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La Trace du serpent/Livre 6/Chapitre 06

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 364-393).

CHAPITRE VI.

LA FIN D’UNE TÉNÉBREUSE CARRIÈRE.

Une fois encore Slopperton sur le Sloshy retentissait d’un sujet chassé de l’esprit public depuis huit ans, et ressuscité maintenant avec beaucoup plus d’exaltation et de discussion que jamais. Ce sujet était l’assassinat de M. Montague Harding. Tout Slopperton n’avait qu’une voix pour parler sur ce thème. Le procès pendant où un autre individu était accusé de ce même crime, pour lequel Richard Marwood avait été déclaré coupable il y avait des années, Richard qui, d’après ce qu’on rapportait, était mort en essayant de s’échapper de l’asile du comté.

On avait peu de détails sur le criminel ; mais on conjecturait beaucoup de choses, on en inventait davantage, et définitivement les bruits les plus contradictoires circulaient parmi les habitants de Slopperton, qui avaient chacun un récit particulier à faire sur l’arrestation de de Marolles, et qui considéraient le cas chacun à son point de vue avec une fermeté et une persistance dignes d’une meilleure cause. Ainsi, si on allait dans High Street, en pénétrant dans ce passage qui communique avec la place du marché, on eût entendu que ce de Marolles était un Français noble, qui avait traversé la Manche sur un canot dans la nuit du meurtre, était allé à pied de Douvres à Slopperton, et par conséquent n’avait pas fait moins de deux cents milles par le plus court chemin, et était retourné à Calais de la même manière. Si ayant des doutes sur le récit de cette pérégrination, à cause des légères contradictions de temps et d’espace, on eût poursuivi l’enquête un peu plus loin en descendant la même rue, on eût probablement appris que de Marolles n’était pas le moins du monde français, mais le fils d’un ecclésiastique d’un comté voisin, et que son infortunée mère était en ce moment même agenouillée dans la salle du trône au palais de Buckingham, en train de solliciter le pardon de son fils comme se rattachant à l’intérêt du clergé. Si cette histoire eût frappé plutôt par son caractère romanesque que par sa vraisemblance, on n’avait qu’à tourner au coin pour entrer dans la rue du petit marché, un quartier tout à fait pauvre, et principalement habité par des bouchers et par le commerce des tripes et des pieds de vache, on eût pu être rassasié d’horreurs : les citoyens de cette localité ayant la ferme conviction que le prisonnier actuellement enfermé dans la prison de Slopperton n’est ni plus ni moins qu’un brigand célèbre, depuis longtemps le fléau des royaumes unis d’Angleterre et d’Irlande, coupable d’innombrables meurtres.

D’autres se renfermaient dans des descriptions intéressantes et détaillées de la tentative d’évasion de l’accusé et de son arrestation. Ceux-ci, rassemblés aux coins des rues, disputaient et gesticulaient en petits groupes ; un individu se détachait souvent de ses compagnons et s’emparait d’une place libre sur le trottoir pour donner à son histoire particulière le bénéfice de l’illustration en action. Quelques récits racontaient comment lui, le prisonnier, avait fait la moitié du chemin pour l’Amérique, enfermé dans le tambour des roues du steamer ; d’autres donnaient des détails intéressants et affirmaient qu’on l’avait trouvé caché dans un coin de la chambre de la machine, dans laquelle il était resté pendant quarante jours sans boire ni manger. D’autres rapportaient qu’il avait été ferlé dans une voile du petit hunier d’un vaisseau de guerre américain ; d’autres comment il avait fait la traversée sur la grande hune du même bâtiment, ne descendant qu’au milieu des ombres de la nuit pour prendre sa nourriture, et comment il avait payé un quart de million au capitaine de vaisseau pour cet arrangement. Quant aux sommes d’argent qu’il avait détournées dans sa profession de banquier, elles augmentaient à chaque heure, jusqu’à ce qu’enfin Slopperton releva son nez d’étonnement à quelque chose approchant d’un milliard pour la somme totale de ses dilapidations, et un million, plus ou moins en déficit sur son livre de comptes, ne se trouvait nulle part.

Les assises étaient attendues avec une impatience comme jamais assises n’avaient été désirées, et les juges et les avocats de cette circonscription étaient un objet d’envie pour les juges et les avocats des circonscriptions voisines, et ceux-ci disaient avec amertume que jamais pareille cause ne se présentait sur leur chemin, et que c’était ressembler à un Prius Quintus Cicéron que d’être chargé de la poursuite d’un tel procès, et que si Nisi, à qui le comte de Marolles avait confié sa défense, ne le tirait pas de là, lui, Nisi, méritait d’être pendu au lieu et place de son client.

Cela parut un exemple étrange et abominable de la justice distributive que Raymond de Marolles, ayant été surpris dans sa tentative d’évasion pendant l’automne de cette année, dût attendre les assises de l’année suivante pour être jugé, et eût, par conséquent, à passer ainsi une plus longue période dans sa cellule solitaire que Richard Marwood, la victime innocente des preuves évidentes, ne l’avait fait quelques années avant.

Qui osera pénétrer dans la cellule de cet homme ? Qui osera plonger un regard dans ce cœur endurci ? Qui suivra les sombres et terribles méditations de cette intelligence pervertie ?

