La Vie douloureuse de Marceline Desbordes Valmore/1

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Éditions d’art et de littérature (p. 1-36).


LA VIE DOULOUREUSE DE

MARCELINE
DESBORDES-VALMORE


I

L’ENFANT

Berceau. Famille. Amitiés. Présages.



À toutes les époques de son existence difficile, Marceline se retourne vers Douai, où elle est venue au monde le 20 juin 1786 et qu’elle a quitté vers 1796.

Je n’ai vu la paix et le bonheur que là.

Les souvenirs de deux lustres à peine la consoleront pendant plus de soixante ans « du malheur d’être née ». Elle a pris la becquée pour en vivre toujours.

« J’ai un souvenir très clair de mes premières années, » écrivait-elle, en 1823, à son compatriote Duthillœul, bibliothécaire de la ville de Douai.


Notre maison tenait au cimetière Notre-Dame. Il y avait un calvaire, des tombeaux, la vue d’un rempart, une tour avec beaucoup de prisonniers. Je courais partout ; partout je trouvais des clochettes, des fleurs de carême et des petites compagnes dont les figures sont encore toutes peintes dans mon souvenir. Je l’ai dit faiblement dans le Berceau d’Hélène.


Elle le répète, en 1836, dans une lettre qu’elle adresse à un autre de ses amis, Antoine de Latour, le traducteur de Silvio Pellico :


Cette frêle existence, monsieur, s’est glissée comme à regret sur la terre, au bruit d’une révolution qui devait la faire tourbillonner avec elle. Née à la porte d’un cimetière, au pied d’une église dont on allait briser les saints, mes premiers amis solitaires ont été ces statues couchées dans l’herbe des tombes. Pour ne pas appuyer trop longtemps sur des souvenirs pleins de charmes pour moi, mais trop longs pour vous, je joins ici la Maison de ma mère, où mon cœur a essayé de répandre cette passion malheureuse et charmante du pays natal, quitté à dix ans pour ne jamais le revoir.


Rebelle, en général, aux investigateurs (« Qu’ai-je besoin de biographie, moi qui vis dans une armoire ? » disait-elle), Marceline, heureusement, a racheté cette discrétion en émaillant ses Élégies, quelques contes et l’un de ses romans, de toutes les fleurs que sa mémoire avait conservées fraîches. Elles ne l’étaient plus que là. À deux reprises, en 1817, à la mort de son père, et en 1840, en revenant de Bruxelles, Marceline avait revu Douai. Et déjà une lettre à Sainte-Beuve, écrite entre ces deux dates, est d’un cœur gros d’étonnement :


Je la croyais grande, cette chère maison… ; je l’ai revue et c’est une des plus pauvres de la ville. C’est pourtant ce que j’aime le plus au monde, au fond de ce beau temps pleuré !


Ce n’est qu’un soupir. Le regret s’épand dans une pièce du recueil des Pleurs qui parut en 1833 :

Vous aussi, ma natale ! on vous a bien changée !

Il en faudrait donc conclure que Douai en 1817 était déjà défiguré aux yeux de son enfant.

Mais, à la vérité, Douai, pour Marceline, c’est la petite paroisse, pas même : la rue où elle est née ! Un médaillon de ville découpée en profil et dont on n’aperçoit qu’un œil, une oreille, un côté… L’enfance de Marceline tourne autour, tout autour de la tour Notre-Dame, du rempart, de la maison natale, de l’église enchâssée, comme un bijou ancien, dans le cimetière, et enrichie de pierres tombales précieuses.

Et c’est cela que ne reconnaissait pas Marceline.

Le médaillon lui-même n’était plus ressemblant. D’avoir contemplé l’église restaurée, le jardin d’agrément à la place de l’étroit cimetière et du calvaire en fleurs, elle s’écriait :

Tristesse ! après longtemps revenir isolée,
Rapporter de sa vie un compte douloureux,
La renouer malade à quelque mausolée,
Chercher un cœur à soi sous la croix violée,
Et ne plus oser dire : « Il est là ! » c’est affreux !

Nous verrons que son dernier séjour à Douai, en 1840, fut plus désenchanteur encore. Du « doux chaume enlierré » de son jeune âge, ne demeurait-il rien ? On le croirait. Sans doute, c’est assez, pour qu’une maison nous devienne méconnaissable ou même indifférente, qu’elle soit habitée par d’autres après nous. Il en est des maisons comme des vêtements qui prennent notre pli et le perdent lorsqu’un nouveau possesseur les ajuste à sa taille.

