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La Vérité sur l’Algérie/06/13

La bibliothèque libre.
Librairie Universelle (p. 194-200).


CHAPITRE XIII

Le parasitisme algérien.


Je donnerai ce nom à l’ensemble d’idées, de sentiments qui sont produits par les suites de la conquête. Vivre aux dépens d’autrui, le désir en est naturel chez le soldat qui a fait la conquête. Il a peiné, il a risqué sa vie dans cette conquête. Ce désir, comme la noblesse attachée à la possession de la terre, passe tout naturellement dans l’esprit de l’homme qui recueille le bénéfice de l’effort du soldat et arrive très facilement à croire qu’il a réalisé lui-même cet effort… puisqu’il en a le résultat.

Et c’est ainsi que s’explique le parasitisme algérien. C’est notre parasitisme, à nous, que nous devions à notre constitution sociale qui date de la conquête franque, mais qui s’affaiblissait, et que la conquête française de l’Algérie a rajeuni, vivifié dans l’esprit des Français transplantés en Algérie par cette conquête.

M. Cambon, dans la brochure publiant ses discours parlementaires, a écrit :


« Une partie des reproches que l’on fait aux Algériens à quelque parti qu’ils appartiennent proviennent peut-être de certaines habitudes d’esprit qu’ils ont puisées dans les idées personnelles du maréchal Bugeaud.

« On reproche aux Algériens de compter beaucoup trop sur l’État, de ne pas faire assez appel à l’initiative individuelle, de pratiquer une sorte de socialisme innomé qui fait qu’ils tiennent de l’État leur fortune et qu’ils comptent sur lui pour les tirer d’embarras. On peut dire que, si cette tendance n’a pas dépassé toute mesure, ce n’est pas au maréchal Bugeaud qu’on le doit… »


M. Cambon symbolisait ainsi dans la personne et dans la politique du maréchal Bugeaud les modifications apportées par le bénéfice de la conquête à la mentalité française en Algérie.

Un parasitisme renforcé. Vivre aux dépens de l’État ; c’est-à-dire, grâce à la protection de l’État, soit aux dépens des indigènes de l’Algérie, soit aux dépens des indigènes de la métropole. On m’a conté un mot qui aurait été dit par un « homme de la campagne » à M. Cambon. — « … Cependant il y a beaucoup d’argent en France ! »

Ce n’est certes point la même idée qu’on doit lire sous ce que M. Jonnart disait, le 7 mars 1904, aux délégués financiers :


« L’élan de notre production agricole et de nos échanges commerciaux nous autorise à solliciter avec plus d’ardeur que jamais les capitaux et les activités de la métropole, »


Elle apparaîtrait plutôt sous les images poétiques de M. de Soliers disant le budget « un Nil fécondant qui développe la prospérité du pays ».

Le Nil… qu’on y boive, qu’on y mange…

Et ne dites pas que j’interprète mal.

Le 27 décembre 1898, le directeur de l’agriculture algérienne, M. de Peyerimhoff, disait aux Délégations financières :

« … N’est-ce pas un bon voisinage pour le budget un peu étroit, sinon pauvre, que sera pendant quelque temps encore le budget algérien, que ce grand budget de la métropole, chargé, mais malgré tout riche et au large ? Il y a sous des formes variables et détournées, subventions, avances, etc., mille liens précieux qu’il faut dénouer le plus tard possible… »

Admirez les « formes variables et détournées ! » Ce distingué, cet éminent, cet admirable psychologue du gouvernement général nous présente « l’âme algérienne » sous d’assez vilaines couleurs. Mais il paraît qu’il la connaît bien. Et qu’on doit le croire même lorsqu’il constate des petits faits comme celui-ci (Délégations financières, 2e volume, p. 269, 1904) :

« Ceux qui connaissent le département d’Alger savent que l’on avait surtout visé les fils de colons comme devant former la clientèle de l’établissement. Eh bien ! le fils de colon a une tendance très caractérisée à rester chez lui, et ce n’est que grâce au jeu des bourses que les fils d’employés, de petits fonctionnaires sont entrés à l’école, peut-être dans l’espoir de faire des agriculteurs, peut-être aussi dans le désir d’être instruits, logés, chauffés et éclairés aux frais du département ou de la colonie. »

Nul roman, je vous dis, pour vous fixer sur la mentalité algérienne, ne vaut les documents officiels et les extraits que je vous en sers.

Le budget paie la poste aux compagnies de navigation. Le Parlement algérien veut qu’on en profite pour imposer aux compagnies des réductions dans le prix des passages… et comme les compagnies « perdent » déjà, que les délégués insistent néanmoins, ils avouent tacitement par là qu’ils sont prêts à augmenter la subvention, afin que les gens assez riches pour voyager le fassent à meilleur marché, mais aux dépens de la collectivité.

C’est cela que M. Cambon disait une fâcheuse tendance de l’Algérien vers le socialisme, par la faute de ce pauvre maréchal Bugeaud. L’Algérien, cependant, n’est rien moins que socialiste… Si nous en croyons M. Deloupy (Délégations financières, 1er volume, t. II. p. 189. — 1904) :

« Beaucoup de colons fixés dans le pays ont acquis une expérience personnelle précieuse, mais ils la gardent pour eux ou en font profiter de rares voisins. »

L’esprit de dévouement et de sacrifice du conquérant disparaît chez ceux qui bénéficient de la conquête.

