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La Vie de Pierre de Ronsard (éd. Laumonier)/Introduction01

La bibliothèque libre.
Texte établi par Paul LaumonierLibrairie Hachette et Cie (p. vii-x).

INTRODUCTION


I — 
Origine et raisons de la présente édition.
II. — 
Claude Binet. Sa carrière littéraire. Ses relations, notamment avec Ronsard et les amis de Ronsard.
Ses trois éditions de la Vie de Ronsard.
III. — 
Ses sources d’information.
  
A. Documents écrits.
  
B. Documents oraux.
  
Critique de sa méthode.
IV. — 
Disposition de notre ouvrage : texte fondamental, variantes, commentaire ; graphie et ponctuation ; exemplaires consultés ; signes adoptés.

I


La biographie de Ronsard que Claude Binet nous a laissée a longtemps fait autorité. Comme elle était la seule qui fût écrite par un contemporain, un disciple, un familier du poète, et qui parût assez nourrie de faits, sans avoir, à beaucoup près, l’allure oratoire des panégyriques prononcés le jour des obsèques solennelles au collège de Boncourt, on crut pouvoir lui accorder un grand crédit ; et cela non seulement au xviie siècle, peu difficile en matière de tradition historique, non seulement au xviiie, où, malgré les progrès de l’esprit critique, on accepta généralement sur le compte de Ronsard — très délaissé — les connaissances traditionnelles, mais encore au xixe, qui, plus curieux, étudia son œuvre avec un intérêt croissant.

Bien mieux, cette biographie, que Binet, en qualité d’exécuteur testamentaire de Ronsard, avait eu l’avantage de faire imprimer à la fin de l’édition ne varietur des œuvres du grand poète, profita largement de son regain de célébrité et de sa réhabilitation au siècle de la critique. Plus on s’occupa de Ronsard, plus on eut recours à son biographe. Non seulement les auteurs des nouvelles éditions des œuvres de Ronsard, choisies ou complètes, et les historiens de notre poésie « renaissante » s’inspirèrent tranquillement de cette biographie dans leurs notices et leurs études, mais, après plus de deux cents ans, elle revit le jour in extenso en 1836 par les soins de Cimber et Danjou dans les Archives curieuses de l’Histoire de France, et, avec « çà et là quelques coupures », en 1873 par les soins de Becq de Fouquières en tête de ses Poésies choisies de Ronsard. Sans notes critiques : Binet l’avait dit, cela suffisait.

Pourtant quelque défiance s’était manifestée dès le xviie siècle à l’égard de Binet biographe. C’est G. Colletet, qui, à ma connaissance, a le premier relevé une erreur flagrante de Binet[1]. Mais sa critique s’est bornée là : il a encore jugé bon de ne pas le suivre sur deux ou trois points, mais sans le dire, ni pourquoi[2]. Binet est celui de ses « originaux » auquel il a fait le plus d’emprunts en toute confiance, et très souvent des emprunts qui n’en méritaient aucune[3]. — P. Bayle a lu Binet avec plus de précaution et l’a cité avec plus de scepticisme. « Chimères », dit-il à propos des origines étrangères de la famille Ronsart ; « réflexions peu judicieuses, froide hyperbole de panégyriste, traits d’esprit qu’on appelle concetti au delà des monts », à propos des passages sur la naissance et le baptême du poète ; « la narration de Binet est toute remplie de fautes », ajoute-t-il. D’ailleurs il ne montre pas ces fautes, sauf celles du début que nous venons de rappeler, et une autre relative au temps que Ronsard fut page : « Binet se trompe grossièrement dans son calcul[4]... » L’abbé Joly n’est pas moins sévère. À propos de « la prétenduë satire de la Truelle crossée, faite, dit on, contre de Lorme par Ronsard », il écrit : « Je ne doute presque point que Binet, qui à entassé fautes sur fautes dans sa Vie de Ronsard, comme Bayle l’avouë, n’ait métamorphosé un simple sonnet en satire[5]. » — Sainte-Beuve à son tour : « Claude Binet, quoique ami et disciple de Ronsard, paraît assez inexactement informé des premières années de ce poète, et les dates qu’il donne me semblent souvent suspectes » ; et, à propos d’un grave dissentiment qui, d’après Binet, serait survenu entre Ronsard et Du Bellay en 1549. et aurait abouti à une action en justice intentée par Ronsard, le fin critique déclarait encore : « Cette anecdote m’a toujours paru suspecte[6]. »