Néanmoins, le silence de Mme Valmore étonne.

Trois maisons au moins de la rue de Valenciennes sont historiées de la petite niche dont ses parents, aux fêtes religieuses, faisaient un reposoir. Laquelle de ces maisons est le berceau de Marceline ? Celle que désigne une plaque commémorative ? Je n’en suis pas sûr et la municipalité n’en est pas sûre non plus…

Mais qu’est-ce que cela fait, après tout ! L’important est qu’on puisse dire avec certitude : c’était un point dans ce petit espace !

Cela sufiit. Peu importe la maison neuve et que soit tari le ruisseau limpide qui coulait auprès ; peu importe qu’aient disparu le puits mitoyen, le calvaire, les statues mutilées, et que la sente, jadis bordée de rideaux mouvants, soit devenue une ruelle infecte et mal famée ; peu importe ce qu’on a fait du bocage où rêva l’enfance de Marceline, et qu’un boulevard traverse aujourd’hui les talus gazonnés, plantés d’ormes, où elle cherchait avec ses compagnes « de l’ombrage et des fleurs ».

Ce qui subsiste du décor aide à la reconstitution ; et ce qui subsiste, c’est, au bout de la rue, la tour Notre-Dame, dans l’épaisseur de laquelle s’ouvrait une porte à pont-levis ; et c’est, par-dessus, le ciel pâle et mouillé des Flandres !

Sur un des albums que conserve la bibliothèque de Douai, Mme Valmore a collé une vue de cet anneau des remparts : la vieille tour Notre-Dame, ou plutôt les deux tourelles, qui servaient de prison militaire et dont l’une était flanquée d’un corps de garde en retour, à présent démoli.

De sa maison, ici ou là, mais à coup sûr voisine, elle n’avait qu’une centaine de pas à faire pour aller voir respirer, à travers les barreaux, « le prisonnier de la haute tourelle, » pour aller courir sur les talus ou se rouler dans « cette belle herbe épaisse qui pousse sur les morts ». (Hugo.)

Le cimetière… Il a été nivelé, mais j’en ai foulé le sol humide qu’une agreste végétation a envahi et qu’une grille soustrait aux ébals des petits Flamands d’aujourd’hui. L’imagination s’y représente aisément Marceline, son frère, ses sœurs et les amis de son jeune âge, venant « s’asseoir aux tombes délaissées », manger leur goûter d’écoliers dans ce dortoir des morts, jouer aux osselets sur leur couverture et danser des rondes aux pieds du Christ farouche que la Révolution allait renverser dans l’herbe…

Car l’imagination, pour s’enflammer, n’a pas même besoin de la paille d’un toit ou du bois des cercueils… Quelques mots seulement : c’était un point dans ce petit espace…



Marceline-Félicité-Josèphe était le dernier des huit enfants (quatre seulement survécurent) de Félix Desbordes, maître peintre-doreur, et de Catherine Lucas, fille d’un censier ou métayer douaisien.

Félix Desbordes, qui peignait, pour les châteaux et les églises, des blasons et des ornements, participait de l’artisan et du bourgeois ; aussi choisit-il les parrain et marraine de Marceline de manière que leur qualité fît honneur aux parents en même temps qu’à l’enfant. L’acte de baptême, dressé dès le surlendemain de sa naissance, porte, en effet, les signatures de Jacques-Joseph Crunelle, avocat au Parlement, de la paroisse de Notre-Damede-La-Chaussée à Valenciennes, et de Marie-Marceline Hochart, épouse de Me Foucqué, avocat au Conseil d’Artois, domicilié à Arras.


J’ai été reçue et baptisée en triomphe, à cause de la couleur de mes cheveux qu’on adorait dans ma mère. Elle était belle comme une vierge ; on espérait que je lui ressemblerais tout à fait, mais je ne lui ai ressemblé qu’un peu ; et si l’on m’a aimée, c’était pour autre chose qu’une grande beauté.

Jusque sur ses pieds blancs, sa chevelure d’or
Ruisselait…


Les voisines et les amies de Catherine disaient entre elles : « Allons voir la Madone ! » Et Marceline on tressaillait encore de plaisir et d’orgueil, longtemps après.