Enfin le jour si désiré par les citoyens libres de Slopperton, et vraiment si peu désiré de quelques hôtes de la prison, qui aimaient mieux attendre leur condamnation dans cette retraite que de traverser l’Océan aux ondes amères pour une période illimitée, après l’issue de ce procès, enfin le jour des assises revint encore une fois ; une fois encore les hôtels de premier ordre de Slopperton furent encombrés et animés par les jeunes avocats élégants et par les juges graves, à la tête grisonnante ; une fois encore la salle de la cour criminelle fut un vaste océan de têtes humaines élevant vague sur vague sous le même plafond, et une fois encore les yeux curieux s’attachèrent sur le banc sur lequel était assis l’élégant et accompli Raymond, comte de Marolles, autrement dit Jabez North, pendant quelque temps pauvre du dépôt de mendicité de Slopperton sur le Sloshy, plus tard maître d’étude dans le pensionnat du docteur Tappenden, accusé de meurtre avec préméditation sur la personne de Montague Harding, aussi de Slopperton, assassiné huit ans auparavant.

Le premier point que l’avocat chargé de la poursuite s’efforça de prouver aux esprits du jury fut l’identité de Raymond de Marolles, le Parisien, avec Jabez North, le pauvre maître d’étude. Détruire la preuve de sa mort, en laquelle tout Slopperton avait cru fermement jusqu’ici, était surtout au-dessus de son pouvoir. Le docteur Tappenden avait été mis en présence du cadavre de son maître d’étude ; comment alors ce maître d’étude pouvait-il être vivant et actuellement devant eux ? Mais il y avait de nombreux témoins pour certifier que c’était bien là, en chair et en os, ce même Jabez North, dont ils se souvenaient et qu’ils avaient l’habitude de voir il y avait huit ans. Ils étaient prêts à le reconnaître, malgré sa chevelure et ses sourcils noirs. D’un autre côté, il y en avait plusieurs qui avaient vu le corps du suicidé, trouvé par Peters, l’agent de police, sur la bruyère en dehors de Slopperton, et ceux-ci étaient aussi prêts à déclarer que ce cadavre était celui de Jabez North, le maître d’étude du docteur Tappenden, et de nul autre. Mais, lorsqu’un homme, à l’air rustre, ayant un bonnet de fourrure pelé dans sa main et deux mèches de cheveux gras soigneusement roulées en boucles flasques de chaque côté de sa face hâlée, lesquelles boucles étaient regardées par ses amis aux dispositions poétiques et métaphysiques comme des marteaux de porte de Newgate ; quand cet homme, qui dit au jury s’appeler Slithery Bill et, voyant le jury ne pas être satisfait de ce surnom, Bill Withers, s’ils le préféraient, fut invité à s’asseoir sur le siège des témoins, ce qu’il fit d’un air bourru et tout à fait découragé, comme quelqu’un qui aurait dit : « ce peut bien être à mon tour maintenant, » jeta une lumière complètement nouvelle sur le sujet.

On demanda poliment à Bill Withers s’il se souvenait de l’été de 18… s’il pouvait se souvenir de l’été de 18… Il était sans ouvrage cet été-là, et il fit, en passant, la remarque « que, ne pouvant vivre, il aurait pu mourir de faim ou voler sans que tout Slopperton s’en mît en peine. »

On lui demanda encore poliment s’il se souvenait avoir fait une besogne spéciale cet été-là.

Il dit qu’il s’en souvenait, et fit l’importante remarque « que ce fut un tour de main joliment fait, comme jamais escroc n’en avait exécuté de pareil. »

On lui demanda s’il serait assez bon pour raconter ce que c’était.

Il consentit à cette requête avec une gracieuse inclination de tête, et procéda au lissage de ses marteaux de Newgate et croisa ses bras sur le rebord de l’espèce de banc dans lequel se plaçaient les témoins, avant d’établir le cas, puis éclaircit sa voix et commença ainsi d’une manière décousue :

« Et voici ce qui en était alors. J’étais sans ouvrage, j’arrange les jardins des petites gens au printemps, je les nettoie ; j’arrache les mauvaises herbes, je les ratisse et les bêche un petit peu, derrière et devant, quand je puis me procurer cette besogne, ce qui n’arrive pas toujours ; et me trouvant sans ouvrage, la vieille mère Thingamy, en bas de Peter l’aveugle, me dit, et c’était une méchante vieille sorcière, elle me dit donc : « J’ai de la besogne à donner à celui qui ne fera pas de questions et qui n’aura pas besoin qu’on lui donne d’explications ; » par cette remarque et en même temps par ses manières, je compris qu’elle avait quelque chose de bon à me proposer, et aussi je lui dis : « Regardez par ici, mère ; si c’est une besogne qu’un estimable jeune homme, actuellement sans ouvrage, et qui n’a bu ni mangé depuis avant-hier, puisse faire, la conscience nette, je la ferai ; si ce n’est pas ainsi, n’en parlons plus. »

Ayant rapporté cette déclaration héroïque, M. William Withers essuya sa bouche, et promena ses yeux sur l’assemblée, comme pour dire : « Slopperton, sois fier d’un tel citoyen ! » — « Il n’y a pas de quoi bouleverser votre délicate constitution et vous faire un mal inguérissable, répliqua la vieille chatte ; c’est une besogne que le ministre de la paroisse pourrait faire s’il avait un camion. ». — « Un camion ? Je vois que c’est pour transporter des caisses que vous êtes là à me cajoler. » — « Ne vous préoccupez pas de savoir si ce sont des caisses ou autre chose ; voulez-vous le faire, dit-elle, voulez-vous faire cela, et vous mettrez un souverain dans votre poche ; mais n’allez jamais bavarder de la chose, à moins que vous ne vouliez que votre précieux cou soit coupé un beau soir. »

— Et vous consentîtes à faire ce qu’elle demandait de vous ? insinua le conseil.

