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La Tyrannie socialiste/Livre 5/Chapitre 3

La bibliothèque libre.
Ch. Delagrave (p. 185-193).
Livre V


CHAPITRE III

Pendant la grève.


Défense de travailler. — La grève, épisode de la guerre sociale. — Menaces. — Les limonadiers. — Les terrassiers. — À Amiens. — Les cochers. — La grève des verriers en Belgique. — La grève de Homestead. — Autres grèves aux États-Unis. — La grève de Decazeville. — Assassinat de M. Watrin. — Carmaux. — M. Humblot. — L’explosion de la rue des Bons-Enfants.


La grève est déclarée pour des motifs aussi solides que ceux que nous venons d’énumérer. Du moment que le gréviste a quitté son chantier, son atelier, son usine ou sa mine, il n’admet pas qu’un camarade puisse y aller.

C’est en vain qu’on essaiera de lui prouver que le principe de la liberté de l’homme, c’est de faire ou de ne pas faire ; et qu’il se rend coupable d’une monstrueuse tyrannie, en exigeant qu’un travailleur renonce à vivre de son travail.

La grande majorité des grévistes, sinon l’unanimité, répond : — Du moment que je ne veux pas travailler, je défends à quiconque de travailler. S’il résiste, tant pis. On tapera.

Dans ces conditions, la grève n’est pas, pour le gréviste, un moyen économique d’agir sur la loi de l’offre et de la demande ; c’est un instrument d’oppression et un épisode de la guerre sociale.

Alors il a recours à la violence. Partout, on voit des groupes se former, accabler d’insultes et d’outrages les camarades qui ne veulent pas s’associer à la grève. À Anzin (1884), on ne se contente pas des menaces ; on dévaste les jardins des ouvriers non grévistes. Deux mille grévistes se portent à la fosse du Renard pour empêcher de remonter ceux qui ont travaillé.

À Montceau-les-Mines au mois d’août 1882, les collectivistes révolutionnaires écrivent des lettres sur papier blanc avec de l’encre rouge ainsi libellées :

Révolution sociale
Section de......................

« Le comité a condamné, au nom de la justice, le nommé X… à mort.

« Le délégué de… »


Les bandes parcourent les routes en vociférant un chant dont voici le premier couplet.

En avant, prolétaires,

Combattons pour la Révolution
Chagot, Jeannin, Henri Schneider
À la bouche de nos canons,

En avant, prolétaires !

On ne se borne pas à chanter. On menace et on pille.

À Paris, la grève des limonadiers et des terrassiers, en août 1888, est remplie d’épisodes d’intimidation. Une bande de garçons limonadiers, à 7 heures et demie du matin, va saccager le café Vachette et la brasserie du Bas-Rhin. Pendant plusieurs jours, ils essaient des invasions dans plusieurs cafés du boulevard.

Non seulement les terrassiers vont enlever les chantiers, mais ils font prisonniers les camarades qui travaillent et les emmènent. Le citoyen Goullé s’écrie à la Bourse du travail :

— Au chantier Dieudonnet travaillent soixante terrassiers ; vous êtes plus de dix mille. Allez les débusquer.

Puis ils reviennent se vanter de leurs exploits :

— Vous devez être contents de nous, citoyens, nous avons mis à cul les tombereaux ! Et on porte en triomphe une citoyenne qui, à elle seule, rue Moulin-des-Prés, en a renversé un. Naturellement si les charretiers résistent, on tape dessus. Si des gardiens de la paix interviennent timidement, M. Vaillant les appelle « des garde-chiourmes capitalistes ! »

Les menuisiers qui sont en grève au même moment acclament un orateur qui s’écrie : Il faut f… le feu à toutes les boîtes de patron : et le citoyen Tortelier s’écrie : Nous les terroriserons !

En 1888, à Amiens, les grévistes démolissent la maison Cocquel, jettent les velours par les fenêtres, et y mettent le feu. Les violences ont repris à Amiens, au mois de janvier 1893, à propos de l’application de la loi sur le travail des femmes : les patrons ont été menacés ; les manufactures envahies, quelques-unes dévastées. À Rive de Giers, les violences ont été surtout exercées contre les non-grévistes.

