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La Victime/III

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Société d'Éditions littéraires et artistiques (p. 47-59).
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III

Quand, vers six heures trois quarts, au sortir de l’institution Beaujoint, Joseph annonça à son jeune patron qu’on dînait chez M. Lecherrier, Roger ne dissimula pas son contentement :

— Chic, alors !… Mais pourquoi ?

— J’ignore… C’est madame qui m’a dit de conduire monsieur…

Gégé n’en demanda pas plus. L’essentiel était de ne pas dîner chez lui. Les lendemains de scène y avaient la tristesse des lendemains de fête. Au tumulte de la veille succédait le morne silence. On se serait cru à un repas de deuil. Et puis, avec le théâtre et le foot-ball, Roger ne connaissait pas de meilleur plaisir que d’aller chez son grand-père. Quoiqu’on doive avant tout aimer son père et sa mère, il ne passait guère de jour sans faire à ses parents quelque secrète infidélité de cœur avec M. Lecherrier. Il ne l’avait avoué à personne, pas même à son vieux Ribermont ; mais c’était plus fort que lui, il ne pouvait s’empêcher de préférer un peu ce grand-papa si brave homme, toujours de bonne humeur, et chez qui on ne se disputait jamais.

— Chic ! chic ! chic ! — scandait-il, en gambadant au bras de Joseph.

Et, sitôt arrivé avenue Marceau, il grimpa d’un saut au fumoir, où M. Lecherrier avec Lucie prenaient le frais au près du balcon. Tous deux l’embrassèrent avec fougue.

— Et papa ?

— Il dîne à son cercle.

Mme Taillard avait répondu en détournant les yeux. Roger, de même qu’à son grand-père, lui trouvait un air drôle. Elle avançait le menton, comme sur le point de pleurer. Sans doute, du chagrin en retard, des restes de la veille. Pourtant Gégé ne se sentait pas rassuré.

Mais à table, peu à peu, sa mauvaise impression s’effaça. M. Lecherrier s’était mis à conter de ces histoires roulantes dont il avait le secret et qui faisaient pouffer aux larmes. On s’amusait fièrement. Tout le monde jubilait, jusqu’à Firmin, le jeune valet de chambre, qui dut soudain lâcher un plat pour aller rire dans la cuisine.

Aussi, rentré au fumoir, Roger n’hésita pas à proposer comme de coutume la partie de dames à son grand-père.

— Tout à l’heure, mon petit ! — fit M. Lecherrier en posant sur un guéridon voisin de son fauteuil la tasse de café qu’il venait d’achever.

Puis, attirant Gégé et le calant droit entre ses genoux :

— Tout à l’heure, mon chéri… D’abord j’ai à te parler.

Roger, dans son étau, essaya vers Mme Taillard un regard d’appel à l’aide. Mais, d’une petite claque affectueuse, M. Lecherrier lui remit la tête en place, et, avec une voix de vieil acteur, comme Gégé n’en avait entendu qu’au Théâtre-Français :

— Par ici, mon chéri ! Ne t’occupe pas de ta mère. J’ai besoin de toute ton attention… Écoute-moi bien, mon enfant… Tu vas bientôt avoir douze ans… Tu es déjà presque un homme…

« Encore ! » pensa Gégé, plus en méfiance que jamais contre ce genre de flagornerie.

— Tu es presque un homme, et c’est donc comme à un homme que je vais te parler… Mon cher enfant, il t’arrive un grand malheur… Tes parents divorcent, tes parents vont divorcer… Sais-tu ce que c’est que de divorcer ?

Roger riposta, en s’inspirant de remarques personnelles :

— C’est quand une femme n’a plus de mari et que son mari n’est pas mort.

— En effet, — approuva M. Lecherrier, — et vice versa. Autrement dit, tes parents ne sont plus d’accord, ils n’ont plus les mêmes goûts. En conséquence, ils ont décidé de renoncer à la vie commune. Et ils habiteront désormais chacun de son côté. Pour l’instant, et probablement aussi dans l’avenir, ta mère habitera ici avec toi… Ton père, je présume, gardera son appartement.

Roger s’écria, un peu pâle :

— Alors, je ne verrai plus papa ?

— Certainement que si, tu le verras ! Et pas plus tard que demain soir vous devez dîner tous les deux ensemble. Seulement, jusqu’à nouvel ordre, tu habiteras tantôt avec ta mère, tantôt avec ton père, huit jours avec l’un, huit jours avec l’autre. Saisis-tu ?

— Oui ! oui ! — déclara Gégé, qui supputait en dedans les suites de cette combinaison.

