abandonné. Je cherche autour de moi, je trouve de l’eau dans un vase ; en un tour de main, je le baptise, le voilà chrétien ; c’est bon. J’allais le mettre dans un endroit où le feu ne pouvait l’atteindre, quand je réfléchis que le lendemain les parents seraient revenus, et le baptême au diable. Alors je le couchai proprement dans son berceau et je rejoignis les camarades ; derrière moi le toit s’abîma.

BURIDAN, avec distraction.

Et l’enfant périt ?

LANDRY.

Oui ; mais qui fut bien penaud, c’est Satan, qui croyait venir chercher une âme idolâtre, et qui se brûla les doigts à une âme chrétienne.

BURIDAN.

Allons, je vois que tu as toujours eu une religion bien dirigée ; mais je voulais parler d’autres enfants… de deux enfants qu’Orsini…

LANDRY.

Je sais ce que vous voulez dire.

BURIDAN.

Ah !

LANDRY.

Oui, oui, c’étaient deux pauvres petits qu’Orsini m’avait dit de jeter à l’eau comme des chats qui n’y voient pas encore clair, et que j’eus la tentation de conserver de ce monde, vu qu’il m’assura qu’ils étaient chrétiens.

BURIDAN, vivement.

Et qu’en fis-tu ?

LANDRY.

Je les exposai au parvis Notre-Dame, où l’on met d’habitude ces petites créatures.

BURIDAN.

Sais-tu ce qu’ils devinrent ?

LANDRY.

Non ; je sais qu’ils ont été recueillis, voilà tout, car le soir, ils n’y étaient plus.

BURIDAN.

Et ne leur imprimas-tu aucun signe afin de les reconnaître ?

LANDRY.

Si fait, si fait… je leur fis, ils pleurèrent même bien fort ; mais c’était pour leur bien, je leur fis avec mon poignard une croix sur le bras gauche.

BURIDAN, se levant.

Une croix rouge ? une croix au bras gauche ? une croix pareille à tous deux ? Oh ! dis que ce n’est pas une croix que tu leur as faite, dis que ce n’était pas au bras gauche, dis que c’était un autre signe…

LANDRY.

C’était une croix et pas autre chose ; c’était au bras gauche et pas autre part.

BURIDAN.

Oh ! malheur ! malheur ! mes enfants ! Philippe, Gaultier ! l’un mort, l’autre près de mourir… tous deux assassinés, l’un par elle, l’autre par moi, justice de Dieu ! Landry, où peut-on avoir une barque, que nous arrivions avant ce jeune homme ?

LANDRY.

Chez Simon le pécheur.

BURIDAN.

Alors une échelle, une épée, et suis-moi.

LANDRY.

Où cela, capitaine ?

BURIDAN.

À la tour de Nesle, malheureux !




Tableau 5


La Tour de Nesle.





Scène V


MARGUERITE, ORSINI.
MARGUERITE.

Tu comprends, Orsini, c’est une dernière nécessité, c’est an meurtre encore, mais c’est le dernier. Cet homme connaît tous nos secrets ; nos secrets de vie ou de mort : les tiens et les miens. Si je n’avais lutté depuis trois jours contre lui au point d’être lasse de la lutte, nous serions déjà perdus tous deux.

ORSINI.

Mais cet homme a donc un démon à ses ordres, pour être instruit ainsi de tout ce que nous faisons ?

MARGUERITE.

Peu importe de quelle manière il a appris, mais enfin il sait. Avec un mot, cet homme m’a jetée à ses genoux comme une esclave : il m’a vue lui détacher un à un les liens dont je l’avais fait charger… et cet homme-là qui sait nos secrets, qui m’a vue ainsi, qui peut nous perdre, cet homme a eu l’imprudence de me demander un rendez-vous, un rendez-vous à la tour de Nesle ! J’ai hésité cependant, mais, n’est-ce pas ? c’était bien imprudent à lui ; c’était tenter Dieu ! Au moins il s’est invité, lui ; c’est autant de moins pour le remords.

ORSINI.

Eh bien ! encore celui-ci ; moi qui vous demandais du repos, je suis le premier à vous dire : Il le faut.

MARGUERITE.

Ah ! n’est-ce pas qu’il le faut, Orsini ? tu vois bien, tu veux aussi qu’il meure ; quand je ne te l’ordonnerais pas, pour ta propre sûreté tu le frapperais.

