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La Troisième Jeunesse de Madame Prune/28

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Calmann Lévy (p. 142-148).
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XXVIII



10 février.

Entre autres charmes contre lesquels la main du temps est restée si impuissante, madame Prune possède sans conteste celui de la nuque, de la tombée des épaules et de la chute du dos. Elle est vraiment de celles qui gagnent à être vues par derrière, depuis surtout que les coques de sa chevelure ont repris, à mon intention peut-être, une ampleur qu’elles n’avaient plus.

Dans un des quatre ou cinq grands théâtres de la ville, j’avais été conduit ce soir par un vague pressentiment sans doute de la bonne fortune qui m’y attendait ; c’était un théâtre du genre léger, et déjà la salle se trouvait comble, à cause des représentations d’un comique à la mode, spécialiste incomparable pour jouer les maris frappés d’infortunes. On m’avait cependant fait place d’assez bonne grâce, malgré l’attitude de plus en plus arrogante qu’affectent les Nippons d’aujourd’hui vis-à-vis des étrangers, et je m’étais installé au milieu du parterre, dans les rangs compacts de la foule assise à même le plancher.

Jamais aucune décoration intérieure, dans ces théâtres, du bois brut, des poutres à peine équarries soutenant les tribunes et le plafond ; une simplicité d’étable. Mais l’assistance m’avait semblé dès l’abord assez choisie ; on ne voyait partout que des chignons très soignés, luisants et comme vernis. Fort peu de vestons : les spectateurs des deux sexes étaient vêtus presque tous de robes dans ces bleus foncés ou ces grisailles qui sont ici les nuances les mieux portées. (Contrairement à ce que l’on imagine chez nous, rien n’est plus sévère de couleur qu’une foule japonaise, le soir, sauf en des circonstances particulières de fête ou de pèlerinage.) Chaque famille gardait auprès de soi une petite boîte à fumer, avec des braises dans un léger réchaud, et un récipient de forme gracieuse où l’on secouait en commun les cendres des pipes minuscules. Il y avait aussi quantité de bébés, de nourrissons endormis que les jeunes mamans tenaient sur leurs genoux, et ils étaient si petits, si menus, enfants de créatures menues, et si jolis, si drôles, qu’on eût dit ces poupées du Japon, répandues aujourd’hui dans tous nos bazars d’Occident.

Deux dames accroupies devant moi, et qui partageaient la même boîte à fumer, avaient soudain captivé mon attention. Du premier coup d’œil, je les avais jugées du meilleur monde ; beaucoup de dignité dans le maintien, et des robes de soie bleu marine, ce qui est par excellence la couleur comme il faut. De plus, l’une d’elles, dans les épaules et dans la nuque, avait pour moi comme une grâce déjà vue.

La comédie se déroulait, au milieu des rires encore contenus et discrets : un ingénieux imbroglio dans le goût de Regnard ; une succession d’irréparables malheurs, arrivant à un pauvre époux qui passait son temps, un bougeoir en main, à chercher dans tous les recoins de sa maison des ravisseurs toujours introuvables. (Il est étonnant de constater qu’en aucun pays du monde ce genre d’infortune n’éveille les sérieuses sympathies qu’il mérite.) Tandis que les autres acteurs évoluaient et marchaient comme tout le monde, ce mari d’une si coupable épouse, tenant sa continuelle bougie allumée, sautillait perpétuellement à petits pas, sur la cadence gaie d’un air toujours le même, que l’orchestre entonnait dès qu’il entrait en scène.

Ces deux dames toutefois ne se retournaient point. Mais, tout à coup, celle qui avait la nuque si captivante se mit à secouer sa petite pipe contre le rebord de sa boîte, d’une main rapide et nerveuse : pan pan pan pan ! Et ce bruit, qu’une oreille inattentive eût confondu avec les innombrables pan pan pan pan des autres fumeurs de la salle, avait pour moi quelque chose d’unique, de déjà entendu mille fois, jadis, durant des nuits d’été et de languides journées. Cette voisine d’en face me troublait donc de plus en plus… Alors, pour en avoir le cœur net, je me risquai à lui chatouiller légèrement l’épine dorsale du bout d’un éventail, une de ces familiarités anodines qui, au Japon et avec une femme bien élevée, ne sauraient jamais être mal prises…

Je ne m’étais pas trompé : c’était bien madame Prune !

Sa compagne était madame Renoncule, ma belle-mère. Et, me rendant à leurs aimables instances, je m’avançai d’un rang, pour m’asseoir entre elles deux.

La comédie continua, au milieu d’une hilarité croissante, mais toujours de bon ton. Le principal comique avait des jeux de physionomie qui étaient vraiment du grand art, chaque fois qu’il flairait dans son ménage un malheur nouveau. Je regardais souvent, derrière moi, toute cette foule accroupie, en vêtements sombres. Sous l’ébène des chevelures aux coques luisantes, tous ces visages de mousmés, bien ronds et bien pâlots, qui en temps normal n’ont que des yeux à peine ouverts, semblaient n’en avoir plus du tout ce soir, convulsés qu’ils étaient par le rire ; et les innombrables bébés, plus petits et plus jolis que nature, dans les bras des mamans, continuaient leur sommeil de poupée.

Ma belle-mère, qui est au fond une créature sans détours, n’ayant eu d’autre objectif dans l’existence que de donner le plus possible de citoyens et de citoyennes à la patrie, s’amusait franchement, sans toutefois le laisser paraître plus qu’il n’était convenable. Madame Prune, au contraire, qui, dans sa première Jeunesse, on peut bien le dire sans offense, a plutôt marivaudé comme les dames en scène, a plutôt baguenaudé sur la question si sérieuse du peuplement de l’empire, madame Prune semblait mélancolique et pincée. Ce spectacle évidemment était mal choisi pour elle, nous ne le comprimes que trop tard, madame Renoncule et moi ; elle pouvait y trouver des allusions gênantes ; de plus, veuve depuis peu de temps en somme, sans doute souffrait-elle, dans son culte pour la mémoire du regretté M. Sucre de voir le principal personnage de la comédie soulever cette inexplicable joie dans le public.

L’époux malheureux, à la fin, las de ne jamais trouver le coupable sur la scène, fit irruption dans la salle, toujours son bougeoir à la main, toujours sautillant sur la même petite ritournelle d’orchestre, et se mit à regarder sous le nez, avec un air de soupçon farouche, tous les spectateurs mâles assis au parterre. Alors cela devint des pâmoisons, du délire. Et toutes les petites poupées, que cela dérangeait, commencèrent de se plaindre, en roulant leurs yeux de jais noir.

Seule, madame Prune demeurait guindée, et n’épargnait point ses critiques à la pièce : ça n’était pas pris sur le vif, pas vécu ; et puis, voyons, est-ce que M. Sucre, — qui reste à ses yeux l’idéal du genre, — est-ce que jamais M. Sucre aurait eu l’idée d’aller chercher comme ça, partout, avec une lanterne ?…