— Vraiment, je ne comprenais rien à l’affaire, répliqua M. Withers, mais j’entrepris l’ouvrage. « Ainsi, dit-elle, le marché est fait ! vous amènerez un camion près du terrain couvert de ruines, derrière Peter l’aveugle, à dix heures du soir, et vous vous tiendrez tranquille jusqu’à ce que vous entendiez un coup de sifflet ; quand vous entendrez un coup de sifflet, poursuivit-elle, vous conduirez votre camion devant notre porte d’entrée ; voilà tout ce que vous avez à faire, dit-elle, et avec cela de garder votre langue entre vos dents. » — « C’est bien, lui dis-je, je vais aller voir s’il y a quelque individu qui veuille me prêter un camion pour la soirée. » En effet, je trouvai un individu qui, voyant que j’en avais absolument besoin, tint bon pour un bob et un tanner pour sa location.

— Peut-être le jury désirerait-il qu’on lui dît quelle somme d’argent (je présume que c’est de l’argent) représentent un bob et un tanner ? dit l’avocat.

— Il faut que ce soit un joli tas d’ignorants alors, répliqua M. Withers avec plus de franchise que de circonlocution. Le moindre enfant reconnaît dix-huit pence quand on les lui présente.

— Ah ! un bob et un tanner sont dix-huit pence, très-bien, dit le conseil d’un air encourageant. Continuez, je vous en prie, monsieur Withers.

— Eh bien ! dix heures arrivent, et voilà-t-il pas que la soirée était excessivement orageuse, et que j’attendais assis sur ce bienheureux camion, derrière Peter l’aveugle, suivant l’instruction donnée. À la fin, le coup de sifflet se fait entendre, et même un joli petit coup de sifflet, fort prudent, aussi doux que celui d’un rossignol qui donne son adresse à un autre rossignol, et je vins me ranger devant la porte d’entrée, comme j’en avais reçu l’ordre. Là devant cette porte, se tenait la vieille sorcière, et devant elle un jeune homme en chemise, avec un pantalon troué et en lambeaux. En regardant attentivement son visage, que vois-je ? Jim, le petit-fils de la vieille ; aussi lui dis-je : « Jim ! » d’un ton d’amitié ; mais il ne fait pas de réponse, et puis la vieille dit : « Suivez ce jeune gentleman que voilà, voulez-vous ? » J’entrai donc, et là, sur le lit, je vis quelque chose de très-soigneusement enveloppé dans une vieille couverture. Cela me retourna le cœur, car je n’aimais pas beaucoup l’apparence de ce paquet ; mais je ne vis rien, et puis le jeune homme Jim, comme je le croyais, me dit : « Donnez-nous un coup de main pour ceci, voulez-vous ? » et j’eus le cœur retourné de nouveau, car, quoique ce fût la figure de Jim, ce n’était nullement sa voix, mais une voix plus agréable et moins rude ; mais je m’approchai du lit, et je saisis une extrémité de ce qui était étendu là, et j’eus le cœur tourné pour la troisième fois, car je trouvai que mes soupçons étaient exacts : c’était un cadavre !

— Un cadavre ?

— Oui ; mais le cadavre de qui ? il n’y avait pas moyen de le savoir, enveloppé qu’il était de cette manière. Mais je me sentis devenir horriblement pâle, et je dis : « Sil y a quelque chose de mal là-dedans, je m’en lave les mains, et vous pouvez faire votre sale besogne vous-même. » Je n’avais pas plutôt prononcé ces mots devant le jeune homme que j’avais pris d’abord pour Jim, qu’il me saisit subitement à la gorge et me renverse sur les genoux. Je ne suis pas un enfant ; mais, bonté du ciel ! je n’étais rien sous sa griffe, quoique sa main fût aussi blanche et aussi délicate que celle d’une jeune dame. « Maintenant, regardez bien cela, » dit-il, et je regardai, aussi bien que je le pus, avec mes yeux sortant de la tête ; « vous voyez ce que c’est, » et il sortit un pistolet de sa poche : « Si vous refusez de faire ce que nous désirons qui soit fait, ou si vous allez ébruiter l’affaire et vous comporter de quelque autre façon inconvenante, ce sera la dernière fois que vous aurez la chance de vous conduire ainsi. Levez-vous, » dit-il, comme si j’étais un chien ; et je consentis à faire ce qu’il voulait, car il y avait dans la figure du jeune homme quelque chose de si diabolique, que je commençai à croire qu’il valait mieux ne pas lutter contre lui. »

Ici M. Withers s’arrêta pour se reposer des fatigues de son discours, et se moucha d’un air délibéré dans un mouchoir qui, par son état de dégradation, ressemblait à un réseau en coton rouge pour faire cuire les choux. Le silence régna pendant ce temps dans la nombreuse assemblée, rompu seulement par le grattement de la plume avec laquelle le défenseur prenait des notes sur la déposition, et le froissement des feuilles que les chroniqueurs arrachaient de leurs carnets pour les livrer page après page.