ORSINI.

Oui, oui ! mais une trêve après ; si votre cœur n’est point blasé, notre fer s’émousse, et ce sera assez, ce sera trop pour notre repos éternel.

MARGUERITE.

Oui, mais notre tranquillité en ce monde l’exige. Tant que cet homme vivra, je ne serai pas reine, je ne serai maîtresse, ni de ma puissance, ni de mes trésors, ni de ma vie ; mais lui mort !… oh ! je te le jure, plus de nuits passées hors du Louvre, plus d’orgie à la tour, plus de cadavres à la Seine ! puis je te donnerai assez d’or pour acheter une province, et tu seras libre de retourner dans ta belle Italie ou de rester en France, écoute : je ferai raser cette tour, je bâtirai un couvent à sa place, je doterai une communauté de moines, et ils passeront leur vie à prier nu-pieds sur la pierre nue, à prier pour moi et pour toi ; car, je te le dis, Orsini, je suis lasse autant que toi de tous ces amours et de tous ces massacres… et il me semble que Dieu me les pardonnerait si je n’y joutais pas ce dernier.

ORSINI.

Il sait nos secrets, il peut nous perdre. Par où va-t-il venir ?

MARGUERITE.

Par cet escalier.

ORSINI.

Après lui, pas d’autres.

MARGUERITE.

Par le sang du Christ ! je te le jure.

ORSINI.

Je vais placer mes gens.

MARGUERITE.

Écoute, ne vois-tu rien ?

ORSINI.

Une barque conduite par deux hommes.

MARGUERITE.

L’un de ces deux hommes, c’est lui. Il n’y a pas de temps à perdre : va, va, mais ferme cette porte, qu’il ne puisse venir jusqu’à moi. Je ne peux pas, je ne veux pas le revoir ; peut-être a-t-il encore quelque secret qui lui sauverait la vie. Va, va, et enferme-moi.

(Orsini sort et ferme la porte.)


Scène VI


MARGUERITE, seule.

Ah ! Gaultier, mon gentilhomme bien-aimé ! il a voulu nous séparer, cet homme, nous séparer avant que nous ne fussions l’un à l’autre ! Tant qu’il n’a voulu que de l’or, je lui en ai donné ; des honneurs, il les a eus ; mais il a voulu nous séparer, et il meurt. Oh ! si tu savais qu’il a voulu nous séparer, Gaultier, toi-même me pardonnerais sa mort. Oh ! ce Lyonnet, ce Buridan, ce démon, qu’il rentre dans l’enfer dont il est sorti I oh ! c’est à lui que je dois tous mes crimes ! c’est lui qui m’a faite toute de sang. Oh ! si Dieu est juste, tout retombera sur lui. El moi, oh ! moi, moi ! si j’étais mon propre juge, je ne sais pas si j’oserais m’absoudre. — (Elle écoute à la porte.) On n’entend rien encore… rien.

LANDRY, du bas de la tour.

Y êtes-vous ?

BURIDAN, du balcon.

Oui.

MARGUERITE.

Quelqu’un à cette fenêtre ! Ah !


Scène VII


MARGUERITE, BURIDAN.
BURIDAN, faisant voler la fenêtre en morceaux et se présentant.

Marguerite ! Marguerite ! seule ! ah ! seule encore ! Dieu soit loué !

MARGUERITE, reculant.

À moi ! à moi !

BURIDAN.

Ne crains rien.

MARGUERITE.

Toi, toi ! venant par cette fenêtre ! c’est une apparition, un fantôme.

BURIDAN.

Ne crains rien, te dis-je.

MARGUERITE.

Mais pourquoi par cette fenêtre et non par cette porte ?

BURIDAN.

Je te le dirai tout à l’heure ; mais auparavant il faut que je te parle ; chaque minute que nous perdons est un trésor jeté dans un gouffre. Écoute-moi.

MARGUERITE.

Viens-tu encore me faire quelque menace, m’imposer quelque condition ?

BURIDAN.

Non, non : tiens, regarde ; non, tu n’as plus rien à craindre. Tiens, voilà loin de moi mon épée ! loin de moi mon poignard ! loin de moi cette boîte où sont tous nos secrets ! Maintenant tu peux me tuer, je n’ai pas d’arme, pas d’armure ; me tuer, puis prendre cette boîte, brûler ce qui s’y trouve, et dormir tranquille sur mon tombeau. Non, je ne viens pas te menacer. Je viens te dire… oh ! si yu savais ce que je viens te dire ! ce qui peut nous rester encore de jours de bonheur, à nous qui, nous-mêmes, nous sommes crus maudits.

