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La Vache tachetée (recueil)/Explosif et baladeur

La bibliothèque libre.
La Vache tachetéeFlammarion (p. 152-158).


Explosif et baladeur


À Alphonse Allais.


Le concombre fugitif a fait du chemin — c’est bien le cas de le dire, avec et sans image — depuis le jour où je l’aperçus qui « se trottait » dans les jardins du père Hortus. Il a disparu et n’a plus donné de ses nouvelles. Voici la lettre que le vieux jardinier de Granville m’écrit à ce sujet. Elle est navrante, botaniquement parlant :

« Mon cher monsieur,

« Je n’ai que du malheur, depuis que vous êtes venu.

« D’abord, mes graines d’hibiscus ont coulé. C’est de ma faute, de ma très grande faute, et je n’accuse personne. J’aurais dû prévoir que l’hibiscus, qui est une fleur très en retard, une vieille baderne de fleur (badernoïdes), n’aime pas le Wagner. Où avais-je la tête quand l’idée me prit de lui jouer, sur mon cornet à pistons, du Lohengrin, au lieu de l’Hymne russe, par exemple, ou le Père la Victoire, qui eût mieux convenu à son tempérament ? Ce que je suis vexé, mon cher monsieur, vous ne l’imaginez pas.

« Ensuite, je n’ai plus revu le concombre fugitif. Il a tenu à justifier son nom, cet animal-là. Il est parti… Où est-il ?… Que fait-il, à cette heure où je vous écris ? Je l’ignore. Vous pensez si j’ai fouillé mes plates-bandes, retourné planches et massifs, exploré coins et recoins, sondé trous et retrous de mon jardin !… Hélas ! peines perdues ! Pas la moindre trace de lui, nulle part. C’est un peu fort, vous en conviendrez.

« Je ne puis pourtant pas admettre qu’il ait franchi les palissades qui entourent le clos. Elles mesurent trois mètres de hauteur et sont encore surélevées, mon cher monsieur, par un triple rang de ronces artificielles. Ça n’est pas rien, comme vous voyez. Un cerf, un kanguroo, un prisonnier de M. Fédée ne pourraient sauter par-dessus. À plus forte raison, un concombre, pas vrai ?… Alors, quoi ?… C’est ici que je m’embrouille.

« Peut-être a-t-on laissé ouverte une des portes du jardin et facilité ainsi, malveillamment, la fuite d’un végétal turbulent et roublard, toujours prêt à s’esbigner à l’anglaise ? Mais il serait revenu, je connais son cœur. Volage, soit ; mais affectueux, dans le fond.

« Peut-être a-t-il eu de l’embêtement — où la modestie irait-elle se nicher, mon Dieu ? — de tout le bruit fait autour de son nom ?

« Peut-être l’a-t-on volé, tout simplement ?

« Je m’arrête à cette dernière hypothèse, bien qu’elle me paraisse manquer de vraisemblance, pour les raisons scientifiques que voici. Le concombre fugitif (Cucumix fugex A. Al.) est, sauf votre respect, un légume très méfiant et qui ne se laisse pas prendre facilement. Vous pouvez consulter la Flore du docteur Asa Gray, le Botanicus Magazine, le Dictionnars of the Garden, de Nicholson, sans parler de Darwin, notre père à tous, ils vous en diront des nouvelles. Il a de plus une propriété singulière, une arme épatante, si je puis ainsi dire, qui lui est d’un grand secours dans la lutte pour l’existence. Dès que vous le touchez — et il faut être joliment malin pour cela — il vous crache, à la figure, ses graines comme de la mitraille. Figurez-vous une bombe qui feulerait, tel un chat en colère. Naturellement, vous êtes aveuglé, et plus naturellement encore, vous lâchez le concombre pour vous frotter les yeux, et revenir de la surprise où cette explosion vous a plongé… Oui, mais, pendant ce temps-là… bonsoir !… il est parti… Explosif et baladeur, tel est ce diable de concombre. Et de penser qu’il appartient à la famille, si placidement bourgeoise, si formellement sédentaire, des cornichons, voilà qui déconcerte les imaginations les plus hardies.

