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La Vérité sur l’Algérie/05/06

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CHAPITRE VI

L’humanité et notre action militaire dans l’Afrique du Nord.


Je sais qu’il n’y a rien de commun entre ces deux réalités : civilisation, conquête. Je sais également que ces deux autres réalités : humanité, guerre, sont l’une à l’autre essentiellement opposées.

Néanmoins… les travaux de notre armée d’Afrique, notre action militaire, ce qui arrache des cris d’admiration à tous nos orateurs, ce qui inspire une si éloquente, une si touchante rhétorique à nos écrivains… tout cela dont nous tirons gloire brillante, et que nous voulons par-dessus le marché pure… quand on y regarde d’un peu près… quand on ne se contente pas des discours de M. Étienne ou des classiques livres d’histoire… quand on prend la peine de lire les mémoires, les journaux, d’étudier les faits tout nus, réels… après ce travail une effroyable douleur vous étreint à la vision qui se précise de toutes les tueries, de tout le sang versé, de tous les crimes, de toutes les atrocités…

L’horreur, l’horreur, vous dis-je, au défilé de tous vos hommes de guerre, de tous vos héros à qui vous élevez des statues au nom de la patrie reconnaissante…

La guerre est sauvage partout. Mais on dirait qu’un infernal génie la rend plus sauvage en cette Afrique du Nord où les hommes de toutes nations, dès qu’entre eux le glaive est tiré, semblent s’ingénier à vouloir faire pâlir le souvenir des cruautés de Carthage.

Ils n’étaient pas des agneaux les vétérans de l’Empire. Ils avaient passé comme des loups sur l’Europe. L’Algérie en fit des êtres plus féroces. Tout ce que les imaginations les plus apocalyptiques rêveront de plus épouvantable et d’horrible, vous le trouverez dans le récit de nos guerres d’Algérie. C’est Pélissier enfumant des femmes et des enfants dans les grottes du Dahra près de Nekmaria…

Les pénibles nécessités de la guerre… Soit… Mais c’est aussi les notables de Blidah, attirés à Alger par la foi du sauf-conduit que leur envoie le gouverneur et décapités quand on les tient…

Et tant d’autres… La cruauté, la trahison… oui, chez nous comme chez l’ennemi…

Et c’est ce qui m’enrage, c’est ce que je trouve odieux et bête, que nous voulions pour nous, toujours, la vertu, que nous estimions patriotisme de mentir, de travestir l’histoire, d’accabler le vaincu de nos vices… de faire de la résistance musulmane le banditisme et de notre conquête à nous l’héroïsme, toujours, en « bloc ».

Cette déviation du sens patriotique d’après laquelle nous croyons qu’il est nécessaire de donner aux nôtres le beau rôle, toujours, on la saisit, sur le propos de l’Algérie, dans les ouvrages les plus sérieux.

Je ne peux ici m’attarder à faire la critique détaillée de tout ce que l’on a publié sur soixante-dix ans de guerre…

Prenons seulement un exemple typique. Abd-el-Kader est le symbole de la résistance musulmane. Laissons de côté les cruautés, puisque la guerre déclarée c’est à qui terrorisera le plus efficacement, tuera davantage, et que cela est l’essence même de la guerre. L’Arabe fut terrible. Nous le fûmes. En guerre on n’échange pas des douceurs, mais des douleurs. Les mutuelles horreurs, l’indignation des peuples en tient responsables non les deux parties qui les commettent, mais celle qui a rendu nécessaire la guerre. Et le rôle de nos historiens — je veux bien les croire inconscients de cette lâcheté… de cette erreur — ç’a été de montrer les événements de manière à rendre toujours les Arabes responsables de la guerre. Ceux mêmes qui, par sentiment de leur patriotisme français, sont obligés d’en reconnaître à nos adversaires admettent bien dans l’exemple que nous avons choisi, celui d’Abd-el-Kader, que l’émir nous ait loyalement combattus, qu’il se défendait, mais ils n’admettent cela que pour ses premières opérations. La rupture du traité — deux fois — du traité qui peut-être eût terminé la période sauvage et permis aux deux peuples réconciliés de travailler en paix chacun dans les limites de part et d’autre acceptées, cette rupture ils se croient obligés d’en rendre responsable l’ennemi. La mauvaise foi, la déloyauté, l’oubli de la parole donnée, la duplicité, il n’est pas possible, d’après leur patriotisme, que cela soit imputable à nos généraux. Cela ne saurait être le fait que de l’ennemi. Leur sentiment le voit chez l’ennemi. Et leur science est ainsi conduite à le voir chez l’ennemi. Quelque respectueux qu’ils soient de la vérité, ils en viennent à nous faire lire ce que j’ai lu dans les récits, par ailleurs si remarquables, publiés sous la direction de l’éminent M. Lavisse, « qu’Abd-el-Kader rompit le traité sur un vain prétexte, le passage des portes de Fer, et que c’est par caprice ou duplicité qu’il déclara la guerre au maréchal Valée. »

