La Victime/I

La bibliothèque libre.
Société d'Éditions littéraires et artistiques (p. 1-26).
II  ►


I

Comme on menait « Gégé » au Nouveau-Cirque, Jacques Taillard avait dit qu’on commençât à dîner sans lui, tandis qu’il s’habillerait.

— Naturellement ! — s’était récriée Mme Taillard, en passant à table avec Gégé.

Et il n’en avait pas fallu plus pour que celui-ci se sentît envahi par les plus noirs pressentiments.

Non pas que, d’ordinaire, Roger Taillard en fût encore à s’alarmer d’une dispute éventuelle entre son père et sa mère. Malgré ses onze ans et demi, depuis le temps qu’il assistait à leurs querelles presque quotidiennes, il avait fini par n’y plus prendre garde. Il s’y était habitué peu à peu, comme on se fait graduellement aux obligations domestiques, aux charges de famille. Elles lui causaient toujours un profond ennui. Elles ne lui inspiraient plus jamais ni réflexion, ni curiosité, ni crainte.

Mais, les soirs où on le conduisait au théâtre, ce détachement coutumier l’abandonnait soudain. Du coup, Gégé devenait comme un loup de mer sur le point d’embarquer. Les moindres indices d’orage le bouleversaient. Il savait combien deux époux qui tiennent une bonne dispute ont peine à lâcher prise. Et il redoutait sans cesse qu’au dernier moment une scène engagée mal à propos ne vînt compromettre le départ ou ne le fît ajourner à une date indéterminée. Cette catastrophe s’était déjà produite l’année précédente, une fois qu’on devait le mener au Châtelet. Crève-cœur qui marque dans une vie d’enfant et qui ne s’oublie pas de sitôt !

Roger n’avait donc pas noté sans appréhension le petit retard de son père, puis l’adverbe plein d’aigreur dont sa mère avait apprécié ce retard.

Et la figure de Mme Taillard, qu’il surveillait à la dérobée, n’était guère d’aspect à le rassurer. Même pour un physionomiste moins exercé que lui, elle offrait les signes de la plus sombre préoccupation. Mais qu’est-ce qui pouvait affecter si fort Mme Taillard ? Sûrement pas une question de coquetterie. Jamais elle n’avait été plus jolie que ce soir avec sa robe de dentelle noire et cette minuscule capote de tulle qui planait sur ses cheveux cannelle comme une gentille fumée bleu pâle. Le retard de son mari peut-être ? Non, puisque, sous un prétexte ou sous un autre, Jacques s’arrangeait toujours pour ne figurer qu’aux deux tiers du repas, soit qu’il n’arrivât qu’au second plat, soit qu’il sortît de table, le dessert à peine servi. Il devait donc y avoir autre chose. Quoi donc ?

Oh ! un accident bien banal, que Gégé avait mille excuses pour ignorer et d’où naît souvent tout le souci de beaucoup de femmes : Mme Taillard n’était pas contente de son dernier rendez-vous avec Alcide Barbier. Et il n’y avait là de sa part ni douilletterie sentimentale, ni folles exigences.

En cédant, six mois avant, à Alcide Barbier, Lucie Taillard ne croyait pas plonger dans ce tourbillon de délices où vous emportent les grandes passions. Elle obéissait plutôt à l’usage qui veut qu’une femme ne se laisse pas tromper indéfiniment sans représailles. Et, sur une nouvelle fredaine de Jacques, elle s’était alors décidée pour Alcide Barbier, qui se trouvait de son entourage, et, justement, ne demandait pas mieux.

Du reste, retenu chaque jour jusqu’à cinq heures par l’importante raffinerie de pétroles que sa femme lui avait apportée en dot, bon musicien, la poitrine large, un souple carré de barbe rousse sous une figure sans âpreté, loyal, docile et très épris, Alcide constituait un choix pratique autant qu’honorable. Mais en amour, la première flambée morte, les qualités cessent de briller. On ne distingue plus que les lacunes. Or si tendre, si délicat que se montrât le jeune usinier, il manquait vraiment de fantaisie et d’esprit à un point qui n’est pas permis. Les caresses, les attentions, la musique ne sont pas tout. Une femme souhaite qu’on l’amuse. Et, cet après-midi, Mme Taillard s’était tellement ennuyée que des remords lui venaient presque avec de vagues idées de rupture.

Elle s’imposa pourtant un effort en faveur de son fils, et, la voix distraite, le regard ailleurs :

— Eh bien ! mon chéri, — demanda-t-elle, — tu es content d’aller là-bas ?

— Bien sûr, maman ! — fit Roger.

Puis ce fut tout. Mme Taillard était rentrée dans sa mélancolie comme dans une cabine. Gégé commença à s’inquiéter sérieusement. Pour peu que son père fût dans des dispositions analogues, voilà qui promettait !