Lors de la grève des omnibus et des cochers, nous avons vu employer les mêmes procédés. Au mois de juin 1893, les grévistes ont commencé par exiger une redevance des cochers qui continuaient à marcher et qui, comme contrôle, devaient arborer, à leur chapeau, une carte, qui leur était achetée chaque matin. La préfecture de police, ayant mis fin à cet abus, les cochers ont brisé ou brûlé au pétrole quelques voitures, assommé et lardé de coups de couteau quelques cochers.

Pour avoir dit, à plusieurs reprises, que ces procédés relevaient du code pénal, j’ai été conspué. D’après le Manuel du parfait gréviste le droit d’envahir les ateliers, de briser les outillages et d’attaquer les non-grévistes, fait partie des droits de l’homme.

Mais les épisodes de nos grèves en France ne sont rien auprès de la grève des verriers en Belgique. Ce n’était point la misère que les excitait. Elle était faite par des ouvriers qui, gagnant 10, 12.000, 17.000, et même 24.000 fr. par an, appliquaient « la loi d’airain des salaires » à des fantaisies comme celle de prendre des bains de pieds dans une demi-douzaine de bouteilles de champagne, à l’instar du souffleur Rofler. Ce n’ait point l’excès de travail, ils travaillaient 24 fois par mois, neuf heures et demi ; ce n’étaient pas les opinions réactionnaires du patron ; car M. Baudoux, contre qui elle éclata, était chef du parti radical. Mais il avait introduit le four Siemens, qui ne supprimait pas d’ouvriers, n’importe ? Cette nouveauté déplaisait aux souffleurs qui furent soulevés par un vent de folie sauvage. La grève éclate. On chante :


À Baudoux,
À Baudoux !
On va lui mettre la corde au cou !


Ils arrivent, ils jettent du fer dans les fours, ils mettent le feu aux quatre coins de l’usine, les insensés, détruisant ainsi leur instrument de travail ; ils brûlent le château de M. Baudoux, et s’ils ne le massacrent pas avec les siens, c’est parce qu’il ne tombe pas entre leurs mains. Des batailles éclatent : à Jumet, vingt-cinq morts et blessés ; à Roux, dix-sept tués ; à Louvière, on s’écrie : « Mitraillez la bourgeoisie ! n’épargnez pas les enfants, graine de bourgeois ! faites sauter les usines, défoncez les ventilateurs des mines. » On essaye de mettre en pratique : on emploie la dynamite à Roux, à Marchiennes, et à Louvières une cartouche éclate sur la fenêtre du café où se trouvaient des officiers.

Aux États-Unis, les grèves sont devenues de véritables guerres : telle la grande grève des chemins de fer qui, en 1877, intercepta les trains, démolit les voies, détruisit les voitures et les machines et incendia les magasins. Telle, en 1892, la grève de Homestead, dans l’État de Pensylvanie, appartenant à M. Carnegie qui, ayant débuté comme ouvrier, dirige des usines métallurgistes occupant 20.000 ouvriers et a écrit un volume : La démocratie triomphante et une étude sur l’Art d’employer la fortune. À propos de salaires que veut imposer l’Amalgated association, la compagnie ferme ses usines et déclare qu’elle n’emploiera plus que des ouvriers n’appartenant à aucune union. Les ouvriers prennent les armes, s’emparent de la ville. La compagnie s’adresse à l’agence de police privée de Robert Pinkenton qui envoie trois cents hommes. Quand les grévistes les aperçoivent en bateau, ils les assaillent à coups de fusils : trois agents sont tués ; les agents ripostent, des ouvriers sont blessés. Le remorqueur étant parti, les Pinkenton men restent sous le feu des grévistes qui amènent un canon et lancent sur le bateau des jets de pétrole enflammé. Forcés de capituler, ils sont conduits en prison où ils n’arrivent que couverts d’outrages et de coups, quelques-uns à demi écharpés. Pendant ce temps, un nommé Beckmann pénètre dans le cabinet du directeur général, M. Frick, et l’atteint de quatre coups de revolver. Il fallut l’envoi de six mille hommes pour rétablir l’ordre.

Le travail reprit avec des non union men, ce que nous appellerions des non-syndiqués. À Cœur d’Alène, dans l’état d’Idaho, des mineurs, ayant été remplacés aussi par des non union men, ils massacrent, ils pillent, font auteru le pont du chemin de fer, et ne désarment qu’après une bataille, dans laquelle furent faits deux cinquante prisonniers.