Le prisonnier regardait droit devant lui ; ses lèvres fortement serrées n’avaient pas tremblé un instant, ses cils frangés d’or ne s’étaient jamais baissés.

« Pouvez-vous me dire, dit l’avocat chargé de la poursuite, si vous avez jamais vu, depuis cette soirée, ce jeune homme qui ressemblait si extraordinairement à votre ancien ami Jim ?

— Je ne l’ai jamais vu depuis, à ma connaissance… (il y eut de l’agitation dans l’assemblée, comme si chaque spectateur avait simultanément poussé un long soupir) jusqu’à aujourd’hui.

— Jusqu’à aujourd’hui ? » dit l’avocat.

Cette fois, ce fut plus que de l’agitation, ce fut un murmure contenu qui courait parmi les nombreux auditeurs.

« Soyez assez bon pour dire si vous pouvez le reconnaître dans ce moment.

— Je le puis, répliqua M. Withers ; le voilà, ou mon nom n’est pas celui que j’ai toujours cru m’appartenir. »

Et il montra de son doigt sale mais ferme le prisonnier.

Celui-ci leva légèrement son arcade sourcilière d’un air dédaigneux, comme pour dire :

« Voilà un assez singulier témoignage pour faire pendre un homme. »

« Soyez assez bon pour continuer votre récit, dit l’avocat.

— Eh bien, je fis ce qu’il me disait, et je plaçai le corps, lui aidant, sur le camion. « Maintenant, dit-il, suivez cette vieille femme, et faites tout ce qu’elle vous dira, ou vous vous en trouverez très-mal pour votre bonheur à venir. » Après quoi, il ferma avec bruit la porte sur moi, sur la vieille femme et sur le camion, et je n’entendis plus parler de lui. C’est bien. Je suis la vieille à travers une quantité de ruelles et de chemins bourbeux, jusqu’à ce qu’ayant laissé la ville derrière nous, nous nous dirigeons sur la bruyère et la traversons, pour arriver à un endroit précieux pour sa solitude, près de la haie d’un sentier étroit ; et elle me dit que nous allions laisser là le corps, et alors nous le prîmes sur le camion, et le déposâmes sur l’herbe, alors que la pluie tombait dru et que les coups de tonnerre et les éclairs se succédaient rapides dans le ciel. « Et maintenant, dit-elle, ce que vous avez à faire est de retourner d’où vous êtes venu, et de ne pas perdre votre temps aux environs ; et faites attention, ajouta-t-elle, que si jamais vous parlez ou bavardez sur cette affaire, ce sera la fin de votre bavardage dans ce monde. » Et sur ce, elle me regarda comme une vieille sorcière qu’elle était, et me montra en bas la route de son bras décharné. Je reprends donc le chemin que j’avais suivi d’abord ; mais je n’étais pas très-loin, quand je vois tout à coup la vieille sorcière courant vers la ville aussi vite qu’elle pouvait traîner ses jambes. « Oh ! dis-je, vous êtes une rusée coquine, en vérité ; mais je verrai malgré vous qui est mort. » Aussi, je grimpai à l’endroit où nous avions laissé le cadavre, et là je m’aperçus bien que mes soupçons étaient vrais ; car le corps était maintenant tout découvert, la face regardant le ciel sombre, et il était habillé, autant que je pus le voir, tout à fait comme un gentleman, tout en noir ; mais la nuit était si épaisse que je ne pouvais remarquer le visage, quand tout à coup, pendant que j’étais agenouillé et que je l’examinais, arrive un éclair qui brilla si longtemps que je ne me souviens pas d’en avoir vu un pareil ; et à la lumière bleue je vis la figure plus clairement que je n’aurais pu le faire en plein jour. Je crus que j’allais tomber foudroyé. C’était Jim ! Jim, que je connaissais aussi bien que moi-même, mort à mes pieds. Ma première pensée fut que ce jeune homme qui ressemblait tant à Jim avait assassiné celui-ci ; mais il n’y avait aucune trace de violence sur le corps. Certainement, il n’y avait aucun doute dans mon esprit que ce ne fût Jim, mais encore, en y réfléchissant, je me dis : « Tout semble sens dessus dessous cette nuit, aussi vais-je m’assurer de la chose. » En conséquence, je soulevai son bras et relevai la manche de son habit. Maintenant, voici pourquoi je faisais cela. Il y avait une jeune femme dont Jim était éperdument amoureux, et qui s’appelait Bess, quoique lui et beaucoup d’autres l’appelassent Sillikins, tout court ; et un certain jour que Jim et moi étions au cabaret, nous nous trouvâmes y rencontrer un matelot que nous connaissions tous les deux avant qu’il allât à la mer. Il nous raconta donc ses aventures et autres choses de ce genre, quand il nous dit tout à coup : « Je veux vous montrer quelque chose de joli ; » et aussitôt il releva la manche de son garnsey, et sur tout son bras il y avait toutes sortes de peintures faites avec de la poudre, telles que des cœurs enflammés, Rule Britannia, et des vaisseaux à voiles déployées sur le dos de serpents volants. Jim eut une envie démesurée de cela, et dit : « Je voudrais bien, Joé (Joé était le nom du marin), je voudrais bien que vous pussiez me peindre le nom de ma fiancée, dans une guirlande de roses, sur mon bras, comme cela. » Joé répondit : « Mais je le ferai, et avec plaisir ; » et dans le fait, une semaine ou deux après, Jim vint à moi avec son bras comme un livre d’images, et le nom de Bess, aussi grand que vif de couleur, imprimé juste au-dessus de la jointure du coude. Je relève donc la manche de son habit, et attends qu’un éclair brille. Ce ne fut pas long, et je lus là : B. E. S. S. « Il n’y a plus à douter maintenant, dis-je, voilà Jim, et il y a là dedans quelque crime ou quelque autre mystère que je ne comprends pas. »