Ma mère était partout la grâce et l’harmonie !

Son grand-père Desbordes et deux grands-oncles de son père étaient issus d’une famille bordelaise exilée par la révocation de l’Édit de Nantes.


On ne choisit pas avec Dieu. Sa volonté m’a fait sortir de la race errante qui fuyait les bûchers.


Le grand-père Antoine Desbordes, converti au catholicisme, avait exercé à Genève la profession d’horloger. Les deux oncles, établis librairies-imprimeurs à Amsterdam, étaient, au contraire, restés fidèles à la religion réformée. Ils n’apparaissent qu’épisodiquement dans l’histoire de la famille et n’ont pas le relief permanent du grand-père.

Celui-ci, fort beau, était, en outre, un original. Marié à une jeune fille du Quesnoy, Marie-Barbe Quiquerez, Suisse d’origine, qu’il avait d’abord emmenée à Bruxelles, Antoine Desbordes mettait, comme un marin voyageant au long cours, des intervalles de plusieurs années entre ses effusions conjugales. Il supputait ses fugues au nombre de ses enfants. Il en avait eu à Bruxelles, à Mons, à Courtrai et même à Douai, où le père de Marceline était né. Les couches de sa femme lui donnaient le signal du départ. On ne le revoyait plus de longtemps. Quand il revenait, il retrouvait une épouse docile à sa tendresse ; ou bien, il l’appelait, et elle quittait tout pour le rejoindre. Cette Pénélope à répétition, vertueuse et triste, fut, d’ailleurs, assez mal payée de son obéissance passive et constante. Quand Douai revit son mari, septuagénaire, pour la dernière fois, il descendit à l’auberge d’un faubourg et se fit transporter ensuite à l’hospice, plutôt que d’aller mourir entre les bras de sa compagne à bâtons rompus.

Qu’avait-il donc à lui reprocher ? Simplement peut-être d’avoir, vieillie, fatiguée, ou indispensable à ses enfants, refusé de refaire ses paquets pour s’acheminer encore vers lui. Il s’était promis qu’elle expierait cette unique défaillance, et il se tint parole en privant sa femme de sa bénédiction et de son dernier soupir, qui furent pour les parents de Marceline, alors fiancés. Cette dure leçon in extremis n’empêcha point Marie-Barbe de faire honorer la mémoire du défunt au foyer de ses enfants, chez qui désormais elle vécut.

Marceline hérita de cette soumission aux volontés du mari et de ce sentiment profond de la famille. Elle se rappelait fort bien sa grand’mère et elle en a dessiné la physionomie ailleurs que dans ses œuvres poétiques. Elle nous montre, au logis de la rue Notre-Dame, une vieille et digne personne qu’une autorité tardive consolait d’avoir toujours plié. On la consultait sur tout, et elle n’abusait pas de ses prérogatives.

« Elle était grave, dit Marceline, et, à part ses enfants, tout glissait autour d’elle sans qu’elle y prît garde. »

Portant la faille noire, en signe de bourgeoisie, l’aïeule bornait sa science à la Sagesse des nations et semblait avoir amassé des proverbes pour toutes les circonstances de la vie. Mais c’était dans l’application de ces proverbes qu’elle excellait ; si bien qu’elle avait l’air de rendre des oracles plutôt que de donner des avis. Elle glissait dans la maison. Un trousseau de clefs pendait à sa ceinture, avec une paire de ciseaux. Un étui à aiguilles, un dé de cuivre et un christ en ivoire, s’entre choquaient au fond de ses larges poches. Elle faisait, comme l’horloge derrière la porte, un petit bruit monotone et familier.


En lisant maintes biographies de Mme Valmore, je me suis souvent demandé pourquoi l’on en cherchait les éléments uniquement dans ses vers, sa correspondance et les notes manuscrites recueillies par son fils. On dirait que personne (sauf le bon M. H. Corne, ancien député du Nord) n’a eu le courage ou la curiosité de feuilleter les romans du poète. La critique, comme toujours, s’esl donné le mot pour n’y voir qu’un fatras, des matériaux de démolitions inutilisables. Et pourtant, toute l’enfance de Marceline est éparse, non seulement dans Scènes de la vie de famille, mais encore dans l’Atelier d’un peintre, publié en 1833. Marceline s’y représente sous le nom charmant d’Ondine, qu’elle donna plus tard à sa seconde fille Hyacinthe. Tableaux charmants, vignettes naïves gravées sur bois et coloriées au pochoir, comme des enluminures d’Épinal !

