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La Vérité sur l’Algérie/00

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Librairie Universelle (p. v-xi).


À M. JONNART

Gouverneur général de l’Algérie


Le 6 février 1893, vous avez prononcé, Monsieur, à la Chambre des députés, un discours dont je veux, en guise de préface à mon livre, citer les extraits que voici :


« Les intérêts des indigènes qui ne votent pas, mais qui payent, qui supportent même de lourdes charges, sont malheureusement sacrifiés aux intérêts de quelques douzaines d’électeurs qui, s’ils ont le droit de vote, jouissent en revanche du privilège de ne pas payer grand’chose… Les communes de plein exercice comprennent souvent 4, 5, 6, 10 et 20.000 indigènes, et les conseils municipaux appelés à gérer les intérêts de la collectivité, à disposer librement de ses ressources, sont élus par vingt, trente, quarante, rarement cent électeurs.

« Comment s’étonner que pour les assemblées locales de la colonie — car je dois le dire, c’est mon devoir, — l’indigène soit, non pas l’ennemi — on ne le maltraite pas, — mais qu’il soit considéré comme un être inférieur et qu’on le néglige ?

« On ne fait rien ? ou presque rien pour lui. La vérité est que les préoccupations électorales, les nécessités de la politique locale assiègent, dominent les conseils généraux et les conseils municipaux, et, dans le tumulte des intérêts, des passions et des convoitises, le gouverneur général et ses délégués, organes de la pensée française, arbitres naturels, nécessaires, du conflit qui met fatalement aux prises la colonisation européenne avec les droits et les exigences de la race vaincue, le gouverneur général et ses délégués sont impuissants trop souvent à faire prévaloir les exigences de l’intérêt général, les vues de la politique nationale, l’idée de justice et d’humanité, idée maîtresse de notre colonisation.

« Et, messieurs, ceci est grave. Sans doute les colons sont guidés par des préoccupations légitimes, respectables ; mais leur horizon est forcément borné, et remettre entre les mains de leurs élus le sort des 3.500.000 indigènes qui peuplent l’Algérie, c’est exposer ces derniers à des dénis de justice, à une sorte d’exploitation, je dois dire le mot, qui pour s’abriter derrière des textes de loi n’en est pas moins profondément immorale et de nature à retarder, sinon à compromettre l’expansion de notre influence… »


C’était dire on ne saurait mieux, Monsieur, et certes, il vous fallait pour cela du courage… Nous autres, quand nous parlons de ces choses, de la moralité en matière politique, les gens qui vivent de l’immoralité nous condamnent dédaigneusement ; nous sommes des dilettantes. Vous avez échappé à ce reproche, car vous saviez compter et, disant le résultat de vos calculs, montrer en quel gaspillage algérien allaient et les impôts indigènes et nos subventions métropolitaines.


« Je voudrais, disiez-vous, pouvoir faire sortir de la poussière où ils sommeillent les rapports des inspecteurs des finances rédigés dans ces dernières années…

« On les refuse généralement à la commission du budget, mais on ne les refuse pas au chef du service de l’Algérie. J’ai eu l’honneur de diriger pendant quelques années ce service ; j’ai lu ces rapports et je me suis toujours étonné qu’ils ne servissent à rien…

« Il y a des dépenses inutiles, messieurs, des dépenses irrégulières, et tout cet argent est gaspillé en traitements de toute sorte alloués à une légion d’employés communaux qui sont les véritables sauterelles de l’Algérie…

« Les comptabilités fantaisistes, les comptabilités criminelles comme celle de la voirie dans le département d’Oran, tout cela a une répercussion immédiate sur les bordereaux de nos impositions…

«  Certes, les conseils généraux, les conseils municipaux peuvent faire assaut de générosité et de prodigalité ; il n’en coûte guère aux électeurs qui les nomment ; quand la caisse est vide, c’est peu, ce sont les millions de petits contribuables français déjà écrasés d’impôts qui ont l’obligation de la remplir…

« Aussi je ne puis admettre les protestations indignées, bruyantes de certains conseils municipaux et de certains conseils généraux d’Algérie, qui, dès qu’un membre du Parlement, dès qu’un rapporteur du budget veut s’immiscer dans leurs affaires, mettre ordre aux abus, aux gaspillages qu’il constate dans la gestion des budgets locaux, parlent fièrement de leurs droits violés, de leurs attributions méconnues, de leur liberté entravée…

« Je n’ai pas la pensée de heurter, de froisser les colons, mais j’ai la préoccupation d’éviter de nouvelles charges aux contribuables français, à ces millions de paysans et d’ouvriers qui fléchissent sous le poids de l’impôt, mais qui sont patriotes, qui versent sans murmurer leur obole pour toutes les entreprises dont le but est d’ajouter à l’honneur du nom français, de faire la patrie plus grande, mais qui, assurément, n’entendent pas s’imposer des sacrifices et des privations pour que, au delà des mers, leur argent soit dépensé sans contrôle et gaspillé en fantaisies électorales…

« Le système actuel qui fait de l’État une sorte de providence toujours secourable, toujours bienveillante, le système des subventions à jet continu dispense les électeurs et les élus de tout effort, de toute initiative, de tout contrôle et de toute moralité… »