— Très-bien, dit le conseil ; nous pourrons avoir encore besoin de vous d’un moment à l’autre, je crois, monsieur Withers, mais pour l’instant vous pouvez vous retirer. »

Le témoin qui suivit fut le docteur Tappenden, qui raconta les circonstances de l’admission de Jabez North dans son établissement, l’excellent certificat que celui-ci avait eu de l’administration du dépôt de mendicité de Slopperton, et la bonne réputation dont il jouissait.

« Vous aviez, par conséquent, une grande confiance en ce jeune homme ? demanda le conseil pour la poursuite.

— La confiance la plus absolue, répliqua le maître d’école, au point que je l’employais fréquemment à recueillir des souscriptions pour un établissement charitable dont j’étais le trésorier : l’orphelinat de Slopperton. Je crois que je fais bien de mentionner ceci, parce que dans une occasion ce fut la cause de sa visite à l’infortuné gentleman qui a été assassiné.

— Vraiment ! Voudriez-vous être assez bon pour relater cette circonstance ?

— Je crois que ce fut environ trois jours avant le meurtre, qu’un matin, un peu avant midi, — ce moment étant celui où les élèves quittaient leurs études pour une heure de récréation, — je lui dis : « Monsieur North, je désirerais que vous allassiez faire une visite à ce gentleman indien qui demeure avec mistress Marwood, et dont la fortune fait tant de bruit. »

— Pardon ; vous dites « dont la fortune fait tant de bruit. » Pouvez-vous jurer que vous avez fait cette observation ?

— Je puis le jurer.

— Je vous prie de continuer, dit le conseil.

— Je désirerais, disais-je, que vous allassiez faire une visite à M. Harding, pour solliciter de lui un secours pour l’orphelinat ; nous sommes médiocrement en fonds. Je sais, North, que votre cœur est tout entier à l’œuvre et que vous plaiderez avec succès la cause des orphelins ; vous avez une heure avant le dîner ; il y a un peu loin jusqu’au Moulin Noir, mais en marchant vite, vous avez le temps d’aller et de revenir. Il y alla donc, et à son retour rapporta un billet de cinq livres que lui avait donné M. Harding. »

Le docteur Tappenden continua en décrivant les circonstances de la mort du petit garçon dans la chambre du maître d’étude, la nuit même du meurtre. Une des servantes, qui couchait au même étage que North, fut interrogée, et dit qu’elle avait entendu des bruits étranges dans la chambre de celui-ci, durant cette nuit, mais qu’elle avait attribué cela à ce que le maître d’étude s’était levé pour soigner le malade. On lui demanda quels étaient les bruits qu’elle avait entendus.

« La fenêtre fut deux fois ouverte et deux fois fermée.

— À quel intervalle de la première fois la fenêtre avait-elle été ouverte pour la seconde fois ? demanda le conseil.

— Environ deux heures, répondit-elle, autant que je pus le supposer. »

Le témoin à charge qui suivit fut la vieille servante Martha.

« Pouvait-elle se rappeler avoir jamais vu le prisonnier qui est à la barre ? »

La vieille femme mit ses lunettes, et regarda fixement M. de Marolles ou Jabez North, comme ses ennemis s’obstinaient à l’appeler. Après une très-sérieuse inspection des avantages personnels de ce gentleman, qui fut tout à fait insupportable pour les spectateurs compatissants, mistress Martha Jones dit d’un ton presque inintelligible :

« Il avait les cheveux blonds, alors.

— Il avait les cheveux blonds, alors. Vous voulez dire, j’en conclus, dit le conseil, que la première fois que vous avez vu le prisonnier, sa chevelure était d’une couleur différente de celle qu’elle à aujourd’hui. En supposant qu’il ait teint ses cheveux, ce qui n’est pas une habitude rare, pouvez-vous jurer que vous l’avez vu avant ce jour ?

— Je le jure.

— En quelle occasion ? demanda le conseil.