Voici « la rue flamande, calme, silencieuse, animée seulement, en été, par les concerts de famille où, le soir, autour de l’humble porte verte, on était assis sur la fraîcheur du seuil formé d’une vaste pierre unie et bleue ».

C’est la rue Notre-Dame. On y remarque, d’abord, l’hôtellerie de l’Homme-Sauvage, à cause de son enseigne éclatante : un homme dont le corps est tatoué, la tête garnie de plumes, et qui roule les yeux.

Mais l’hôtellerie présente des titres plus sérieux à l’attention. Son propriétaire est le père du soldat de fortune qui s’illustrera aux armées de la République et de l’Empire et deviendra le général Scalfort. En attendant, sa fille et son fils, restés à Douai, jouent avec les sœurs de Marceline, qui demeurent tout à côté.

La maison de leurs parents, plus profonde que large, ne cessait de briller comme une maison neuve, grâce à la précaution que prenait Félix Desbordes de rafraîchir souvent la couleur verte de la porte et des contrevents. Il avait, en outre, payé vingt patards l’autorisation de pratiquer dans la façade, pour y abriter l’image de la Vierge, une niche éclairée jour et nuit et ornée de feuillage et de fleurs, aux grandes fêtes de l’année[1].

Les fenêtres du rez-de-chaussée s’appuyaient sur une sorte d’auvent qu’on appelle en Flandre bouquet de la cave, et cette cave en saillie, où l’on pénétrait par une porte basse à deux ballants, était assez claire et spacieuse pour loger un ancien tambour de régiment, maintenant raccommodeur de souliers, et sa femme, une marchande de verdures, qui étalait ses légumes sur les premières marches de l’escalier.

Un autre escalier, intérieur celui-là, donnait accès chez les Desbordes, qui pouvaient l’emprunter pour communiquer, à la dérobée, avec le dehors.

Leur logement se composait, au rez-de-chaussée, de trois pièces : la salle commune, la chambre de milieu, dite aussi chambre bleue, et la chambre rouge, qui était au fond du corridor et devait son nom à la couleur de son carrelage. On ne l’ouvrait que pour y mettre le couvert dans les grandes occasions, et l’on répandait alors, en guise de tapis, un sable fin sous les pieds des convives.

Habituellement, la famille se tenait dans la première salle, qui était chauffée par l’étuve. L’aïeule y vaquait aux soins du ménage et des repas, tandis que, près de la croisée, sa bru, assise au rouet, filait le lin. Entre elles deux, Marceline, dans sa chaise basse, appliquait au tricotage d’une paire de jarretières ses doigts de quatre ans. Pour l’amuser et lui dégourdir les membres, il arrivait que sa grand’mère l’invitât à danser une sarabande, sur un air populaire. La petite imitait les mouvements qu’elle voyait faire, levait les pieds, les bras, courait…, à l’ébahissement de la verdurière et du vieux soldat, qui étaient montés de la cave, attirés par le bruit des talons frappant le plancher en cadence.

La pièce où couchaient les enfants, — plutôt une soupente qu’une chambre, était au-dessus de l’étuve. Le berceau de Marceline côtoyait les lits de son frère Félix et de ses sœurs Eugénie et Cécile. C’était là qu’en revenant du séminaire ou du couvent des Lrsulines, et après avoir échangé leurs sabots contre des chaussons fourrés, ils allaient ranger paniers, tabliers et cahiers d’écriture, roquelaure et mantelets doublés d’ouate et de bourracan. Ensuite de quoi ils emplissaient la maison de leur babil et de leurs ébats.

Mais Eugénie et Cécile ayant respectivement neuf et six ans de plus que leur jeune sœur, c’était plutôt avec Félix, âgé de huit ans, que celle-ci jouait : et par là s’explique la prédilection qu’elle eut toujours, et malgré tout, pour son garnement de frère.