Dans l’état de Tennessee, les mineurs assiègent Coal Creek, s’en emparent, et leur grève ne finit aussi que par un combat,

À Buffalo, sur le lac Erié, le 15 août 1892, les aiguilleurs, pour empêcher des aiguilleurs non-syndiqués de prendre leur place, brisent les aiguilles, incendient plusieurs centaines de wagons remplis de coton et de marchandises. Le gouvernement de l’État met sur pied 13.000 hommes de la milice pour les réduire.

Si en France, les grèves n’ont pas pris les mêmes proportions, et n’ont pas eu le même caractère de sauvagerie, ce n’est pas la faute de certains de leurs meneurs ; et quels meneurs !

Quelques jours avant la grève de Decazeville, Bedel surpris pour un vol de bicyclettes, dit : « Je tuerai quelqu’un ». Il venait d’être condamné à six jours de prison au moment de la grève. Il tint sa parole.

Quand elle éclate, le 26 janvier 1886, il envahit à la tête d’une bande de grévistes le cabinet de M. Watrin et le somma de se rendre à la mairie. Il s’y rend escorté par une foule de quatre cents personnes qui lui jettent de la boue et crient : « À mort, Watrin ! au bassin ! » Après divers pourparlers, dans lesquels les délégués des mineurs donnent l’assurance que M. Watrin n’a rien à craindre, celui-ci accompagné des ingénieurs de la mine et de l’ingénieur des mines du département, M. Laur, sort pour se rendre à la mine du Bourran. On trouve une foule qui devient de plus en plus menaçante ; des pierres atteignent deux des ingénieurs. M. Watrin et les personnes qui l’accompagnent se réfugient dans l’enceinte palissadée du Plaeau des bois ; sous la pression de la foule, la barrière est emportée. M. Watrin et les ingénieurs gagent un vieux bâtiment affecté autrefois aux bureaux de la compagnie. Ils montent au premier étage. Une foule de dix-huit cents personnes fait le siège de la maison : des gens parviennent à atteindre le premier étage en grimpant le long d’un réverbère ; d’autres, munis d’embarres, gros morceaux de chêne de forme ovoïde, montent par une échelle en répondant aux cris de mort de la foule par d’autres cris de mort. Caussanel crie : — Il faut qu’il crève ! En même temps la porte d’entrée est enfoncée. M. Watrin fait ouvrir la porte de la pièce dans laquelle il était réfugié. D’un coup d’embarre, un ouvrier des forges, Lescure, met l’os frontal à découvert. Les agresseurs font un moment relâche. Le maire, M. Cayrade, arrive et demande, pour calmer les assaillants, sa démission à M. Watrin qui finit par la donner, après une courageuse hésitation. Quand le maire annonce cette nouvelle, on lui répond : — « C’est lui-même qu’il nous faut. À mort Watrin ! » Les envahisseurs le tiraillent les uns vers la porte, les autres vers la cheminée et finissent par le précipiter par la fenêtre. Des gens se jettent sur lui, le déchirent, lui arrachent la barbe, le piétinent, tandis qu’une partie de la foule s’enfuit épouvantée. Quelques homes courageux finissent par l’arracher à ces barbares, et le transportent à l’hospice où il expire à minuit, au milieu d’une telle terreur que la justice ne pouvait trouver de témoins pour dénoncer les auteurs du crime.

Le 15 août 1892, les grévistes envahissent aussi les bureaux de la compagnie de Carmaux, entourent le directeur de la compagnie, M. Humblot, exigent sa démission, sous menace de le Watriner ! Et pendant trois mois, ils se promènent en chantant à propos du baron Reille, président du Conseil d’administration, et du marquis de Solanges qui en est membre :


Le baron au bout du canon
Le marquis au bout du fusil.


Ils chantent la Carmagnole et crient : Vive la Révolution sociale ! sous la protection de M. Baudin, député, et sous l’œil tutélaire des autorités ; et quand M. Clémenceau, trouvant un peu compromettants ces cris et ces chants, y répond : Vive la République Sociale ! l’équivoque ne prend pas.

Les menaces de Carmaux aboutirent à la marmite, chargée de dynamite qui, déposée aux bureaux de la compagnie, avenue de l’Opéra, fit explosion au poste de police de la rue des Bons-Enfants, en tuant cinq personnes. Je sais que MM. Rochefort et Pelletan[1] ont semblé croire que cet engin avait été placé là par la compagnie de Carmaux : mais cette opinion est trop ingénieuse pour avoir été généralement partagée.



  1. Justice, 9 octobre 1892.