Ainsi, le Parlement algérien, M. de Soliers parlant en son nom, repousse la création d’une caisse de retraites, parce que :

« … En créant une caisse de retraite, ce n’est pas pour nous que nous travaillons, c’est pour nos successeurs qui, vers la moitié du vingtième siècle, auraient à leur disposition des revenus qui diminueraient d’autant leurs charges.

« Sans doute on ne doit pas, en ce monde, ne travailler que pour soi seul. La société, qui est une succession ininterrompue d’êtres reliés entre eux, serait impossible si les générations présentes se désintéressaient du sort des générations futures ; cependant, on ne peut pas exiger de nous que nous nous sacrifiions entièrement à leur profit. »

Celui-là, c’est un grand homme de l’Algérie nouvelle, c’est l’auteur de l’Algérie libre. Sur ce même propos qu’ils ne peuvent pas se sacrifier, un autre grand homme de cette Algérie, M. Vinci, pour soutenir la thèse de M. de Soliers, ajoute (Ibid., p. 81) :

« Non, messieurs, ce qui est permis à un pays adulte comme la France, ne l’est pas à un pays adolescent comme l’Algérie : de même que l’on peut demander une courte longue à un cheval fait et qu’on ne peut la demander à un jeune poulain parce qu’on lui briserait les reins.

« Nous sommes dans la période des besoins immédiats et impérieux, etc. »

Les belles dissertations, les curieuses recherches que ce sujet permettrait : Dans quelle mesure les trois influences du socialisme latin, de l’esprit de rapine des Francs et de l’instinct de razzia trouvé sur place ont-elles agi…

Mais je préfère encore vous servir du document :

« Qui obtiendra le plus aisément quelque chose de l’assemblée départementale ? Je n’hésite pas une seconde et sans vanité à affirmer que c’est moi.

« Pourquoi ?

« Parce que je suis l’ami intime du député, parce que j’ai l’appui assuré de notre sénateur, parce que le gouverneur général marche avec les mêmes principes que nous, parce que dans le sein du conseil général nos amis sont en majorité : majorité qui demain sera écrasante. Voilà pourquoi j’obtiendrai plus aisément que mon concurrent et voilà pourquoi mes revendications, qui sont les vôtres, seront écoutées d’une oreille favorable, ce qui est déjà la moitié du succès. »

Voilà ce que dit, pour être élu, un candidat au conseil général. (Républicain de Constantine, 15 septembre 1898.)

C’est toujours comme cela… C’est le seul langage que comprenne la race nouvelle en matière politique. La corruption électorale de notre métropole est scandaleuse. Il n’y a pas de mot pour désigner celle de l’Algérie.

J’ai étudié une élection vertueuse : celle de M. Colin, qui battit Drumont. Lisez :


« … Oubliant vos intérêts, M. Drumont s’est mis en hostilité permanente avec le gouvernement. Or, le député algérien qui, de parti pris, combat le gouvernement, trahit ceux qui l’ont élu. Il faut, en effet, que, se souvenant des intérêts dont la défense lui a été confiée, il sache leur sacrifier ses sympathies personnelles…

« … Examinez ce qu’ont obtenu les départements voisins : à eux les lignes de pénétration qui permettent de drainer les richesses que vous, colons, avez péniblement arrachées au sol, à eux l’outillage perfectionné… » (Dépêche algérienne, 26 mars 1902.)

Et ceci :

« On ne vit pas de politique. En France, une circonscription peut, passez-moi l’expression, se payer un député de luxe, mais une circonscription algérienne ne saurait, à ce point, méconnaître ses intérêts… » (Dépêche algérienne, 1er avril 1902.)

Et encore :

« L’agitation malsaine exploitée par quelques-uns nous a fait en France la plus fâcheuse réputation. Sans doute elle est imméritée… » (Dépêche algérienne, 18 avril 1902.)

Aussi, ne prenez jamais la peine de dire à M. Colin et à ses électeurs quelle réputation leur vaudraient ces stupéfiantes théories de l’intérêt en matière politique… ils la diraient imméritée. Et ce qu’il y a de navrant, c’est qu’ils seraient de bonne foi. Ils ne comprendraient pas. Leur mentalité est déjà modifiée au point que le parasitisme leur semble légitime. Ils ne mettent point cynisme à l’avouer. C’est pour eux chose naturelle.

Ils ont de la propreté morale, notion comparable à celle que M. Vinci a de la propreté physique.

Le président de la délégation des non-colons dit en effet (23 mars 1904) :


« Nous avons mené votre budget algérien comme un compte de blanchisseuse, avec parcimonie. »


Je n’ai pas l’honneur de connaître M. Vinci. Mais j’imagine que ce président de la délégation des non-colons ne doit pas être un homme couchant sous les ponts, qu’il a du linge… Et cela me paraît typique à noter que, pour ce représentant de la population urbaine de l’Algérie, l’idéal de l’économie soit de « mener un compte de blanchisseuse avec parcimonie, » c’est-à-dire de changer de linge le moins souvent possible.