— Bien entendu, — ajouta non moins onctueusement M. Lecherrier, — il faudra continuer à aimer tes parents autant l’un que l’autre… Dans ce malheur, il faudra même les aimer plus qu’avant… Tu me le promets, mon petit ?

— Oui, grand-papa ! — fit Roger sans discuter ce surcroît d’exigences. — Mais aujourd’hui, où est-ce que je coucherai ?

— Ici, au second, près de l’ancienne chambre de ta mère.

— Et maman couchera à côté de moi ?

— Oui, mon chéri.

Passer la nuit chez son grand-père, avec sa mère comme voisine à la place d’Annette, Gégé n’avait jamais rêvé pareille fête. Il sauta au cou de M. Lecherrier.

— Oh ! veine !… Merci, grand-papa ! Chic et veine !

Un bruit de sanglots lui fit retourner la tête, et il vit sa mère qui pleurait, un mouchoir plaqué aux yeux.

Alors, sentant l’inconvenance de son enthousiasme, il s’élança vers Mme Taillard, grimpa sur ses genoux, se blottit contre elle. Mais plus il l’embrassait, plus elle pleurait fort. Que faire ? Lui aussi, par sympathie, aurait bien voulu pleurer. Seulement, il avait beau presser ses paupières, se contracter le thorax, rien ne venait. Enfin, sous une poussée plus énergique, deux petites larmes daignèrent paraître. Gégé les égoutta sur la nuque de sa mère avec un peu d’ostentation.

— Ne pleure pas, mon amour ! — murmura Mme Taillard en l’écartant doucement. — Tu verras, nous t’aimerons bien… Moi, si je pleure, ce sont les nerfs.

Et M. Lecherrier intervenant :

— Allons, Gégé… Tu as été très sage… Maintenant, je suis à tes ordres… Va dans le salon chercher le jeu de dames.

— Est-ce que tu sais l’heure ? — objecta Lucie.

— Bah ! il en sera quitte pour faire demain grasse matinée. Tu l’excuseras à la pension.

Puis, sitôt Roger dehors, M. Lecherrier ajouta plus bas :

— Que veux-tu ! le pauvre petit… nous ne pouvions pourtant pas le laisser sur ces tristesses !

On convint de trois parties. Roger les gagna coup sur coup. Après quoi, M. Lecherrier monta avec Mme Taillard l’accompagner jusqu’à sa chambre.

C’était une pièce spacieuse, avec des tentures bleu de lin encadrées de boiseries blanches. Un petit lustre Louis XVI reflétait dans ses cristaux la lumière discrète de trois lampes dépolies. À chaque côté du lit de cuivre, qu’un tapissier avait loué, deux bergères en satin pâle offraient leurs gros coussins prêts à défaillir. Sur une table Louis XV, on avait disposé une garniture de toilette crème bordée d’or et des flacons pleins de parfums. La porte de communication avec la chambre de Mme Taillard était largement ouverte.

Gégé, en entrant, faillit encore manifester sa joie. Mais l’expérience précédente l’avait instruit : il s’abstint de tout commentaire. Puis, une fois au lit, il rappela sa mère et M. Lecherrier, qui causaient dans la pièce voisine.

— Là, maintenant, il s’agit de dormir, dit Mme Taillard en achevant de reborder le lit. — Onze heures et demie ! Si ce n’est pas honteux !…

M. Lecherrier se pencha vers son petit-fils :

— Eh bien, comment trouves-tu ta chambre ?

— Gentille ! fit prudemment Gégé, en se soulevant pour un baiser.

Mme Taillard tourna le bouton du lustre, et sortit, suivie de son père.

Par-dessus le haut des rideaux, la lune glissait un frêle rayon de la couleur des tentures. Il venait aussi un peu de lumière jaune sur le tapis par l’entrebâillement de la porte.

Mais, même dans l’obscurité complète, Roger n’aurait pas tout de suite cherché le sommeil. L’orgueil d’avoir gagné les trois parties l’enfiévrait. Il se sentait le cœur gonflé de plaisir, si près de sa mère, si près de son grand-père. Enfin, quelle chambre délicieuse !

Par exemple, il aurait préféré avoir plus de chagrin en apprenant le divorce. Puisque c’était un grand malheur, pourquoi n’en éprouvait-il pas plus de peine ? Il essaya encore de s’attendrir, de se désoler, de pleurer. Il songea exprès aux choses les plus tristes, à sa soirée de la veille, au Nouveau-Cirque manqué.

Mais les larmes ne se laissèrent pas prendre à cette manœuvre rétrospective et refusèrent de se déranger.

Alors Gégé, las de les provoquer, ferma honnêtement les yeux et s’endormit du plus doux sommeil.