— Trois jours avant l’assassinat du frère de ma pauvre maîtresse. Je lui ouvris la porte. Il me parla très-poliment et admira beaucoup le jardin, et me demanda s’il pouvait l’examiner un peu.

— Il vous demanda de lui permettre d’examiner le jardin ? Dites-moi, je vous prie, si c’était en entrant, ou quand il se disposait à sortir.

— C’était quand je le reconduisais dehors.

— Et resta-t-il longtemps avec M. Harding ?

— Pas plus de dix minutes. M. Harding était dans sa chambre à coucher. Il avait dans celle-ci un bureau dans lequel il serrait ses papiers et son argent, et il avait coutume de faire toutes ses affaires dans cet appartement, et il y restait quelquefois enfermé jusqu’à l’heure du dîner.

— Le prisonnier le vit-il dans sa chambre à coucher ?

— Oui. Je lui montrai moi-même l’escalier.

— Y avait-il quelqu’un dans la chambre à coucher de M. Harding, lors de la visite du prisonnier ?

— Rien que son domestique de couleur ; il était toujours avec lui.

— Et quand vous reconduisîtes le prisonnier dehors, il vous demanda la permission de visiter le jardin ? Fut-il longtemps à le visiter ?

— Pas plus de dix minutes. Il regarda beaucoup plus la maison que le jardin. Je le remarquai examinant la croisée de M. Harding, qui est au premier étage ; il fit une attention particulière à un très-beau lierre qui grimpe jusque par-dessus la croisée.

— La fenêtre, dans la nuit du meurtre, était-elle ouverte ou non ?

— Elle n’était jamais fermée. M. Harding avait l’habitude de dormir sa croisée toujours un peu entr’ouverte. »

Après que Martha eut quitté le banc des témoins, l’ancien domestique de M. Harding, le Lascar, que l’on avait trouvé à Londres au service d’un gentleman, fut interrogé. Il se rappelait le prisonnier, mais fit la même remarque que Martha sur le changement de la couleur de ses cheveux.

« Vous étiez dans la chambre avec votre maître défunt, quand le prisonnier vint le visiter ? demanda le conseil.

— J’y étais.

— Voudriez-vous raconter ce qui se passa entre le prisonnier et votre maître ?

— Il m’est assez difficile de le faire. À cette époque je ne comprenais pas l’anglais. Mon maître était assis devant son bureau, examinant des papiers et des comptes. Je compris que le prisonnier lui demandait de l’argent. Il lui montrait des papiers imprimés et écrits. Mon maître ouvrit un portefeuille trouvé plus tard sur son neveu, et donna une banknote au prisonnier. Se disposant à quitter la chambre, le prisonnier fit quelque remarque sur moi, et je jugeai, au ton de sa voix, qu’il lui adressait une question.

— Vous jugeâtes qu’il lui adressait une question ?

— Oui. Dans la langue indoue nous n’avons pas de forme du discours interrogative, nous la faisons dépendre entièrement de l’inflexion de la voix ; nos oreilles, par conséquent, sont plus exercées que celles d’un Anglais. Je suis certain qu’il adressa à mon maître quelque question sur moi.

— Et votre maître ?

— Après lui avoir répondu, il se tourna de mon côté et dit : « Je suis en train de dire à ce gentleman quel fidèle compagnon vous êtes, Mujeebez, et que vous couchez toujours dans mon cabinet de toilette.

— Vous ne vous souvenez pas d’autre chose ?

— Pas d’autre chose. »

Ensuite il reproduisit son témoignage donné à l’hôpital à l’époque du procès de Richard Marwood et quitta le siège des témoins.

Le propriétaire des Délices du batelier, M. Darley et M. Peters (le dernier au moyen d’un interprète) furent interrogés, et l’histoire de la dispute et de la monnaie indienne perdue fut mise au jour, et produisit une impression considérable sur le jury.

Il n’y avait plus qu’un seul témoin pour la couronne, et c’était un jeune homme, un chimiste, qui était élève chez le pharmacien à l’époque de la mort supposée de Jabez North, et qui lui avait vendu, quelques jours avant ce prétendu suicide, des substances pour teindre les cheveux.

L’avocat de la poursuite fit alors son réquisitoire.

Nous ne le suivrons pas à travers les méandres d’une masse de témoignages très-compliqués ; il avait à prouver l’identité de Jabez North avec le prisonnier, et il avait à établir que Jabez North était le meurtrier de M. Montague Harding. Il réussit à prouver les deux choses à l’esprit de tous les auditeurs de cette nombreuse assemblée.

En vain le défenseur du prisonnier interrogea-t-il de nouveau et chercha-t-il à embarrasser les témoins.

