Aller au contenu

La Vénus des aveugles/La Dogaresse

La bibliothèque libre.

Pour les autres éditions de ce texte, voir La Dogaresse.

La Vénus des AveuglesAlphonse Lemerre, éditeur (p. 157-166).

La Dogaresse

pièce en un acte, en vers

LA DOGARESSE

Pièce en un acte, en vers




Scène 1

Le palais des Doges. — Fenêtres ouvertes sur la lagune. — On entend de lointains accords de luths et de mandolines.
Gemma.

Ô Venise ! j’ai l’âme ivre de sérénades :
La musique a brûlé mes lèvres et mon front.
Les barques où, parmi la pourpre des grenades,
Rougit le rose frais des pastèques, s’en vont
Sous la brise du soir ivre de sérénades.

viola.

Le crépuscule, las de regret et d’espoir,
Mire ses roux cheveux et ses yeux d’un bleu noir.
Il m’apparaît ainsi qu’une femme fantasque,
Une femme voilée et riant sous le masque,
Que tente l’amoureuse aventure du soir.

gemma.

Mon cœur se ralentit, obscurément fantasque,
Selon le glissement des gondoles. Le soir
S’approche, souriant à demi sous un masque.

viola.

N’as-tu pas entendu, venant du lointain noir,
Un bruit de soie et d’or ?

Elles écoutent. On entend un frisson de robes.
gemma.

Un bruit de soie et d’or ? Voici la Dogaresse…
L’ombre de son regard mystérieux m’oppresse

Comme l’eau morte aux pieds rayonnants de la mer,
L’eau morte aux plis dormants… Voici la Dogaresse…

viola.

La contemplation des lagunes l’oppresse.

gemma.

Je redoute la froideur pâle de sa chair
Et de ses yeux.


Scène II

La Dogaresse entre, vêtue d’une robe de tissu d’argent où rayonne une ceinture de pierres de lune. Elle va vers la fenêtre. Pendant tout l’acte, ses yeux restent fixés sur l’eau du canal.
la dogaresse.

Et de ses yeux. J’ai trop contemplé les lagunes.
J’ai trop aimé leurs eaux sans remous, leurs eaux brunes ;

Elles m’attirent, comme un ténébreux appel.
Je ne défaille plus sous le charme cruel
Des accords et des chants. L’eau morte a pris mon âme.

gemma.

Les luths qui suppliaient ainsi qu’un vain appel,
Les voix qui s’exaltaient, plus vives qu’une flamme,
Ne font plus tressaillir les palais, telle une âme.

la dogaresse.

J’ai fait taire les luths. Le silence des eaux
A plus de volupté que les sons les plus beaux,
Le silence complexe où s’enlize mon âme.

viola, dans un cri d’effroi.

Oh ! ne contemplez pas les lagunes !

la dogaresse, à Viola.

Oh ! ne contemplez pas les lagunes ! Dis-moi,
N’as-tu point vu, sur l’eau sans clartés et sans voiles,
Un mystère d’azur et d’étranges étoiles ?

Vers la nuit, n’as-tu point frissonné, comme moi,
D’un immense désir dans un immense effroi ?

gemma, s’approchant de la fenêtre.

Le ciel bariolé détruit ses mosaïques,
Il s’effrite, il s’effondre…

la dogaresse.

Il s’effrite, il s’effondre… Ô grave Viola,
N’as-tu point frissonné, quand le soir révéla
Les verts hallucinants et les bleus magnétiques
De l’eau morte, les bleus d’abîmes, et les verts
S’insinuant en nous comme un songe pervers ?
Ah ! l’eau morte !…

viola.

Ah ! l’eau morte !… Mais la stupeur de l’automne ivre !
Le couchant qui s’affirme en des clameurs de cuivre
Et qui s’éteint, plus doux qu’un musical soupir !
Les murs où, comme un sphinx, le soir vient s’accroupir,
Les vignes de la nuit, fiévreuses et funèbres,
Où sourd confusément le vin noir des ténèbres !

gemma.

On croit voir refluer votre ondoyant manteau
Sur un rythme pareil au roulis d’un bateau.

la dogaresse.

L’onde nocturne m’a dévoilé ce mystère :
Une mort amoureuse et pourtant solitaire,
Un silence oublieux où dorment les sanglots,
Un sommeil violet dans la pourpre des flots.

gemma.

Détournez vos regards fébriles.

la dogaresse.

Détournez vos regards fébriles. L’eau m’appelle…
L’eau m’attire…

gemma.

L’eau m’attire… Madone…

viola.

L’eau m’attire… Madone… Oh ! vous êtes plus belle

Qu’au matin nuptial et bleu de Séraphim
Où riaient, à travers l’encens de la nef grise,
La harpe d’Azraël et le luth d’Éloïm,
Où les cloches jetaient leurs lys d’or sur Venise !

La Dogaresse sort lentement.
gemma.

La lumière qui meurt à l’Occident se brise,
Et le soir s’engourdit en son verger d’azur.

une voix de femme, du dehors.

Elle se noie !

voix de la foule.

Elle se noie ! Elle se noie !

viola, avec un grand cri.

Elle se noie ! Elle se noie ! Elle se noie !

gemma.

L’horreur de cet instant est pareille à la joie.

viola.

Mon âme se débat, comme en un rêve obscur.

gemma.

Tragique et monstrueux, le soleil agonise…
L’eau replie en rampant ses mille anneaux d’azur
Sur celle que j’aimais…

viola.

Sur celle que j’aimais… Les lagunes l’ont prise.