Malgré ces avertissements, ce n’est que tout à la fin du xixe siècle qu’on s’avisa de contrôler et de rectifier Binet. C’est à M. Henri Chamard que revient l’honneur d’avoir attiré l’attention des ronsardisants sur les trois rédactions de la Vie de Ronsard. dont les variantes nombreuses et importantes sont la meilleure preuve du peu de crédit qu’elle mérite, étant inspirées par un zèle inopportun de panégyriste et de littérateur bien plus que par le souci de la vérité « J’avoue, écrivait-il en 1899, que je ne puis me défendre d’un certain scepticisme en ce qui touche cette querelle (celle de 1549 entre Ronsard et du Bellay) et le caractère qu’on lui prête, et mes doutes s’appuient des variations de Binet lui-même sur ce point. On cite toujours Binet d’après l’édition de 1597. Mais on oublie trop que cette édition fut précédée de deux autres, qui présentent avec elle de notables divergences. C’est en 1586, un an après la mort du grand homme, que Binet publia pour la première fois sa Vie de Ronsard. L’année suivante, lorsque parut, chez Gabriel Buon, la première édition posthume des œuvres du poète, Binet y joignit son Discours, mais non sans l’avoir profondément remanié. Dix ans plus tard enfin (1597), la Vie de Ronsard reparut, augmentée et corrigée d’une manière considérable, dans l’édition nouvelle que donna du Vendômois la veuve de Gabriel Buon. C’était cette fois la rédaction définitive, celle qu’on retrouve dans toutes les éditions subséquentes, et qui de nos jours continue de faire autorité. » Et, rapprochant les trois textes sur le point qui l’intéressait particulièrement, M. Chamard montrait que le récit de Binet, d’abord vraisemblable, avait été par deux fois tellement modifié dans le sens favorable à Ronsard qu’il était devenu invraisemblable et même faux[7].

J’avais moi-même été frappé, dès le début de mes études sur la vie et l’œuvre de Ronsard, de l’indifférence, disons mieux, de l’ignorance de Binet en fait de chronologie, des lacunes de sa documentation, de son défaut de sens critique, du vague et de l’incohérence de ses assertions, du caractère faussement littéraire de sa narration. J’y trouvais trop d’enjolivements, pas assez d’arguments, trop de phrases, pas assez de faits. J’avais notamment remarqué que, dans la première partie de son opuscule, Binet s’était contenté de délayer l’élégie autobiographique de Ronsard à Remi Belleau, sans connaître sa date, ni sa primitive adresse au panégyriste Pierre Paschal, et sans se douter, par conséquent, des préoccupations d’immortalité qui l’avaient dictée au poète, lui faisant embellir, ou altérer d’autre façon, la pure vérité. Cette manière de biographie ne m’étonnait pas pour l’époque[8], mais je m’étonnais qu’on eût ajouté foi si aisément à la parole de Binet, disciple enthousiaste, ami fervent, voire même avocat de Ronsard, très prévenu en sa faveur et très insuffisamment informé, et que personne n’eût encore entrepris méthodiquement la critique de son témoignage. Les pages suggestives de M. Chamard sur les trois textes de la Vie de Ronsard, et deux autres observations du consciencieux historien de Du Bellay présentées en 1900[9] achevèrent de me convaincre de la nécessité de cette critique.

Telle est l’origine de la présente édition. Elle était décidée quand je publiai de 1901 à 1905 mes articles d’une part sur la Jeunesse de Ronsard, d’autre part sur la Chronologie et les Variantes de ses poésies, où le témoignage de son biographe est souvent complété ou contredit, parfois même récusé[10]. Qu’on me permette de rappeler seulement ce que j’écrivais en 1902 dans mon étude sur la Cassandre de Ronsard : « J’ai de sérieuses raisons de me défier quelque peu des assertions de Binet, ayant entrepris ici même la critique de la biographie qu’il a consacrée à Ronsard. Il ne fut lié que dans les dernières années avec le poète, et celui-ci ne lui a dédié aucune des pièces parues de son vivant ; il s’est trop vanté des confidences que lui aurait faites Ronsard et s’est trop « honoré de se frotter à sa robe quand il vivoit » pour qu’on lui accorde une entière confiance ; c’est d’ailleurs un panégyriste posthume, qui substitue trop souvent le roman et la rhétorique à l’histoire[11]. » Mais un travail plus important et de plus longue haleine sur l’œuvre lyrique de Ronsard m’empêcha de réaliser mon projet aussitôt que je l’eusse voulu. À la fin de 1905, je fus devancé par Mlle Hélène Evers, alors étudiante à l’université de Bryn Mawr (Philadelphie)[12].