MARGUERITE.

Parle, je ne te comprends pas.

BURIDAN.

Marguerite, ne te reste-t-il rien dans le cœur, rien d’une femme, rien d’une mère ?

MARGUERITE.

Où veux-tu en venir ?

BURIDAN.

Celle que j’ai connue si pure n’est-elle plus accessible à rien de ce qui est sacré pour Dieu et les hommes ?

MARGUERITE.

C’est toi qui viens me parler de vertus et de pureté ! Satan qui se fait convertisseur ! c’est étrange, tu en conviendras toi-même.

BURIDAN.

Peu importe quel nom tu me donnes, pourvu que ma parole te touche… Marguerite, n’as-tu jamais eu un instant de repentir ? Oh ! réponds-moi comme tu répondrais à Dieu : car, ainsi que Dieu, je puis tout en ce moment pour ton bonheur ou ton désespoir… je puis te damner ou t’absoudre ; je puis, à mon gré, t’ouvrir l’enfer ou le ciel… Suppose que rien ne s’est passé entre nous depuis trois jours… oublie tout, excepté ton ancienne confiance envers moi… n’as-tu pas besoin de dire à quelqu’un tout ce que tu as souffert ?

MARGUERITE.

Oh ! oui, oui, car il n’est point de prêtre à qui on ose confier de pareils secrets ! il n’y a qu’un complice et tu es le mien ! le mien, de tous mes crimes ! Oui, Buridan… ou plutôt Lyonnet, oui, tous mes crimes sont dans ma première faute !… Si la jeune fille n’avait pas manqué pour toi, pour toi, malheureux, à ses devoirs, son premier crime, son plus horrible, n’aurait pas été commis ; pour qu’on ne me soupçonnât pas de la mort de mon père, j’ai perdu mes fils !… Poursuivie par le remords, je me suis réfugiée dans le crime !… j’ai voulu étouffer dans le sang et les plaisirs cette voix de la conscience qui me criait incessamment : Malheur !… Autour de moi pas un mot pour me rappeler à la vertu, des bouches de courtisans qui me souriaient, qui me disaient que j’étais belle, que le monde était à moi, que je pouvais le bouleverser pour un moment de plaisir !… pas de forces pour lutter… des passions, des remords… des nuits pleines de spectres, si elles ne l’étaient de volupté !… Oh ! oui, oui, il n’y a qu’à un complice qu’on puisse dire de pareilles choses !

BURIDAN.

Mais, dis-moi, si près de toi tu avais eu tes fils ?

MARGUERITE.

Oh ! alors, aurais-je osé sous leurs yeux, quand la voix de mes enfants m’eût appelée ma mère ! aurais-je osé faire des projets de meurtre et d’amour ? Oh ! mes fils m’eussent sauvée, ils m’eussent rendue à la vertu peut-être… Mais je ne pouvais garder mes fils ! Ô mes fils !… Oh ! je n’osais pas prononcer ces mots !… car, parmi les spectres que j’ai revus, je n’ai point revu mes fils, et je tremblais en les appelant d’évoquer leurs ombres !

BURIDAN.

Malheureuse ! ils étaient près de toi, et rien ne t’a dit : Marguerite, voilà tes fils !

MARGUERITE.

Près de moi ?

BURIDAN.

L’un d’eux, malheureuse mère, l’un d’eux… tu l’as vu à tes genoux, demandant merci contre le poignard des assassins ! Tu étais là, tu entendais ses prières… et tu n’as pas reconnu ton enfant, et tu as dit : Frappez !

MARGUERITE.

Moi, moi… où cela ?

BURIDAN.

Ici, à cette place où nous sommes.

MARGUERITE.

Ah ! quand ?

BURIDAN.

Avant-hier.

MARGUERITE.

Philippe d’Aulnay ? vengeance de Dieu !

BURIDAN.

Voilà ce qu’est devenu l’un… Marguerite, pense à ce qu’est l’autre.

MARGUERITE.

Gaultier ?

BURIDAN.

L’amant de sa mère !

MARGUERITE.