Cependant l’entrée de Jacques Taillard lui rendit quelque espoir.

Ainsi que d’habitude, il s’était assis vis-à-vis de sa femme sans lui adresser la parole et, à présent, il mangeait en hâte pour rattraper. À son tour, il interrogea :

— Eh bien ! Roger ! tu es content d’aller là-bas ?

— Oh ! oui, papa, — fit Gégé.

Cet échange de propos ne donna pas plus de résultat que le précédent. Jacques, sans insister, s’était remis à manger. Mais, à l’inverse de Mme Taillard, il y avait sur tout son visage comme un vernis de bonne humeur. Ne venait-on pas avant dîner de le présenter à Nelly Jelly, la petite danseuse américaine des Ambassadeurs, que depuis un temps infini il voulait s’offrir, sans trouver l’occasion ? Une veine inespérée, quoi ! Avec ça, pas l’ombre de manières : le rendez-vous dans les vingt-quatre heures. Et, en se rappelant cet accord si facile, si rondement conclu, Taillard ne pouvait se défendre de sourire tour à tour à tous les objets qui couvraient la table…

Devant tant de symptômes favorables Gégé poussa un soupir rassuré.

Mais, par malheur, dans l’état de ses nerfs, Mme Taillard n’était pas femme à supporter longtemps le spectacle de cette songerie joyeuse. Tant de gaieté quand elle était si triste lui semblait de la provocation. Sans compter qu’elle connaissait son bonhomme sur le bout du doigt : certainement, il y avait de la femme là-dessous. Et comme Jacques venait encore d’adresser au compotier de droite le sourire le plus bienveillant, elle n’y tint plus. Coûte que coûte, elle avait besoin de soulever un incident, et, se ramassant :

— À propos ! — fit-elle d’une voix acérée, — tu as bien téléphoné avenue Marceau le numéro de la loge ?

— Totalement oublié ! — avoua Jacques en levant la main dans un geste de regret sommaire.

— Comment ! Tu savais que papa se faisait une fête d’aller au Cirque avec cet enfant ! Et tu oublies de le prévenir ! Non, c’est fantastique !

Jacques ne répondit pas. Le petit nez droit de Mme Taillard s’était tout aminci de colère, ce qui précisait sa ressemblance avec un crayon bien taillé. Gégé, au comble de l’angoisse, ne quittait plus du regard les deux adversaires.

— D’ailleurs, — poursuivit Lucie, — je m’explique que tu aies oublié… Un homme qui a tant à faire !…

En toute autre circonstance, cette ellipse eût déchaîné une scène infernale, Mme Taillard sachant mieux que personne les mille occupations qui encombrent la vie d’un désœuvré. Mais rien ne rendait Jacques conciliant comme d’avoir de la dame sur la planche ; et, au lieu de se fâcher, au lieu même d’invoquer les deux heures qu’il allait de temps en temps passer sur les marches de la Bourse ou à la charge de son oncle Ernest, il observa modestement :

— Eh bien, il n’y a qu’à faire téléphoner à ton père maintenant…

Puis, se tournant vers le valet de chambre :

— Joseph, posez ce plat et téléphonez tout de suite à M. Lecherrier que nous l’attendons ce soir au Nouveau-Cirque, loge 30.

Après trois minutes qui semblèrent à Roger en durer au moins dix, Joseph reparut et dit :

— M. Lecherrier était sorti… Il ne dîne pas là et on ne sait pas où il dîne.

Mme Taillard déclara :

— C’était à prévoir !… Papa sera désolé !

— Ce qui ne l’empêchera pas d’avoir passé aujourd’hui une soirée excellente ! — remarqua Jacques sans acrimonie.

— Qu’en sais-tu ?

— Effectivement, je n’en sais rien… Mais je connais ton père… Il n’est pas dans ses us de dîner tout seul… Alors je suis en droit de supposer que ce soir il ne s’ennuiera pas.

— Papa fait ce que bon lui semble et il n’a pas de comptes à te rendre.

— Est-ce que je lui en demande ?

— Non, mais tu te permets à son sujet des insinuations du plus mauvais goût, surtout en présence de cet enfant. Tu ferais bien mieux de t’excuser de ton égoïsme et de ta négligence sans nom.

— Dis-moi, en as-tu encore pour longtemps comme cela ? — questionna Jacques, chez qui la colère effaçait peu à peu l’image apaisante de Nelly Jelly.

— Pour aussi longtemps que je voudrai. Si cela te déplaît, je regrette. Tu n’avais qu’à ne pas commettre cette goujaterie.