Eugénie et Cécile, cependant, s’occupaient aussi de Marceline. Cécile lui apprenait à lire. Ou bien les quatre enfants ouvraient devant l’étuve un vaste parapluie rouge et, blottis sous cette carapace, admettaient le chat à leur dînette, quand ils n’écoutaient pas les histoires de la grand’mère et de l’oncle Constant.

L’oncle Constant en savait beaucoup, et de belles. Comme il dessinait fort bien, il avait fait, un jour, le portrait de Marceline dans sa petite chaise et avec sa poupée entre les bras. D’autres fois, il se moquait d’elle en fredonnant :

Elle est à trois étages
Dans ses ajustements !…

en raison de ses trois vêtements du matin, qui n’étaient jamais de la même longueur, car elle achevait d’user les vêtements déjà portés à tour de rôle par ses sœurs aînées.

Marceline, sensible au trait de son oncle, se mettait à pleurer… Mais à quoi n’était-elle point sensible, et que peu de chose suffisait pour qu’elle pleurât comme une vigne coupée !…

L’aïeule prenait sa défense et tout se terminait dans les embrassements.

La maison donnait, par derrière, sur une cour exiguë. L’herbe y poussait entre les pavés gris. Un puits mitoyen, que deux larges volets fermaient de chaque côté, permettait aux ménagères de causer, le matin, d’un bord à l’autre. Un grand toit abritait des nids d’hirondelles. Mais le spectacle qu’elles donnaient à Marceline ne valait pas, à ses yeux, l’apparition de sa mère à une terrasse appelée la Plombière, où, parfois, elle venait plier le linge blanc, avant qu’il passât de la corbeille dans les armoires. Catherine se penchait sur la cour…, et l’on eût dit que sa tête fléchissait sous le poids adorable de ses cheveux pareils au lin qu’elle filait.

Une autre image encore se gravait par la répétition dans la mémoire de Marceline. Son père étant administrateur des pauvres de la paroisse, ceux-ci accouraient de la campagne environnante, chaque samedi, chercher leur dû. On balayait le seuil glissant pour les recevoir. On leur coupait le pain d’avance, et c’était Marceline qui leur tendait, à deux mains, la pinte de bière qu’ils vidaient.

Il y avait, parmi eux, un centenaire en casaque rouge rapiécée, qui s’appuyait en marchant sur une béquille de houx et dont l’autre bras projetait un flambeau de résine au bout d’un bâton, pour guider la petite troupe, la nuit venue. Il était coiffé d’une calotte noire et répondait au sobriquet de Bon-Dieu. On l’aimait pour sa douceur et ses bénédictions muettes. Un de ses compagnons, en revanche, effrayait Marceline. Il était vêtu d’un sayon de toile, portait une serpillière sur l’épaule et mendiait avec arrogance, en chantant d’une voix assurée :

Douq ! Douq ! et r’douq ! — Eh ! qui va là ?
Qui trappe si fort à ma porte ?
— Très Sir Seigneur, c’est votre père :
Souhaitez-vous qu’on lui ouv’la porte ?
— Ouvrez-la bien, fermez-la bien ;
Un morceau de pain qu’on lui porte !…

Il faisait désirer sa bénédiction, la donnait brusquement, comme son aumône à lui. Et quand il l’avait donnée, eu égard à la gentillesse de Marceline surtout, il s’éloignait en faisant sonner sur la terre durcie son bâton ferré, et reprenait à tue-tête :

Quand la trompett’ qu’ell’ sonnera,
L’ange du ciel il descendra ;
Il dira : « Morts, relevez-vous ;
Au jugement venez tretous !

Jours d’ambre et de miel, qui fondaient dans la bouche de Marceline, lorsqu’elle s’en souvenait !

La Révolution triomphante allait bientôt donner un autre goût à la vie.

En foule, cette fois, des pauvres, soulevés, avaient tout à coup et tous à la fois, rompu leurs digues. Leur flot courroucé battait les châteaux, les couvents, les églises.

Notre-Dame avait été d’autant moins épargnée que son vénérable curé, Goguillon, s’était refusé à lire en chaire l’instruction de janvier 1791 relative à la Constitution civile du clergé. Il appelait sur lui les premiers coups. La Société des Amis de la République une et indivisible demandait au District de charger « quelques ouvriers patriotes d’abattre tout ce qui appartiendrait à la superstition et à la mémoire des rois ».

