La Troisième Jeunesse de Madame Prune/46

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Calmann Lévy (p. 262-269).
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XLVI

RAPATRIEMENT DE ZOUAVES



Août.
« Amiral,

» Je reçois votre dépêche et viens de la communiquer à notre bataillon ; il a poussé un hourra en votre honneur.

» Vous ne vous étiez pas trompé, le salut de notre drapeau était le salut de la 2e brigade à nos frères de la flotte qui, après nous avoir si bien tracé notre devoir au début de la campagne, ont ensuite pendant des mois accepté la charge lourde, pénible et ingrate d’assurer notre bien-être.

» Mais, dans l’esprit de tous, ce salut devait aussi et surtout aller à vous, amiral, dont nous avons senti vibrer l’ardent amour de la patrie, à vous que nous aimons tous et que nous aurions été heureux de servir… Etc.

» LE COLONEL ***
» Commandant le *** régiment de marche. »


Quand j’ai relu cette lettre toute militaire, toute simple et vibrante aussi, que notre cher amiral a gardée parmi ses papiers de souvenir, la scène de ce départ de zouaves s’évoque soudainement à ma mémoire.

Un cadre sinistre, extra lointain : le golfe de Petchili. Une mer inerte, sous la lourdeur d’un ciel incolore qui semblait couver de la fatigue et de la fièvre. Et là tout à coup, dans l’atmosphère sourde, au milieu du silence accablé, une clameur magnifique et jeune ; quelques centaines de naïfs enfants de France, donnant de la voix éperdument, tandis que s’inclinaient sous leurs yeux, pour un adieu grandiose, ces loques sublimes qui s’appellent des drapeaux.

Ceux qui criaient ainsi à pleine poitrine étaient des matelots et des zouaves. Les zouaves s’en retournaient vers leur village natal, ou vers leur seconde patrie algérienne. Les matelots, eux, restaient ; pendant de longs mois indéterminés, leur exil devait durer encore. Et cela se passait, ces hourras et cet adieu, au fond d’un golfe étouffant de la mer Jaune, à la saison des orages de juillet, pendant l’horrible canicule chinoise. Notre Redoutable — tandis que son équipage, pour une minute, se grisait ainsi de juvénile enthousiasme — languissait immobile, semblait mort, entre les eaux couleur de boue et le ciel plombé ; et, comme chaque jour, ses murailles de fer condensaient la chaleur mouillée où s’anémiaient à la longue les robustes santés et pâlissaient les pauvres figures de vingt ans. Au contraire, le paquebot plus léger, qui allait emporter ce millier de zouaves, évoluait en ce moment avec un air d’aisance sur la mer amollie ; il manœuvrait de façon à passer à poupe de notre cuirassé énorme, pour ce salut que doivent à l’amiral ceux qui ont fini et qui vont partir.

Nous connaissions de longue date ces zouaves-là, et une sorte de fraternité particulière les unissait à nos hommes. C’est nous qui, l’année précédente, les avions installés, au pied de la Grande Muraille, dans le fort chinois où ils avaient habité durant l’hiver ; c’est nous ensuite qui avions assuré leur ravitaillement et leurs communications avec le reste du monde, dans ce recoin perdu. Quand enfin quelques-uns des leurs étaient tombés sous les balles russes, nous étions venus assister aux funérailles, notre amiral lui-même conduisant le deuil — un cortège que je revois encore, sous les nuages blêmes d’un matin de novembre, aux premiers frissons de l’automne, pendant que s’effeuillaient sur nous les tristes saules de la Chine… Et, en reconnaissance de cela et de mille choses, leur bataillon s’appelait « le bataillon de l’amiral Pottier ».