Le terme était excessif, impropre, mais la soulageait. Elle se tut. Jacques tirait sur sa fine moustache dorée, qu’on eût dite tracée à la plume, puis il laissa simplement tomber ces mots :

— C’est curieux comme une femme peut devenir bête, à fréquenter les imbéciles !

— Je ne comprends pas ! — fit Lucie qui frémissait de comprendre.

— Mettons « raseurs », et n’en parlons plus !

— Si, parlons-en ! De qui s’agit-il ?

— Devine !

L’allusion crevait les yeux. Elle ne concordait que trop avec les souvenirs de l’après-midi. Et ce n’était d’ailleurs pas la première fois que Jacques contestait la qualité d’amuseur à Alcide Barbier, dont les assiduités auprès de Lucie, sans l’émouvoir, l’agaçaient.

Mme Taillard cependant cherchait une réponse venimeuse, terrible, et, ne trouvant pas :

— Tiens, tu avais raison… Finissons !… Il y a des gens avec qui il vaut mieux ne pas discuter.

Jacques, satisfait par la faiblesse de cette réplique, haussa les épaules. Joseph rentrait portant le café. Roger profita de la diversion pour demander si on lui permettait un canard.

— Oui, mon chéri ! — firent en même temps M. et Mme Taillard d’une voix soudainement angélique.

Puis, le canard pris, Lucie ajouta du même ton :

— Maintenant Gégé, il faut aller achever ta toilette…

— Oui, va t’habiller, mon petit ! — approuva non moins suavement Taillard.

Roger glissa à bas de sa chaise ; mais cet accent si doux ne lui laissait aucune illusion. Dès le début, il avait eu la nette impression que son Nouveau-Cirque était dans l’eau. Et maintenant, pour un connaisseur tel que lui, il n’y avait nulle chance que la dispute en demeurât là.

Ce fut donc d’une allure nonchalante qu’il regagna sa chambre, comme quelqu’un qui va accomplir le geste inutile et la formalité superflue. Pourtant quand il aperçut bien étalés, au travers du lit, le smoking des galas, les gants blancs, le pardessus clair, — ce résidu d’espoir qui survit aux pires désastres lui souffla que peut-être tout n’était pas perdu. Qui sait, si en se dépêchant, il ne pourrait pas rejoindre ses parents avant une reprise des hostilités, puis étouffer la querelle en précipitant le départ ? Et il commanda à la vieille femme de chambre qui cousait sous une lampe, le menton au genou :

— Annette ! Nous sommes très en retard ! Vite, mes affaires ! Vite, vite !

— « S’il vous plaît, mon chien ! » — réclama protocolairement Annette, qui tenait à achever le point commencé.

— S’il vous plaît ! concéda avec révolte Gégé.

En un instant, il eut revêtu le smoking. Il trépignait tandis qu’Annette lui nouait, sous le petit col carcan, sa correcte cravate de soie noire. Puis, son paletot jeté sur le bras, il s’élança vers la salle à manger comme un jeune pompier qui court au feu.

Mais, dès le seuil de l’antichambre, partant de la pièce voisine, des vociférations frénétiques l’arrêtèrent sur place. Trop tard ! La scène avait repris, faisait rage !

Roger hésita. Peut-être qu’attendre une accalmie serait plus malin. Baste ! autant en finir tout de suite. Et, comme on ouvre la porte d’un malade, avec de pieuses précautions, il tourna le bouton de la salle à manger. Il n’avait risqué que la tête. Les clameurs cessèrent du coup.

— Une minute, Gégé ! — dit Taillard qui était debout, livide.

— Oui, tout à l’heure, mon chéri ! — confirma de sa place Mme Taillard avec un geste dilatoire.

Évidemment, on les dérangeait. Ils en voulaient encore. Roger comprit. Il retira sa tête, referma la porte sans bruit, puis, lentement, il se hissa sur la haute banquette Henri II qui, avec un maigre régulateur Louis XIII, était la gloire de l’antichambre.

Il se mit à enlever un à un les doigts de ses gants. Pendant un moment, l’orgueil de voir ses prévisions si exactement réalisées et aussi une sorte d’amour-propre l’avaient soutenu. Mais à présent, il n’éprouvait plus que de l’accablement. Il se demandait ce qu’il dirait, le lendemain, à son vieux Pierre de Ribermont, quand celui-ci l’interrogerait sur les détails de la soirée. Il essayait de se remémorer tous les numéros du Nouveau-Cirque, étudiés la veille sur l’affiche illustrée : et il était contraint à d’extraordinaires clignements pour se conserver les yeux secs.

L’apparition de Joseph, qui allait chercher Annette toujours en retard pour dîner, le rappela à la dignité.

Il se retrouva la force de chantonner un petit air gaillard en tambourinant du talon sur les précieux bas-reliefs du siège.