Les témoins pour la défense étaient peu nombreux. Un Français, qui se disait chevalier de la Légion d’honneur, échoua d’une manière signalée en s’efforçant de prouver un alibi, et fit beaucoup de tort à la défense. Il en parut d’autres, qui jurèrent avoir connu le prisonnier à Paris dans l’année de l’assassinat. Ils ne pouvaient dire s’ils l’avaient vu pendant le mois de novembre de cette année, ce pouvait avoir été plus tôt, ce pouvait avoir été plus tard. Leurs dépositions ayant été examinées contradictoirement, ils se coupèrent honteusement, et reconnurent que ce pouvait bien ne pas avoir été cette année-là après tout. Mais ils l’avaient connu à Paris, vers cette époque. Ils l’avaient toujours cru Français. Ils avaient toujours entendu dire que son père était tombé sur le champ de bataille de Marengo, dans les rangs de la vieille garde. Ils avouèrent tous, dans la suite de leur interrogatoire, qu’ils l’avaient entendu parler anglais plusieurs fois, qu’il parlait, dans le fait, cette langue admirablement, et même comme un Anglais. Il ressortit d’un interrogatoire ultérieur qu’il n’aimait pas être pris pour un Anglais, et qu’il tenait vivement à son origine française ; que personne ne savait qui il était, ni d’où il venait, et que tout ce que l’on pouvait connaître sur son compte était seulement ce qu’il lui avait plu de raconter lui-même.

La défense fut longue et laborieuse. L’avocat du prisonnier ne s’occupa nullement de savoir si le meurtre avait été commis ou non par Jabez North. Ce qu’il s’efforça de démontrer fut que le prisonnier à la barre n’était pas Jabez North, qu’il était la victime d’un de ces cas de méprise d’identité qui sont inscrits en si grand nombre dans les archives criminelles, soit en Angleterre, soit à l’étranger. Il cita l’exécution du Français Joseph Lesurques pour l’assassinat du courrier de Lyon. Il parla du cas d’Élisabeth Canning, dans lequel une foule de témoins persistèrent soit d’un côté à soutenir, soit d’un autre à nier des récits entièrement contradictoires, sans aucun motif évidemment plausible. Il s’appliqua à disséquer la déposition de M. William Withers, il se moqua de cette tuerie générale des dignes citoyens anglais sujets de Sa Très-Gracieuse Majesté. Il essaya de trouver ce gentleman en contradiction de dix minutes avec les horloges de Slopperton ; il fit de son mieux pour le troubler, en lui demandant si le camion dont il avait parlé avait deux jambes et une roue, ou deux roues et une jambe ; mais il essaya en vain. M. Withers n’était pas homme à se troubler ; il resta aussi ferme qu’un roc et jura toujours qu’il avait transporté le cadavre de Jim Lomax de Peter l’aveugle sur la bruyère, et que l’individu qui lui avait commandé de le faire était le prisonnier à la barre. M. Auguste Darley ne fut pas plus déconcerté, ni le patron des Délices du batelier, qui, malgré toutes les interrogations captieuses, conserva une attitude sombre et résolue et déclara que le jeune homme qui était à la barre, dont la chevelure alors était blonde, avait eu une dispute dans la tabagie avec une jeune femme, à laquelle il avait jeté la pièce d’or qui était là, que celle-ci la lui avait rejetée avec fureur. En un mot, la défense, quoique ayant duré une heure et demie, fut très-défectueuse et un observateur attentif aurait pu voir un éclair jaillir des yeux bleus de l’individu se tenant à la barre, qui jeta un regard dans la direction de l’éloquent M. Prius Q. C. pendant que celui-ci prononçait les derniers mots de sa péroraison, regard assez meurtrier et assez plein de vengeance, quoique rapide, pour donner au spectateur quelque idée que le comte de Marolles, victime innocente des preuves tirées de l’évidence de ces circonstances, comme c’était chose possible, n’était pas la personne du monde qu’on pût le plus impunément offenser.

Le juge délivra son mandat au jury, et tous se retirèrent.

On ne respira pas d’impatience dans l’assemblée pendant trois quarts d’heure ; cette impatience était telle que les trois quarts d’heure semblèrent trois heures entières, et quelques spectateurs auraient volontiers affirmé que l’horloge s’était arrêtée. Le jury reprit sa place.

« Coupable, avec recommandation à l’indulgence ? Non ! pas d’indulgence pour un tel scélérat. Pas de merci des hommes. Oh ! priez le ciel où règne celui dont la miséricorde est aussi au-dessus de la pitié des créatures les plus compatissantes de la terre, que le firmament est au-dessus de cette terre, qui peut dire où est l’homme assez pervers qui ne puisse plus espérer en elle ? »

Le juge se couvrit du bonnet noir et prononça la sentence :

« Condamné à être pendu par le cou. »

Le comte de Marolles promena ses yeux sur la foule. Elle commençait à se disperser quand il leva sa main blanche et effilée ornée de bagues. Il allait parler. La foule, qui commençait à onduler de côté et d’autre, s’arrêta comme un seul homme. Comme un seul homme, non, comme une vague se dressant sur l’Océan, changée tout à coup en pierre. Il sourit amèrement, d’un air moqueur et de défi :