Comme la critique de l’historien est avisée, comme elle vient de nous révéler la trop grande habileté du général Desmichels, lequel avait dans la paix avec Abd-el-Kader fait un double traité, un de texte français flattant la France, un de texte arabe flattant l’émir, on croit qu’elle est également sûre pour tous les autres événements.

Elle ne l’est cependant point. Pour la deuxième rupture notre responsabilité est évidente. Nous nous étions engagés à ne point passer les « portes de Fer » ; nous les passons ; c’était déclarer la guerre ; si Abd-el-Kader entre en campagne, c’est que nous l’avions ouverte.

Quant à la première rupture, voici :

Un homme qui avait fait la guerre contre Abdel-Kader, le comte Walewski, dans une brochure où il a consigné ses souvenirs, brochure tombée en oubli très vite parce qu’elle froissait le sentiment public, nous dit :


« On alléguera qu’Abd-el-Kader a rompu la paix ; c’est encore une de ces erreurs généralement accréditées qu’il est important de détruire.

« Le général Trézel, étant arrivé à Oran avec des dispositions différentes de celles de son prédécesseur, engagea les Douers et les Zmélas à se soustraire à la domination d’Abdel-Kader, leur promettant sa protection s’ils secouaient le joug.

« Celui-ci, ayant appris les rapports qui avaient eu lieu entre Ben Ismaïl, un des chefs des Douers, et le général français, envoya quelques cavaliers pour s’emparer de lui et marcha lui-même pour se porter contre ces tribus. Le général Trézel se mit en campagne afin d’empêcher Abd-el-Kader de faire justice de ses sujets révoltés. « Les deux armées se trouvèrent ainsi en présence et dès lors le traité fut rompu. Cependant le jeune bey tenta tous les efforts imaginables pour remettre les choses sur l’ancien pied et, même après le combat du Sig, il fit des propositions pour arriver à un accord.

« Mais on partait de principes tout à fait opposés. Les Arabes voulaient alliance, et pour ce, ils auraient consenti à toutes les conditions qu’on leur aurait imposées ; nous voulions soumission… Dès lors il n’y avait aucun moyen de s’entendre…

« Je laisse à juger, d’après ces faits, qui a rompu la paix, d’Abd-el-Kader ou du général Trézel. »


Nos historiens, naturellement, répondent que c’est Abd-el-Kader. Le comte Walewski avait été capitaine au 2e régiment de chasseurs d’Afrique. La façon dont il voyait ses chefs opérer, soit comme militaires, soit comme politiques, l’avait dégoûté du service…

Il a merveilleusement caractérisé la situation :

« Les Arabes voulaient alliance ; nous voulions soumission. »

La soumission permettait toutes les affaires… pas l’alliance…

Voilà pourquoi ç’a toujours été la guerre.

La guerre avec toutes ses horreurs. Car elles ne diminuent pas, au contraire. Elles sont aujourd’hui aussi odieuses qu’il y a soixante-dix ans.

Lisons, dans le Bulletin du Comité de l’Afrique française, le récit d’opérations pour lesquelles on ne saurait invoquer la même prescription que pour celles de feu M. Pélissier.

Ce Bulletin publie une lettre d’Insalah sur l’affaire d’In-R’har :


« Le 19 du courant, vers sept heures du matin, nous sommes arrivés en vue d’In-R’har ; les habitants de l’oasis reculaient au fur et à mesure que les troupes avançaient. La section d’artillerie ayant mis en batterie à 1.300 mètres sur une dune de sable, le feu commença aussitôt. Au deuxième coup une brèche énorme fut pratiquée dans le mur de la grande kasbah sur laquelle on tirait, et les habitants se précipitaient pour la boucher à l’aide de madriers ; c’est alors que des salves d’infanterie furent tirées sur les assiégés pour les empêcher d’exécuter leurs travaux de barricades.