Maintenant l’heure sonnait pour eux de quitter l’affreux Empire jaune. À part une vingtaine, qui dormaient en terre d’exil, dans le petit cimetière improvisé de Ning-Haï, ils s’en retournaient vers l’Europe. Nos matelots, toute la nuit d’avant, sur une mer remuée et dangereuse, avaient peiné pour embarquer leurs munitions, leurs bagages, — et ils avaient fait cela avec l’abnégation habituelle, sans un murmure, sans se demander : « Pourquoi s’en vont-ils, les zouaves ; pourquoi s’en vont-ils, tous les soldats, tandis qu’il n’est pas question de retour pour nous, les marins, fatalement voués, de par les conditions mêmes de cette campagne très spéciale, aux besognes obscures et aux épuisantes fatigues ?… »

Donc, le paquebot qui portait « le bataillon de l’amiral Pottier » s’approchait tranquillement du Redoutable, tous les zouaves sur le pont, en rangs serrés, tournant vers nous des centaines de têtes brunies, coiffés du bonnet écarlate. C’était au déclin d’un soleil qu’on ne voyait pas, mais qui diffusait de mauvaises lueurs rougeâtres dans le ciel épais et sur la mer boueuse ; le cercle de l’horizon restait imprécis, perdu dans les vapeurs de ces orages qui menaçaient toujours, sans fondre jamais ; et, çà et là, de monstrueuses fumées noires, comme des haleines de volcan, soufflées par des navires de guerre, complétaient la laideur lugubre des aspects qui nous furent familiers durant plusieurs mois dans le golfe de Takou.

Cependant on avait fait monter tous nos matelots pour regarder partir les zouaves. Et quand, en leur honneur, la musique du Redoutable entonna la Marseillaise, on vit d’abord, sur ce paquebot qui s’approchait, les centaines de bonnets rouges tomber, d’un même mouvement d’ensemble, découvrant le velours des cheveux ras sur les têtes brunes ou blondes ; ensuite s’élevèrent les habituelles clameurs : « Vivent les marins ! Vive l’amiral ! » — les matelots répondant : « Vivent les zouaves ! »

Au commandement, ou au sifflet des maîtres de manœuvre, ces immenses cris étaient réglés, de manière qu’ils partaient à l’unisson et que les paroles s’entendaient claires. Et le beau fracas de ces voix d’hommes couvrait le bruit des tambours et des cuivres, ébranlait chaque fois l’air morne, pendant que s’abaissaient et se relevaient lentement, pour un salut, les pavillons des deux navires, leurs larges étamines tricolores, éclatantes ce soir-là sur les nuances tristes de la mer et du ciel.

Mais, comme encore cela ne dépassait pas le cérémonial coutumier des départs, le commandant des zouaves improvisa une chose qui ne s’était jamais vue : en passant à l’arrière du cuirassé, sous la galerie où se tenait notre amiral, faire déployer le drapeau du bataillon, son drapeau d’Afrique et l’incliner devant lui.

Alors, à cette apparition, qu’on n’attendait pas, du vieux fétiche aux trois couleurs, les hourras plus formidables s’élevèrent à nouveau des mille poitrines de ces exilés, — venus ici, dans ce golfe morose, sacrifier sans une plainte des années de jeunesse et risquer d’y mourir.

Et tout cela, c’était de la beauté, de la vie : enthousiasme des jeunes, des braves, des simples, pour des idées simples aussi, mais superbement généreuses, — et sans doute éternelles, malgré l’effort d’une secte moderne pour les détruire.


Les cris finissaient et le silence retombait à peine, quand je fus averti par un timonier que l’amiral me demandait sur sa galerie :

— Je voulais savoir, me dit-il, si vous étiez sur le pont, si vous aviez assisté à ça… N’est-ce pas, c’était beau ?…

Et, tandis qu’il continuait de saluer en souriant le bateau des zouaves qui s’éloignait, je vis que ses yeux s’étaient voilés de larmes.


Il fut vite diminué à notre vue, leur paquebot, toute petite chose en fuite, traînant sa fumée noire vers les lointains de ce néant sans contours et de nuance neutre qui était la mer. Cela semblait invraisemblable que ce petit rien, noyé dans du vide infini, dût un jour atteindre la France, car on la sentait ce soir à des distances qui donnaient le vertige, derrière tant de continents et de mers ; on savait cependant qu’au bout d’un mois, de cinq ou six semaines, cela arriverait ; alors quelques-uns de ces matelots, qui criaient si joyeusement tout à l’heure, regardaient maintenant là-bas, au fond des grisailles du soir, la disparition de cet atome de paquebot, avec une expression de figure changée et, dans les yeux, une tristesse d’enfant.