« Je ne sais pas pourquoi, mais quelque chose me dit que votre ami Alphonse Allais n’est pas étranger à ce coup-là. On prétend qu’il a des « ramifications ténébreuses » à Granville. En outre, j’ai appris, sur son compte, des choses peu honorables, et ma foi tout à fait scandaleuses… C’est un particulier qui ne me revient pas… Il n’est point franc, là… Il n’est point à la bonne franquette, pour me servir d’une expression qu’affectionnaient nos pères… On ne sait jamais à quoi s’en tenir avec lui, si c’est sérieusement qu’il parle, quand il nous raconte ses histoires, ou s’il se paye la tête des gens… Son rire me laisse, l’esclaffement fini, une sorte d’inquiétude, — plus que de l’inquiétude, — de la terreur dans l’âme… C’est peut-être qu’il a du style, ce qui me paraît tout à fait anormal et choquant, chez un écrivain gai… J’ai lu À se tordre, Le Parapluie de l’escouade, ses autres bouquins, je le suis fidèlement au Journal… Eh bien, non !… Parlez-moi du petit père Blum !… Mais votre Alphonse Allais !… Malgré l’énormité de sa fantaisie, il a de la précision dans l’esprit, et même de l’élégance. Je ne puis pardonner à sa gaieté de n’être pas crapuleuse, de rester toujours littéraire et artiste ; d’éviter, avec un révoltant cynisme, les plaisanteries surannées, les farces scatologiques, les verves abdominales, par où se reconnaît, d’ordinaire, et se caractérise un auteur rigolo, aimé des commis voyageurs, des curés de campagne, des concierges, vaudevillistes et chroniqueurs, restés fidèles au culte vénérable de cette bonne vieille gaieté française, si déplorablement incomprise aujourd’hui. Et puis…

« Et puis, vous ne me ferez jamais accroire qu’un homme qui passe son temps à faire, dans les fiacres, avec des demoiselles de rencontre ; à boire, dans les bars, avec le Captain Cap, toute sorte de saloperies inconvenantes et poivrées, et qui l’avoue, et qui s’en vante, non, jamais vous ne me ferez accroire qu’un pareil homme puisse être renseigné comme il est sur les procédés de travail de Francisque Sarcey, et sur les mœurs du concombre fugitif, sans qu’il y ait, là-dessous, des manigances suspectes… Vous avez beau dire et beau faire, ça n’est point naturel.

« À ce propos, il faut que je vous dise l’idée géniale et, je crois, essentiellement révolutionnaire que j’avais eue. Je voulais faire construire, pour l’été prochain, un vaste — comment appeler cela ? — un vaste cucumodrome, installé selon les derniers progrès de l’architecture moderne. Là, j’aurais donné, tous les jours, des courses de concombre fugitif… J’en avais parlé à M. Quentin-Bauchart, qui s’était montré fort enthousiaste pour cette idée. Il m’avait même promis d’obtenir du Conseil municipal qu’il allouât un prix annuel de quarante mille francs, afin d’encourager et de développer, parmi les concombres et les autres plantes, désireuses de participer au grand mouvement moderne, le goût des exercices physiques athlétiques et patriotiques, qui ne peut que leur être profitable et salutaire, en même temps qu’il lancerait la Botanique dans une voie réformatrice et absolument nouvelle. Grâce à votre Alphonse Allais, encore une idée démocratique à vau-l’eau !…

« Enfin, comme on ne sait jamais ce qui peut arriver, j’ai fait tambouriner le concombre fugitif, dans toutes les rues de Granville. J’ai promis à qui me le ramènera, vivant ou mort, des récompenses épatantes. Mais je n’ai pas confiance. Il est probable que celui qui le tient, le tient bien… Seulement, s’il s’imagine qu’il va le conserver en cage comme un serin, ou en bocal, comme un cornichon, il n’y a rien de fait… Il faut de l’indépendance et de la liberté à ce bougre-là !…

« Votre serviteur,

« Hortus. »


Je n’ai rien à ajouter. À M. Alphonse Allais de répondre, s’il le juge utile.