L’immoralité algérienne, Monsieur, vous indignait ; vous la connaissiez bien et vous la flétrissiez du haut de la tribune… Votre gouvernement a fait condamner quelques maires concussionnaires et vous vous tuez à vouloir administrer en honnête homme ce pays dont les élus sont, je crois, à quelques remplacements près, les mêmes que ceux que vous reconnaissiez alors « dispensés de toute moralité ». Quant aux électeurs, ils ne sont plus tout à fait les mêmes ; ils sont augmentés de quelques milliers d’Espagnols et d’Italiens pour les « fantaisies électorales » de qui « nos millions de paysans et d’ouvriers qui fléchissent sous le poids de l’impôt » ont consenti « des sacrifices et des privations » dont vous ignoriez en 1893 le chiffre. Le ministère des finances ne l’a dit en effet qu’après 1900. Et vous le savez maintenant, ironie du destin, ce chiffre, c’est le même que celui de la rançon d’un autre désastre : cinq milliards, si l’on ne compte pas les intérêts annuels accumulés et progressifs ; mais plus de vingt milliards si on les compte ; et on doit les compter, car nous les avons payés…

Oui, Monsieur, pour dire ces vérités dans un Parlement où les élus de l’Algérie, toujours, ont eu belle force, il fallait du courage. Et il en fallait aussi pour montrer notre « domination odieuse ».


« Je regrette, disiez-vous, que M. le garde des sceaux ne soit pas à son banc, car j’appellerais encore une fois sa sévérité sur ces agents d’affaires véreux qui, impunément, grâce, il faut bien le dire, à je ne sais quelle influence électorale, dont ils se prévalent, dont ils se servent pour intimider parfois la justice elle-même, et détourner ses coups, sèment partout où ils passent la ruine, la misère et rendent notre domination odieuse.

« … Dans certaines régions, la civilisation pour les indigènes, savez-vous ce que c’est, c’est l’impôt, c’est l’amende, c’est la réquisition arbitraire, c’est l’expropriation et c’est la ruine.

« … L’indigène qu’on exproprie, qu’on appauvrit, qu’on ruine par une politique imprévoyante est fatalement voué au brigandage…

« La sécurité, on l’aura, non pas comme on l’a proposé en multipliant les mesures d’exception, les brigades de gendarmerie, en fortifiant les pouvoirs discrétionnaires des administrateurs, en renforçant l’arsenal de nos lois pénales et les dispositions déjà si dures de la responsabilité collective ;

« La sécurité, on l’aura en cessant d’exploiter l’indigène sous le prétexte de l’émanciper et de l’assimiler. »


Ainsi, Monsieur, vous aviez constaté l’abus et vous le signaliez au Parlement, et vos paroles étaient publiées, et dans toutes les communes d’Algérie on pouvait les lire.

Mais vous saviez que tout ce qu’on peut dire, écrire sur ce propos ne change rien à ce qui est, car vous aviez vu qu’ « il n’y a pas d’opinion publique en Algérie ».

C’est pourquoi, sans doute, voulant que votre verbe se traduisît en action vous êtes devenu le gouverneur général de ce pays « dispensé de toute moralité », de ce pays où « notre domination est odieuse ».

Par une singulière habitude de l’esprit français, notre peuple voyant au gouvernement de l’Algérie un homme de votre distinction en arrive à confondre l’homme et la colonie. L’Algérie c’est Jonnart. Jonnart est un bon, l’Algérie est bonne. Et ça va bien !…

S’il ne s’agissait, Monsieur, que de vous et que de vos administrés, si le cas algérien n’était pas lié à l’ensemble des cas de notre politique, il serait peut-être cruel, et sans aucun autre profit que l’hommage platonique à la vérité, de dissiper les illusions de notre peuple sur les réalités algériennes. Il serait impolitique de fouetter le troupeau que, bon berger, vous essayez de ramener et de maintenir dans le devoir français, maintenant qu’en ce devoir le pâturage est plus maigre. Il serait mauvais d’écrire… ce qu’on lira dans cet ouvrage.

Mais il ne s’agit pas que de l’Algérie. Il s’agit de la France et des fautes que la France est sur le point de commettre au Maroc en s’autorisant des résultats de la conquête et de la colonisation de l’Algérie qu’on lui dit et qu’elle croit heureux.

Alors qu’ils sont :

20 milliards et plus, inscrits à la dette publique, dont nous payons annuellement les intérêts ;

300.000 mâles enlevés à la repopulation de la France… par la mort ;

Création d’une nationalité musulmane de quatre millions de sujets hostiles au dominateur.

Cela pour la possession précaire d’une colonie où l’élément français disparaît dans l’immigration hispano-maltaise, où les budgets sont en constant déficit et où la dette hypothécaire mène à la faillite la production privée.

Dire cela, Monsieur, je le sais, peut rendre plus pénible cet apaisement algérien à quoi vous avez si généreusement voué votre activité ;

Peut aussi compliquer l’ingrat problème de l’équilibre de vos budgets qui ont besoin du crédit, puisque l’Algérie répugne aux impôts nouveaux ;

Mais, encore une fois, il ne s’agit, Monsieur, ni de l’Algérie, ni de vous ni de moi.

Il s’agit de la France.

Nettement, sur pièces, clairement, sur preuves, sincèrement, complètement, voire brutalement, on lui doit dire ce que coûte l’Algérie et ce qu’elle y a fait.

Devant la folie de l’aventure marocaine où quelques financiers et le Dieu des juifs nous conduiraient, si l’on n’y prenait garde, à la répétition des mêmes erreurs politiques, militaires, économiques… j’ai voulu crier à notre peuple : « Casse-cou ! »

Les contribuables français, vous l’avez écrit, « sont patriotes, versent sans murmurer leur obole pour toutes les entreprises dont le but est d’ajouter à l’honneur du nom français, de faire la patrie plus grande ».

Aussi j’estime que c’est un devoir de les renseigner sur ces entreprises.

Je le fais. Sans, plus que vous jadis, « aucune pensée de heurter, de froisser les colons ».

Mais avec la volonté de dire le vrai, tout le vrai.


J. H.