Aller au contenu

La Troisième Jeunesse de Madame Prune/37

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 192-199).
◄  XXXVI
XXXVIII  ►



XXXVII



25 mars

Amusantes et douces, à cette fin de mars, s’en vont nos journées, nos dernières journées dans ce Japon, qu’il faudra quitter bientôt, quitter demain peut-être, après-demain, qui sait, au reçu de quelque ordre brusque et sans merci.

Et je regretterai des recoins d’ombre et de mousse, parmi de vieux granits et de fraîches cascades, sur des versants de montagne, au-dessus de mystérieux temples…

La véranda ombreuse et calme de la maison-de-thé que tient madame La Cigogne, devant le temple du Renard, les antiques terrasses de la ville des morts, aux pierres grises, sous les cèdres de cent ans, je ne retrouverai jamais ces heures de silence et de presque voluptueuse mélancolie, passées là dans la nuit verte des arbres.

Et puis j’ai aussi une amie mousmé, pour laquelle je donnerais bien madame Renoncule, et madame Prune avec mademoiselle Pluie-d’Avril, et que je rencontre, au cœur même de la haute nécropole, dans une sorte de bocage enclos, environné d’un peuple de tombes. — Oh ! en tout bien tout honneur, nos entrevues : cela arrive, même au Japon. — Et je crois que c’est elle, cette mousmé, qui personnifie à présent pour moi Nagasaki et la montagne délicieuse de ses morts. Il en faut presque toujours une, n’est-ce pas, n’importe où le sort vous ait exilé, une âme féminine et jeune (dont l’enveloppe soit un peu charmante, car c’est là encore un leurre nécessaire) et qui vous vienne en aide dans la grande solitude, — même très honnêtement parfois, en petite sœur de passage, pour qui l’on garde, quelque temps après le départ, une pensée douce, et puis, que l’on oublie…

Je n’en avais point parlé encore, de cette mousmé Inamato. Voici pourtant plus de trois mois que nous avons fait connaissance ; c’était encore au temps de ces tranquilles soleils rouges des soirs d’automne sur les jonchées de feuilles mortes. Et, depuis, nous n’avons cessé que par les temps de neige nos innocents rendez-vous, toujours là-haut dans ce même bois triste et muré ; mais cela reste tellement enfantin que je ne suis pas sûr que ce ne soit amèrement ridicule. Est-ce elle que je regretterai le jour du départ, ou seulement cette montagne avec son mystère et son ombre, avec ses enclos de vieilles pierres et ses mousses ?… Il est certain que je suis l’homme des vieux petits murs dans les bois, des vieux petits murs gris, moussus, avec des capillaires plein les trous ; j’ai vécu dans leur intimité quand j’étais enfant, je les ai adorés, et ils continuent d’exercer sur moi un charme que je ne sais pas rendre. En retrouver, dans cette montagne japonaise, de tout pareils à ceux de mon pays, a été un des premiers éléments de séduction pour me faire revenir, plus encore que la paix de tout ce merveilleux cimetière, plus encore que la profondeur et l’étrangeté magnifique des lointains déployés alentour.

Quant à la mousmé dont l’attraction est venue se greffer par là-dessus, c’est un beau soir empourpré de décembre, au siècle dernier, que brusquement nous nous sommes trouvés face à face. J’errais seul dans la nécropole, à l’heure de cuivre rouge qui annonce le coucher du soleil d’automne, quand l’idée me prit d’escalader un mur, plus haut que les autres, pour pénétrer dans l’espèce de bocage qu’il semblait enclore de toutes parts.

Je tombai dans un ancien parc à l’abandon, aujourd’hui moitié jungle et moitié forêt, où une jeune fille, assise sur la mousse, l’air d’être chez elle, feuilletait un livre d’images représentant des dieux et des déesses dans les nuées.

Elle commença naturellement par rire (étant Japonaise et mousmé) avant de me demander : « Qui es-tu, d’où sors-tu, qui t’a permis de sauter ce mur ? » Elle avait des yeux à peine bridés, presque des yeux comme une petite fille brune de Provence ou d’Espagne, avec un teint d’ambre roux ; elle respirait la santé, la jeunesse fraîche, et son regard était si honnête que je quittai tout de suite pour elle ce ton de badinage, toujours indiqué dans les salons de madame Prune ou de madame Renoncule ma belle-mère.

J’appris, ce premier soir, qu’elle se nommait Inamoto, qu’elle était fille du bonze, ou du simple gardien peut-être, de certaine grande pagode, dont j’apercevais, cinquante mètres plus bas, à travers des branches, la toiture tourmentée et les cours au dallage funèbre.

— Petite mademoiselle Inamato, demandai-je avant l’escalade de sortie, cela me ferait plaisir de te revoir quelquefois. Après-demain s’il ne tombe ni pluie ni neige, je reviendrai ici, à cette même heure. Et toi, est-ce que tu viendras ?

— Je viendrai, dit-elle, je viens tous les jours sans pluie.

Elle ajouta, avec une révérence : « Sayanara ! » (Je te salue !) et se mit à redescendre par un sentier de chèvre, vers le temple, très soucieuse de protéger les belles coques de ses cheveux lisses contre les petites branches de bambou qui, au passage, lui fouettaient la figure.

Depuis ce jour-là, j’ai bien franchi cinquante fois, à cette même place, ce même vieux mur… C’est aussi chaste qu’avec mademoiselle Pluie-d’Avril, mais différent et plus profond ; il ne s’agit plus d’un petit chat habillé, mais d’une jeune fille, qui, malgré son rire de mousmé, à des yeux candides et parfois graves.

Comment cela peut-il durer entre nous, sans lassitude, puisque la différence des langages empêche toute communion approfondie entre nos deux âmes, sans doute essentiellement diverses, et puisque par ailleurs, dans nos rendez-vous, il n’y a jamais un instant d’équivoque, un instant trouble ?…

Bien que la nécropole soit solitaire, à certains jours il faut des ruses d’Apache pour arriver sans être vu, — et cela encore est amusant. Elle a de plus en plus peur, la mousmé, peur que l’on nous observe, que son père la gronde, qu’on lui défende de venir. Quelquefois c’est un porteur d’eau, qui descend des sommets et nous gêne ; le lendemain c’est une vieille dame qui nous tient longuement en échec, étant occupée sans hâte à disposer des branches de verdure dans des tubes de bambou aux quatre coins d’une tombe, ou bien à brûler des baguettes d’encens pour ses ancêtres, ou simplement à regarder sous ses pieds le panorama des pagodes, de la ville et de la mer. Et je reste caché derrière quelque grand cèdre, apercevant, au-dessus du mur, des cheveux biens noirs qui dépassent les pierres, un front et deux yeux au guet (jamais un bout de nez, jamais rien de plus) : ma petite amie qui s’est perchée là pour surveiller, elle aussi, la solution de l’incident, toujours prête à disparaître au moindre danger, comme un gentil personnage de guignol qui retomberait dans sa boîte.

Oui, c’est bien enfantin et ridicule, et pour que tout cela ait pu durer, il a fallu l’exotisme extrême, le charme de ce lieu unique et le charme d’Inamoto combinés ensemble.

Est-ce elle que je regretterai, ou sa montagne, ou encore le vieux mur gris, protecteur de nos rendez-vous ? Vraiment je ne sais plus, tant sa gentille personnalité est pour moi amalgamée aux ambiances.