Puis quand, au retour, Annette s’écria avec compassion : « Eh bien ! mon pauvre petit Gégé, pas encore parti !… » il se domina assez pour répondre :

— Ça m’est bien égal !

Mais il était à bout de vaillance. Et, sitôt les domestiques dans le couloir, ses larmes lui échappèrent et il s’en donna, à tout cœur, de sangloter tant qu’il pouvait.

Dans l’ombre, avec son chapeau de travers, ses jambes pendantes contre la banquette, et cette désolation sans frein, il présentait assez l’aspect d’un petit garçon égaré sur la voie publique. Jamais il n’avait ressenti une détresse pareille. Ce n’était plus seulement sur le Nouveau-Cirque qu’il pleurait, c’était aussi sur un tas de choses qu’il évoquait confusément : la tristesse des repas toujours silencieux, la physionomie de ses parents toujours en embuscade, l’incertitude de ses joies toujours menacées.

Il existait pourtant des enfants chez qui cela se passait autrement. Chez beaucoup de ses camarades, chez les Ribermont, chez les Thomas, chez les Bachicourt, par exemple, on ne se querellait jamais, ou pour ainsi dire jamais. Gégé ne l’ignorait pas, les ayant questionnés là-dessus. Alors pourquoi chez lui la dispute était-elle à demeure ? Et puis à quoi bon être mariés si c’est pour se faire tout le temps des scènes ?

Il allait peut-être, entre deux sanglots, trouver la solution de ces problèmes, quand la porte de la salle à manger livra passage à Mme Taillard. Elle avait les yeux rouges, le nez dépoudré et une grimace oblique qui s’efforçait d’être un sourire. Elle s’approcha de Roger, et, les deux mains à ses épaules :

— Mon cher petit, — dit-elle, — il va falloir être un homme !…

— Bon, ça y est ! — pensa Gégé, qui savait tout ce qu’il en coûte aux enfants chaque fois qu’on fait appel à leur virilité.

— Il va falloir être très raisonnable… Nous n’irons pas ce soir au Nouveau-Cirque… D’abord, il serait trop tard… Ensuite, ton père et moi nous avons encore à…

Elle chercha son mot :

— Nous avons encore à causer… Alors, à la place, nous irons la semaine prochaine. Maintenant tu vas te coucher gentiment, et d’ici peu, tu verras, je te promets une jolie compensation… Tu es content comme cela ?

— Oui, maman ! — répliqua Roger, sentant la vanité de toute dénégation.

Mme Taillard le souleva dans ses bras avec ferveur en murmurant :

— Tu es un bon petit Gégé !

Puis, le remettant à terre :

— Va dire bonsoir à ton père !

Elle le poussa doucement vers la salle à manger. Taillard virait autour de la table, comme occupé à établir un record. Des serviettes en boule traînaient sur le tapis. Un verre renversé avait fait à travers la nappe une large tache couleur d’améthyste. Roger tendit la joue à son père qui, d’instinct, tendit aussi la sienne. Les deux joues se heurtèrent mollement et, après ce baiser rudimentaire, Taillard déclara :

— Allons, je vois que nous sommes un brave petit Gégé, mais avec moi, tu sais, on ne perd rien pour attendre !

Roger hocha la tête en signe d’assentiment et sortit sans en réclamer plus.

Dans sa chambre, Annette, sonnée par Mme Taillard, voulut l’aider à se déshabiller. Il déclina froidement ses offres de service. Mais comme, en rangeant ses vêtements, elle commençait à lui prodiguer des consolations grossières, Gégé l’interrompit :

— Laissez-moi donc tranquille ! Je vous ai déjà dit que ça m’est bien égal !

— Oh ! mon Dieu ! ce qu’il est méchant ! — se récria Annette, démontée.

Roger, dans ses couvertures, ne daigna pas répondre. Il n’avait plus qu’une idée : s’endormir, oublier. Il ferma les yeux. Sous le noir des paupières il revit, durant quelques instants, des acrobates en caleçon de satin pailleté, des chevaux galopant sur un tapis fauve, une piste remplie d’eau. Puis tout se brouilla et bientôt il n’y eut plus dans la chambre que le faible bruit de sa respiration, coupé, de temps à autre, par le hoquet d’un restant de sanglot. Gégé dormait.

Plus tard, beaucoup plus tard, il lui sembla qu’une forme qui avait le parfum de sa mère se penchait sur lui en chuchotant des paroles de pitié. Mais, stoïque jusque dans le sommeil, il balbutia encore :

— Ça m’est bien égal !

Un peu après, il crut sentir à son front le baiser léger d’une autre ombre qui ressemblait à son père. Et quoique l’ombre n’eût rien dit, Gégé fièrement bégaya tout de même :

— Ça m’est bien égal !