« Le tir des obus à la mélinite continuant, la kasbah fut en partie démolie. Lorsque les brèches furent complètement déblayées sous notre feu, l’infanterie s’élança à l’assaut. C’est alors que l’on put se rendre compte de la puissance destructive de nos canons. Ce n’étaient que cadavres, gens sans tête, sans bras, sans jambes ou éventrés. Hommes, femmes, enfants, chevaux, chameaux gisaient pêle-mêle, morts ou n’en valant guère mieux. Il n’y a eu sur 1.200 habitants que 162 prisonniers. Le reste était mort et a été enfoui dans les fossés. »


Relisez cette fin de lettre…

Vous avez relu…

Cette affaire d’In-R’har a sacré quelques héros. — Parmi les 162 prisonniers qui n’ont pas fui sous l’averse meurtrière ? — Non… de l’autre côté.

Le commentaire du Bulletin

Voici : « Cette lettre relate fort bien cette chaude affaire. »

La « chaude affaire » dans la presse quotidienne eut peine à passer aussi facilement que dans les journaux d’expansion pacifique, civilisatrice, comme le Bulletin du Comité de l’Afrique française. On protesta. Mais les gens du Bulletin veillaient.

Ils écrivirent :


« Un mot sur le combat d’In-R’har. Le chiffre des morts dans cette affaire et surtout le fait qu’un grand nombre de femmes et d’enfants y aient péri amenèrent les journaux qui se sont fait une spécialité de déclamer contre les procédés sanglants de la civilisation à dénoncer la férocité de notre politique. « Il est vrai que leurs indignations perdent une grande partie de leur valeur de ce fait qu’elles sont exprimées surtout dans un certain but haineux de politique intérieure.

« Mais il est bon, malgré tout, de montrer combien elles sont injustifiées. Lorsque de bon publicistes s’indignent que la mission pacifique de M. Flamand ait pu devenir une mission guerrière, ils oublient un pou trop ce que sont les gens du Touat, qui ont simplement tendu à nos compatriotes une de ces embuscades dans lesquelles tant des nôtres avaient déjà succombé. Ces doux individus avaient déjà sur la conscience le massacre de Flatters, des Pères blancs, de Douls, de Palat, sans parler de Laing et d’autres. Il n’y a donc pas à s’étonner que la mission Flamand se soit trouvée obligée de se défendre. Quant à ces pacifiques sédentaires dont un publiciste parle comme attendant, espérant même notre protection, nous serions bien curieux de voir une troupe de légistes et d’écrivains, même fougueux, se charger de la leur apporter. La vérité c’est que la population du Touat se compose d’une aristocratie sanguinaire de marchands d’esclaves et de pillards et d’un peuple de serfs affreusement exploité et qui aura tout à gagner à notre arrivée, même au prix de quelques affaires sanglantes.

« Si tant d’hommes n’étaient des snobs, des humanitaires par haine ou opposition, ou même de simples et profonds ignorants, ils sauraient que les Africains n’ont de pires maîtres que ceux que l’Afrique leur fournit spontanément, et qu’on leur rend toujours service en les en débarrassant à quelque prix que ce soit. »


Je vous affirme que cela fut publié tel quel pour expliquer cette affaire d’In-R’har, où sur une population de 1.200 habitants 1.038 furent débarrassés et de leurs maîtres et de la vie par notre action libératrice…

Les gens du Comité de l’Afrique française auraient d’ailleurs presque le droit de croire que l’opinion publique en France leur donne raison. Quelques indignations éclatent lorsque les commencements d’une opération de civilisation se traduisent par des exécutions comme celle d’In-R’har, Puis on s’y habitue. Quand on apprend de nouveaux massacres et qu’on les dénonce, le public semble dire : « Encore… mais c’est une vieille histoire… nous la connaissons. » Et l’histoire nouvelle passe avec la vieille. Et ce délicieux Bulletin des civilisateurs de l’Afrique, en notant les tueries de M. Servières, peut écrire :


« Il convient d’observer que l’opinion a été assez calme en apprenant ces nouvelles et que la presse s’est généralement abstenue de commentaires échauffés, bien qu’elle ait expliqué parfois ces événements de l’Extrême-Sud avec une ingéniosité un peu bouffonne. On commence à comprendre chez nous qu’avec la meilleure volonté du monde il est impossible de faire une omelette sans casser quelques œufs. »


