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La Troisième Jeunesse de Madame Prune/26

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Calmann Lévy (p. 129-132).
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XXVI



5 février.

Chez ces marchands de bric-à-brac, qui pullulent chaque jour davantage à Nagasaki, les plus étranges objets voisinent entre eux, éclos parfois à mille ans d’intervalle, mais rapprochés là sur des étagères proprettes, bien époussetés et à peine ternis par la cendre des siècles.

Quantité de débris du palais impérial de Pékin, pris et revendus par des soldats, sont aussi venus s’échouer dans ces boutiques : des bronzes, des jades, des porcelaines. Et les marchands, rien que par le prix qu’ils en demandent, rien que par leur ton respectueux pour dire : cela vient de Chine, rendent tous un hommage involontaire à l’art de ce pays, — cet art typique et primordial, d’où l’art japonais dérive, comme une branchette particulièrement gracieuse, mais frêle et de nuance pâlie, qui aurait jailli d’un grand arbre exubérant. À la profusion et à la magnificence de leurs maîtres chinois, ces petits insulaires d’en face ont substitué la simplicité élégante et la précision minutieuse ; à la franche gaîté des couleurs, à l’éclat des verts accouplés aux roses, les nuances estompées, dégradées et comme fuyantes. Et enfin, pour les palais et les temples, au lieu de ce perpétuel flamboiement des ors rouges, qui devient une obsession d’un bout à l’autre de la Chine, ils ont adopté les laques noirs polis comme des glaces, les boiseries incolores finement ajustées comme les pièces d’une horloge, et les panneaux d’impeccable papier blanc.

Parmi tant de surprenantes boutiques, celles qui donnent le plus à réfléchir sont pour moi, dans une rue que les étrangers connaissent à peine, ces espèces de hangars poussiéreux, où s’entassent les vieilles armes, les vieilles cuirasses, les vieux visages d’acier, tout l’attirail pour faire peur qui servait aux anciennes batailles, et les fanions des Samouraïs, leurs emblèmes de ralliement, leurs étendards. Sur des fantômes de mannequins qui ne tiennent plus debout, posent des armures squameuses, des moitiés de figures poilues, des masques ricanant la mort. Un fouillis d’objets ultra-méchants, qui pour nous ne ressemblent à rien de connu, tellement qu’on les croirait tombés de quelque planète à peine voisine. Ce Japon à demi fantastique, soudainement écroulé après des millénaires de durée, gît là pêle-mêle et continue de dégager un vague effroi. Ainsi, les pères, ou les grands-pères tout au plus, de ces petits soldats d’aujourd’hui, si drôlement corrects dans leurs uniformes d’Occident, se déguisaient encore en monstres de rêve, il y a cinquante ans à peine, lorsqu’il s’agissait d’aller se battre ; ils mettaient ces cornes, ces crêtes, ces antennes ; ils ressemblaient à des scarabées, des hippocampes, des chimères ; par les trous de ces masques à grimace, luisaient leurs yeux obliques et sortaient leurs cris de fureur ou d’agonie… Et c’est dans les vallées ou les champs de ce gentil pays vert qu’avaient lieu ces scènes uniques au monde : les rencontres et les corps à corps d’armées rivales, vêtues avec cet art démoniaque, alors que les longs sabres si coupants, tenus à deux mains au bout de bras musculeux et courts, décrivaient leurs moulinets en l’air, puis faisaient partout des entailles saignantes, fauchaient ensemble les casques cornus et les figures masquées.

Quel que soit le changement radical survenu de nos jours dans les costumes et les armes, à l’instar d’Europe, un peuple qui, hier encore, a rêvé et confectionné de tels épouvantails, doit garder de la guerre une conception horrible, cruelle et sans merci.