Ce m’est un devoir fort agréable de rendre hommage au mérite de Mlle Evers, d’autant plus grand que ses conditions de travail étaient plus défavorables. Je sais quelles difficultés elle eut à vaincre, si loin de notre Bibliothèque Nationale, des trois textes de Binet et de la collection des éditions primitives de Ronsard, n’ayant à sa disposition que des sources d’information incomplète, que des moyens d’enquête restreints et imparfaits. Douée d’un jugement pénétrant, guidée par un excellent maître, M. Lucien Foulet, que des considérations analogues aux miennes, mais personnelles, avaient conduit à suspecter la véracité de Binet, elle a réussi à faire une œuvre intéressante et utile. Si, par les articles de revue que Mlle Evers a souvent cités, j’y ai contribué dans une certaine mesure, en revanche son édition m’a rendu des services réels, attirant mon attention sur des points que j’aurais peut-être négligés, confirmant mes raisons de douter, m’offrant enfin plus d’une occasion d’argumenter.

De la discussion naît parfois la lumière. C’est un des motifs qui m’ont déterminé à poursuivre mon projet d’édition. J’en expose plus loin quelques autres d’ordre purement technique. Je dirai seulement ici qu’une édition critique française était nécessaire après celle que Mlle Evers a rédigée en anglais ; qu’il fallait en faire disparaître des inexactitudes et des erreurs presque inévitables ; que les sources d’information et de rédaction de Binet devaient être complétées ; enfin que son texte même devait être éclairé par un commentaire historique abondant, que, pour bien des raisons, Mlle Evers ne pouvait songer à entreprendre.

  1. V. ci après le Commentaire, p. 70, note sur les mots « devant Pavie ».
  2. V. ci-après, p. 150, fin de la note sur l’hymne de l’Hercule Chrestien ; p. 156, note sur les Dithyrambes ; p. 162, note sur les Sonnets pour Astrée.
  3. Notice sur P. de Ronsard éditée par Blanchemain en tête des Œuvres inédites de Ronsard, en 1855 pp. 19 et 20.
  4. Dict hist. et crit., article Ronsard. notes A, B, C, D.
  5. Remarques crit. sur le Dict. de Bayle, article Ronsard.
  6. Tableau de la poés. fr. au XIXe s., édition courante in-12 de la Bibliothèque Charpentier, pp. 291, note, et 333.
  7. Rev. d’Hist. littér. de janvier 1899, pp. 44 et suiv.

    En réalité, la première rédaction de Binet parut trois mois environ après la mort de Ronsard, et la deuxième rédaction un an après cette mort. V. ci-après, pp. xxii à xxiv.

  8. Cf. la Vie de Charles IX par Arnaud Sorbin (1574), les Vies des plus anciens et celebres poëtes provençaux, par Jean de Nostredame (1575), les Elogia de Papire Masson (celui de Dorat, 1588), et les Gallorum doctrina illustrium elogia, par Sc. de Sainte-Marthe (1598-1606).
  9. Joachim du Bellay, p. 37. Cf. p. 498.
  10. Rev. de la Renaiss, 1901 et 1902 ; Rev. d’Hist. litt., 1902 à 1905 ; Rev. Universit., 15 févr. 1903 ; Bull. de la Fac. Lett. de Poitiers, juin 1903 ; Annales Fléchoises, 1903 et 1904 : Rev. des Etudes Rabelaisiennes, fin de 1903 ; Rev. de la Renaiss., janv. 1904, supplément.
  11. Rev. de la Renaiss., oct. 1902. p. 82. Tirage à part, Rennes, F. Simon, 1903, p. 14.
  12. Critical edition of the Discours de la vie de Ronsard par Cl. Binet. Voir ma Bibliographie.