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La Troisième Jeunesse de Madame Prune/21

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Calmann Lévy (p. 104-111).
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XXI



Vendredi, 25 janvier.

Le temple du Renard devient depuis quelques jours un de mes lieux de pèlerinage habituels.

Un chemin d’ombre verte, dans un repli de montagne, vous y conduit en grimpant comme un escalier au bord d’une petite cascade alerte et glacée. Il y a quinze ans, j’avais pu vivre tout un été à Nagasaki sans le connaître, et je ne l’aurais pas découvert cette fois non plus, sans les emblèmes religieux échelonnés à diverses hauteurs parmi les branches, le long du sentier presque clandestin. Ces emblèmes sont des renards blancs, assis sur des socles, — des renards fantastiques, bien entendu, des renards déformés par l’imagination japonaise et traduits sous les traits de maigres bêtes aux oreilles de chauves-souris, montrant les dents avec un de ces rires à ne pas regarder, comme en ont les têtes de mort ; ou bien ce sont de frêles portiques de menuiserie, peints en rouge et couverts d’inscriptions noires, parfois espacés au hasard, ailleurs si rapprochés qu’ils forment une sorte de voûte rougeâtre, sous l’autre voûte si verte des feuillées. Quelques maisonnettes s’étagent aussi sur le parcours, humbles boutiques de baguettes d’encens pour le temple, de bonbons pour les enfants qui montent en pèlerinage, ou de petits renards en plâtre, longs comme le doigt mais taillés sur le modèle de ceux de la route et montrant l’affreux rictus qui convient. Partout des branches retombantes, des mousses, des fougères ; de beaux mandariniers, garnis de leurs fruits d’or qui achèvent lentement de mûrir au soleil hivernal. Des roches polies, arrondies par le temps et que d’imperceptibles lichens ont marbrées, à l’ombre, de nuances douces et rares : des verts cendrés, des gris passant au rose. Et çà et là, posé sur quelque vieille pierre debout, un temple en miniature, de la taille d’un théâtre de Guignol, très vieux lui aussi, très fruste, mais ayant ses emblèmes énigmatiques, ses renards blancs et ses bouquets de riz apportés en offrande. La cascade, le plus souvent cachée dans des fissures profondes, vous accompagne de sa grêle musique, tandis qu’on s’élève sous les ramures, par le sentier ardu ou par les marches usées.

Enfin le temple lui-même apparaît, en avant d’un rideau de grands arbres. Un assez petit temple, mais si étrange ! Tout ouvert comme un hangar, très simple, ainsi que tous les sanctuaires de ce Dieu-là, et dépourvu d’aucune idole de forme humaine. Il est en bois, sans doute ancien, mais d’un âge indéfinissable, tant on l’a bien entretenu, tant sont soigneusement lavés ses panneaux et ses colonnes. Au milieu, descend du plafond comme un lustre un énorme grelot également en bois, sur quoi les fidèles frappent dès l’arrivée, et c’est pour que le Dieu, en train peut-être de flâner parmi les nuages, soit averti qu’on est là, que l’on demande audience. Alentour, les hommes ont arrangé cette nature, déjà presque trop jolie par elle-même, en quelque chose de plus joli encore, de plus compliqué surtout, ajoutant des rocailles aux rochers, créant des petits ruisseaux pour y jeter des ponts. Les herbes très délicates, les mousses, toute l’exquise flore sauvage d’ici, apportent leur charme intime à ces arrangements qui ne seraient guère que prétentieux chez nous. Par ailleurs, ce temple, ces objets symboliques, déroutants de simplicité bizarre, que l’on aperçoit au fond sur l’autel, imprègnent le jardin désert d’on ne sait quelle transcendante et indicible japonerie. Et, au-dessus de tout cela, se dresse la montagne avec ses fourrés de verdure.

Juste en face du sanctuaire, une maison-de-thé, gentille et vieillotte, se dissimule à moitié dans les arbres ; on y accède par un arceau en granit feutré de lichen, qui enjambe un torrent, et près duquel, dans une vaste cage, deux grues blanches à huppe rouge, de la grande espèce, se tiennent immobiles : pensionnaires sacrées du temple, il va sans dire, mais très mélancoliques captives.

La propriétaire de cette maison-de-thé, plutôt modeste et peu achalandée, s’appelle madame La Cigogne. Bien que cette dame compte sans doute une dizaine de printemps de moins que madame Prune, elle est d’une maturité incontestable, mais n’a point abdiqué encore, et J’arrive de jour en jour à me convaincre que le temps lui a laissé, à elle aussi, quelques attraits.

Sitôt qu’elle m’aperçoit, à l’orée du sentier vert, madame La Cigogne se prosterne et affecte une expression d’extase qui semble dire : « En croirai-je mes yeux ? Quelle faveur inespérée le ciel m’envoie ! » Je me fais un devoir de saluer fort civilement à mon tour, avant de prendre place sur les nattes blanches, devant la petite véranda enguirlandée de plantes qui s’étiolent à l’ombre de tant d’arbres, et où languissamment fleurissent quelques pâles roses d’hiver.

Madame La Cigogne, après de nouvelles révérences, me présente aussitôt la chatte de la maison, que j’honore de mon amitié, une certaine mademoiselle Sato, jeune personne de six mois, à fourrure grise, qui a conservé l’humeur folâtre de l’enfance. Ensuite, vient ma tasse de thé, sucrée toujours à point. Et puis les bonbons que j’aime, et deux fines baguettes de bois pour les saisir. À part quelques pèlerins, qui viennent se restaurer ici, après des génuflexions, des exercices religieux trop prolongés dans le temple, je suis presque toujours le seul client de cette dame, ce qui favorise entre nous de longs tête-à-tête. Dans le sentier voisin, personne non plus, personne ne passe, si ce n’est de temps à autre quelques marchands d’eau, athlétiques et demi-nus qui redescendent, portant à l’épaule, au bout d’un bâton, des seaux en bois, remplis aux sources claires de la montagne. On n’entend d’autre bruit que celui des petites cascades perlées dégringolant sous les herbes ; ou bien c’est, dans les branches, le remuement discret des oiseaux, attristés parce que le soleil de janvier reste incolore.

Le lieu est paisible, étrange et ignoré. On y respire la senteur des feuilles mortes et de la terre humide. Malgré la présence enjouée de cette dame, on s’imprègne ici, dans le silence, de la japonerie spéciale qui émane du temple aux lignes simples, et qui est une japonerie haute et sereine. On sent comme des esprits, des essences très inconnues, rôder sous les futaies, dormir au fond des grosses pierres aux têtes rondes. Et la tombée du soir vous apporte dans ce recoin du Japon une petite terreur charmante, dont on cherche en vain le sens introuvable.

En quittant la maison-de-thé, je continue souvent de suivre le sentier qui monte, jusqu’à l’instant où il finit dans la brousse. Sur des pierres moussues émergeant du sol, encore deux ou trois de ces vieux temples pour poupée, inquiétants à rencontrer malgré leur petitesse de jouet d’enfant ; mais les fougères, les racines deviennent de plus en plus souveraines, dans la nuit verte qui s’épaissit, et tout se perd bientôt au fond des bois, où les boutons des camélias sauvages, en retard sur ceux des jardins d’en bas, commencent à peine à rougir…

Pour être tout à fait franc vis-à-vis de moi-même, je suis forcé de m’avouer que me voici un peu en coquetterie avec madame La Cigogne…