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La Vie d’un pope/III

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Traduction par Serge Persky.
Charpentier (p. 177-181).

III

Le printemps venu, la popadia était enceinte.

Elle passa tout l’été sans se griser, et une joie paisible rayonna de nouveau dans la demeure du père Vassili.

Cependant, l’ennemi invisible ne désarmait pas : on perdit un porc de quatre cents livres, engraissé pour la vente ; Nastia eut le corps couvert de dartres, et la maladie ne cédait à aucun remède.

Toutes ces épreuves semblèrent néanmoins supportables ; la popadia s’en réjouissait même dans le fond de son cœur, car elle doutait toujours de son grand bonheur, et croyait l’acheter par toutes ces misères : il lui semblait, que si le porc, bête de prix, était crevé, si Nastia était tombée malade, si d’autres maux encore avaient fondu sur eux, en revanche, jamais personne n’oserait offenser son enfant.

Et, pour ce fils tant désiré, elle aurait donné et la maison et Nastia ; elle aurait donné avec ravissement et sa vie et son âme à la puissance invisible et impitoyable, toujours altérée de nouveaux sacrifices.

Elle avait embelli, elle ne craignait plus Ivan Porphyritch ; en allant à sa place à l’église, elle bombait fièrement son ventre arrondi et jetait sur les gens des regards hardis et assurés.

Pour ne pas risquer de nuire à l’enfant, elle cessa de vaquer aux pénibles travaux du ménage, et passa toutes ses journées dans la forêt domaniale.

Là, dans la haute futaie toute chaude de l’été déclinant, toute sombre et pleine de parfums, sous la voûte impénétrable des frondaisons, elle cueillait, blottis dans l’herbe, une foule de champignons blancs ; ils se pressaient étroitement les uns contre les autres ; la popadia trouvait à leurs têtes noires, à leurs airs naïfs, de vagues ressemblances avec une nichée de tout petits garçons, et cette idée lui inspirait une sorte d’émotion attendrie.

Puis, elle marchait encore, de son pas ample et prudent de femme sur le point d’être mère, et la forêt profonde devenait pour elle un être vivant, caressant et sensé.

L’automne, puis l’hiver s’écoulèrent tranquilles et heureux. La popadia passait toutes ses soirées à coudre des langes et de petits maillots ; pensive, elle maniait le linge de ses doigts blancs, dorés par la lampe d’une lumière rosée ; sa main pétrissait et lissait l’étoffe moelleuse comme pour la caresser.

Une pensée spéciale, une pensée commune aux jeunes mères, se peignait sur ses traits, et, dans l’ombre bleue de l’abat-jour, son charmant visage semblait, aux yeux du pope, éclairé du dedans par une lumière tendre et délicate.

Craignant de troubler d’un geste trop brusque sa belle et radieuse songerie, le père Vassili arpentait silencieusement la chambre… le bruit de ses pas, amorti par des pantoufles moelleuses, résonnait doucement, imperceptiblement.

Il contemplait tour à tour sa femme, la chambre tiède et bonne, douce comme une amie : ainsi donc, tout était bien chez lui, comme chez les autres hommes, et tout y respirait un calme profond et joyeux.

Son âme souriait doucement, car il ne savait pas que déjà l’ombre d’une grande douleur descendait sur son front, et que, même en ces jours de paix et de répit, une destinée sombre et énigmatique pesait sur sa vie.

La nuit de l’Épiphanie, la popadia accouchait heureusement d’un garçon qu’on nomma Vassili. Il avait une grosse tête et des jambes fluettes. Aucune pensée n’apparaissait dans le regard étrangement immobile et hébété de ses yeux ronds.

Trois années s’écoulèrent, pour le pope et sa femme, dans les angoisses, le doute, l’espoir ; mais, au bout de trois ans, il devint évident que le nouveau Vassia était né idiot. Conçu dans la démence, il était venu au monde dément.