Hélas ! oui. C’est même ce qui m’a dégoûté de la presse française…

La publicité des maisons dont les chefs figurent dans les états-majors de la colonisation par la guerre est toute-puissante, et la presse entière s’incline, servile, devant la théorie « de l’omelette »… on lui en donne quelques bavures. Que lui importent les œufs cassés !…

Ajoutons cependant que ce Bulletin du Comité de l’Afrique française à qui nous devons les chefs-d’œuvre plus haut cités, a des jours de pruderie. Ainsi, appréciant l’œuvre du « Congo indépendant » et citant quelques atrocités reprochées aux soldats de Léopold, il a dit : « … Il semble en tout cas que ce dernier dépasse la mesure et la moyenne. »

Et cela qui d’abord m’avait inspiré quelque sympathie à l’égard de ce Bulletin courageux, assez indépendant pour censurer l’œuvre belge dont les éloges furent publiés même par notre presse socialiste, m’a rendu par la suite… rêveur. Quelle est donc la mesure, quelle est donc la moyenne des tueries permises contre les Africains ? Est-ce que c’est comme dans l’exécution d’In-R’har : 1.038 victimes sur 1.200 habitants ?

Qui pourra nous expliquer cela parmi les gens de ce comité où je relève les noms de « prince d’Arenberg, Aynard, duc de Bassano, prince Roland Bonaparte, Joseph Chailley-Bert, Crouan, vice-amiral Duperré, Étienne, comte de Fels, Gauthiot, comte Greffuhte, Templier, de Vogüé ?…

Quel rédacteur de ce Bulletin connaît cette mesure, cette moyenne : Est-ce M. Terrier, M. Kœchlin, M. Robert de Caix de Saint-Aymour, Édouard Payen, Alcide Ebray ?…

Qui ?…

C’est une des mesures, c’est une des moyennes dont la notion à la postérité serait précieuse pour juger notre époque. Les omelettes de l’Extrême-Sud, les œufs cassés par nos héros…

… Ô Principe éternel de la vie qui es mon Dieu, ô Force immortelle de la vie qui es ma foi, je t’en conjure, éclaire ces hommes et fais qu’ils me disent la mesure des meurtres, la moyenne d’assassinats au-dessous desquels le colonial conquérant à l’aurore du vingtième siècle est un bon civilisateur, au-dessus desquels il cesse de l’être !

Lorsque nous exposons nos systèmes qui répudient la violence meurtrière, la dépossession, le vol, l’exploitation, ces hommes nous taxent d’une « ingéniosité un peu bouffonne ». Mais la leur ! Et quel éclat de rire puissant, d’énorme joie à la sottise de ces cuistres à l’omelette, si derrière les idiots plaisantins n’apparaissaient les bandits sinistres, les hauts détrousseurs et les bas tueurs, et du sang, tout le sang, toutes les horreurs qui sur les lèvres du voyant au lieu du rire vengeur font monter un sanglot !…

Douleur de toutes les douleurs. Épouvante et honte. Et je suis de la nation de ces gens-là ! Et je suis de la race de ces gens-là !…

Non, non. Cela n’est point possible. Avec les bourreaux jamais. Avec les victimes toujours. Avec les nègres ; avec les jaunes. Avec les Arabes… et contre les autres. Jeune homme qui liras ceci, je t’en conjure, je t’en supplie, oublie pour un instant que tu veux être quelqu’un, quelque chose, que tu as le souci d’une carrière ou d’une position, que par conséquent ton intérêt exige que tu entres dans le sillage des requins, oublie ces nécessités, pour un instant, je ne t’en demande pas plus… et songe avec ta seule raison à ces réalités qu’ils calculent de la quantité de sang qu’ils disent juste de verser, étant par ailleurs donnée la quantité d’or à gagner… Vois… te dis-je… Et si tu n’es pas irrémédiablement pourri,… je suis bien tranquille, je sais de quel bord tu te rangeras. Et c’est pourquoi, taisant mes colères, j’espère. La civilisation fait disparaître de nos prairies, de nos forêts les bêtes malfaisantes. Le jour vient également où on ne les trouvera plus dans notre politique. On admire dans les muséums des squelettes, des griffes, des cornes, des dents de monstres épouvantables qui jadis, aux périodes enflammées de notre globe, luttaient. Je vois qu’aux bibliothèques on lira dans le même étonnement, quelque jour, les théories de l’omelette humaine du progrès…