Oh ! non, non ; grâce au ciel, cela n’est pas, et j’en remercie Dieu, je l’en remercie à genoux… Non, non, je puis encore appeler Gaultier mon fils, et Gaultier peut m’appeler sa mère.

BURIDAN.

Dis-tu vrai ?

MARGUERITE.

Par le sang du martyr qui a coulé là, je te le jure !… Oh ! oui, oui, c’est la main de Dieu qui a dirigé tout cela, qui m’a mis au cœur cet amour bizarre, tout de mère et pas d’amante ! c’est Dieu… Dieu bon, Dieu sauveur qui voulait qu’avec le repentir le bonheur revint dans ma vie !… Oh ! mon Dieu, merci, merci !

(Elle prie.)
BURIDAN.

Eh bien ! Marguerite, me pardonnes-tu, vois-tu encore en moi un ennemi ?

MARGUERITE.

Oh ! non, non, le père de Gaultier !

BURIDAN.

Ainsi ! tu le vois, nous pouvons être heureux encore !… Nos vœux d’ambition sont remplis, plus de lutte entre nous… Notre fils est le lien qui nous attache l’un à l’autre… Notre secret sera enseveli entre nous trois !

MARGUERITE.

Oui, oui !

BURIDAN.

Crois-tu que tu peux encore être heureuse ?

MARGUERITE.

Oh ! si je le crois ! et il y a dix minutes, cependant, je ne l’espérais plus.

BURIDAN.

Une seule chose manque à notre bonheur, n’est-ce pas ?

MARGUERITE.

Notre fils, notre fils là, entre nous deux… notre Gaultier.

BURIDAN.

Il va venir.

MARGUERITE.

Comment !

BURIDAN.

Je lui ai remis la clef que tu m’avais donnée. Il va venir par cet escalier par où je devais venir, moi.

MARGUERITE.

Malédiction ! et comme c’était toi que j’attendais, j’avais placé… damnation !… j’avais placé des assassins sur ton passage !

BURIDAN.

Je te reconnais bien là, Marguerite.

(On entend un cri dans l’escalier.)
MARGUERITE.

C’est lui, lui qu’on égorge !

BURIDAN.

Courons !…

(Ils vont à la porte qu’ils secouent.)
MARGUERITE.

Qui donc a fait fermer cette porte ? Oh ! c’est moi… moi ! Orsini, Orsini ! ne frappe pas, malheureux !

BURIDAN, secouant la porte.

Porte d’enfer !… mon fils ! mon fils !!!

MARGUERITE.

Gaultier !

BURIDAN.

Orsini !… démon !… enfer ! Orsini !!!

MARGUERITE.

Pitié ! pitié !

GAULTIER, en dehors, criant et appelant au secours.

Á moi ! à moi ! au secours !

MARGUERITE.

La porte s’ouvre !

(Elle recule.)



Scène VIII


Les mêmes ; GAULTIER.
GAULTIER, entrant tout ensanglanté.

Marguerite, Marguerite ! je te rapporte la clef de la tour.

MARGUERITE.

Malheureux, malheureux ! je suis ta mère !

GAULTIER.

Ma mère !… eh bien ! ma mère, soyez maudite !

(Il tombe et meurt.)
BURIDAN, se penchant sur son fils et à genoux.

Marguerite, Landry leur avait fait à chacun une marque sur le bras gauche. — (Il déchire la manche de Gaultier et regarde le bras.) Tu le vois, ce sont bien eux… Enfants damnés au sein de leur mère… Un meurtre a présidé à leur naissance, un meurtre a abrégé leur vie !

MARGUERITE.

Grâce ! grâce !


Scène IX


Les mêmes ; ORSINI, SAVOISY, gardes.
ORSINI, entrant, entre deux gardes qui le tiennent.

Monseigneur, voilà les véritables assassins ; ce sont eux et non pas moi.

SAVOISY, s’avançant.

Vous êtes mes prisonniers.


MARGUERITE et BURIDAN.

Prisonniers, nous ?

MARGUERITE.

Moi, la reine ?

BURIDAN.

Moi, le premier ministre ?

SAVOISY.

Il n’y a ici ni reine ni premier ministre ; il y a un cadavre, deux assassins, et l’ordre signé de la main du roi d’arrêter cette nuit, quels qu’ils soient, ceux que je trouverai dans la tour de Nesle.