« Dignes citoyens de Slopperton, dit-il en s’énonçant d’une voix claire qui retentit sonore et distincte dans la salle, je vous remercie de la peine que vous avez prise aujourd’hui à mon occasion. J’ai joué une grande partie, et j’ai perdu un gros enjeu ; mais n’oubliez pas que j’avais d’abord gagné cet enjeu, et que pendant huit ans je l’ai possédé et en ai joui. J’ai été l’époux d’une des femmes les plus belles et les plus riches de France. J’ai été millionnaire et un des plus opulents banquiers régnants dans l’opulent midi. Je suis sorti du dépôt de mendicité de cette ville ; je n’ai jamais eu dans ma vie un ami pour venir à mon aide ou un parent pour me conseiller. À l’homme, je ne dois rien. À Dieu, je ne dois que ceci, une volonté aussi inébranlable que les étoiles qu’il a créées, et qui ont poursuivi leurs révolutions à travers tous les temps. Sans amour, sans appui, sans protecteur, sans abri, sans mère, sans père, sans frère, sans sœur, sans ami, je me suis tracé ma propre route et l’ai suivie, défiant la terre sur laquelle j’ai vécu, et le ciel au-dessus de ma tête. Cette route a abouti à une fin qui m’a conduit ici. Qu’il en soit ainsi ! Il faut supposer, après tout, que le ciel est le plus fort. Gentlemen, je suis prêt. »

Il salua et suivit les agents de police qui le conduisirent du banc des accusés à une voiture de louage qui l’attendait à l’entrée du palais. La foule des auditeurs se rassembla autour de lui avec des figures effrayées et des yeux ardents.

La dernière fois que Slopperton vit le comte de Marolles, ce fut avec un visage pâle et beau, un sourire sardonique, et sa main blanche et délicate reposant sur la portière de la voiture de louage.

Le lendemain matin, de très-bonne heure, des individus aux visages consternés étaient rassemblés aux coins des rues et causaient vivement entre eux. Le bruit d’un événement qui avait été seulement signalé d’une manière obscure à la prison s’étendit sur Slopperton comme un feu grégeois.

Le prisonnier s’était donné la mort.

Plus tard dans l’après-midi, on apprit qu’il s’était saigné à mort au moyen d’une lancette, pas plus grosse qu’une épingle, qu’il avait portée, cachée pendant des années, dans le chaton d’un anneau d’or aux formes massives et d’un travail exquis.

Le geôlier l’avait trouvé, à six heures du matin, le lendemain de son procès, assis, sa tête reposant sur la petite table de sa cellule, décoloré, immobile, et mort.

Les entrepreneurs d’exhibitions de figures de cire et plusieurs phrénologistes accoururent pour le voir et pour prendre l’empreinte de sa tête et le masque de son beau visage aristocratique. Un des phrénologistes, qui avait formulé son opinion sur le développement de son cerveau dix ans auparavant, alors que M. Jabez North était considéré comme un modèle de toutes les vertus et de toutes les grâces sloppertoniennes, et qu’on avait honteusement bafoué pour cette même opinion, devint en grande faveur et exposa toute l’histoire dans une série de lectures qui devinrent plus tard très-populaires. Le comte de Marolles, avec ses longs cils, ses petits pieds, et ses bottes en cuir breveté, son costume de soirée irréprochable de Stultrian, un gilet blanc, et un certain nombre de bagues, fut extrêmement admiré dans la chambre des horreurs de l’exposition de figures de cire ci-dessus mentionnée, et fut considéré comme un spectacle valant bien un supplément de six pence. Les jeunes femmes tombèrent amoureuses de lui, et protestèrent qu’un être, on l’appelait un être, avec de tels yeux bleus en verre, avec de si beaux cils relevés, et des couches de si charmant vermillon à chaque coin de l’œil, ne pouvait jamais avoir commis cet horrible assassinat, mais était, sans aucun doute, la victime innocente de l’évidence cruelle des circonstances. M. Splitters mit le comte dans un mélodrame en quatre périodes, — non pas des actes, — mais des périodes : 1o L’Enfance, le dépôt de mendicité ; 2o La Jeunesse, l’école ; 3o La Virilité, le palais ; 4o La Mort, le cachot. Cette pièce eut un grand succès populaire, et comme M. Percy Cordonner l’avait prédit, le comte fut représenté comme vivant, en permanence, dans des bottes à la hessoise avec des glands d’or ; au mépris intelligent des unités de temps et de lieu, à deux ou trois cents milles de distance de l’endroit où il avait paru cinq minutes avant, et accomplissant, dans la scène IV, l’action même que ses ennemis avaient décrite comme s’étant déjà passée dans la scène III. Mais les spectateurs d’au delà des ponts, devant lesquels la pièce fut représentée, n’étaient pas dans l’habitude de faire des questions, pourvu qu’on leur donne beaucoup de bottes à la hessoise et de coups de pistolet pour leur argent, vous pouvez faire la nique à l’Esthétique d’Aristote et à tous les poèmes dramatiques grecs par-dessus le marché. Que leur importe l’école classique ? Applaudiront-ils un Zaïre, vous pleurez, ou un, qu’il mourût ! Non, qu’on leur donne suffisamment de feux du Bengale et d’honnêtes sentiments anglais, avec quantité de gilets chinois et de bottes pointues, et on peut se moquer de Corneille et de Voltaire, et être suffisamment assuré d’un long succès sur le théâtre de Surrey, de l’autre côté de l’eau.

Ainsi la lutte était finie, et, malgré tout, le plus habile lutteur n’avait pas vaincu. Où se trouvait la comtesse de Marolles pendant le procès de son époux ? Hélas ! Valérie, ta jeunesse a été malheureuse, mais peut-être qu’une destinée plus brillante peut encore t’être réservée.