Le porche de l’église démoli, le chœur profané, l’orgue sans voix, les vitraux brisés, les saints de bois ou de pierre renversés et meurtris, avaient bientôt attesté l’empressement des patriotes à faire la besogne. Finalement, la ci-devant église Notre-Dame était désignée pour recevoir, outre les blés, les chevaux qu’abritait la ci-devant église Saint-Jacques ; et l’on installait, à cette intention, des râteliers, comme on en avait placé déjà sous les arceaux du cloître des Récollets, transformé en magasin à fourrages par un loueur de carrosses.

Le cimetière n’avait pas moins souffert. Il renfermait maintenant autant de cadavres sans sépulture que de dépouilles mortelles inhumées sous les tertres. Dans l’herbe naguère fleurie, à présent empestée par les fumiers qu’on y déposait, les saints, manchots, décapités, mutilés, gisaient…

Un Christ en pierre grise, couronné d’épines, lié de cordes et que l’on avait, lui aussi, précipité de la paroi, derrière Notre-Dame, faisait sur l’esprit de Marceline une forte impression. C’était l’œuvre d’un primitif anonyme, incapable de complaisance et d’industrie. Sa Flagellation représentait un Sauveur trop abreuvé d’outrages et trop saignant de coups pour, à ce moment-là, gracieuser ses bourreaux ou le genre humain. Jeté sur un lit de mousse, toutefois, il n’avait plus le même aspect farouche, et sauf Marceline, qu’il intimidait encore, les petits enfants venaient à lui, comme des moineaux sautillant dans les ruines.

Ce n’était point, d’ailleurs, la seule image divine qui la saisît de crainte. Elle restait également interdite devant une madone en bois qui ornait, protégée par un grillage, la cour de l’ancien couvent des Récollets, où Marceline allait jouer à cache-cache avec ses compagnes. Souvent, elle s’arrêtait de courir et de chercher, pour contempler Notre-Dame-des-Sept-Douleurs, dont l’expression de souffrance la frappait, comme le pressentiment d’un avenir de larmes.

Enfin, son père avait recueilli, à la dérobée, une des victimes de la Terreur couchées dans le cimetière : un grand Saint-Nicolas arraché de sa niche et qui s’était cassé le nez dans sa chute. On avait étendu le blessé dans la longue allée obscure qui traversait la maison, et Marceline, peureuse, ramenait ses jupes en passant auprès de lui, afin que la crosse de l’évoque ne les atteignît pas.


La Révolution avait été fatale à la profession qu’exerçait Félix Desbordes.

Son atelier de peintre d’équipages et de blasons se trouvait au pied du rempart, le long de la voie déserte bordée de jardins et de clôries ou closeries citadines, que l’on appelait Le Grand-Canteleu. Là, travaillaient encore des tailleurs de pierre vêtus de peaux blanches et coiffés de chapeaux blancs aussi ; enfin, dans une masure, le crieur de nuit et sa cloche regrettaient leur office aboli par le régime nouveau.

Du jour où le mouvement d’émigration s’était déclaré, Félix Desbordes avait vu s’éloigner son gagne-pain, représenté par ces berlines dont on se préoccupait d’enlever les écussons, bien plus que de les faire repeindre.

Telle était la précipitation des nobles que les administrateurs du district, inquiets des émigrations dont le nombre allait croissant, décidaient, au mois de janvier 1792, d’établir un poste de gardes nationaux à chacune des portes de la ville, pour y veiller jour et nuit.

Mais cette précaution tardive n’empêchait pas le maître-peintre de chômer dans la force de l’âge — trente-neuf ans — et avec sept bouches à nourrir ! Encore ne comptait-il pas son frère Constant-Marie, de dix ans plus jeune que lui, revenu de Paris à Douai au lendemain de la prise de la Bastille, et sans ressources également.

Ce frère, baptisé en l’église Notre-Dame le 1er février 1761, ayant montré de bonne heure des dispositions pour le dessin, Félix ne s’en était pas tenu à l’élever ; dès l’âge de seize ans, il l’avait envoyé à Paris et placé dans l’atelier du peintre Nicolas Brenel, un des premiers maîtres de Gérard, avec lequel Constant Desbordes travailla par la suite.

Que serait devenue la malheureuse famille, en ces jours difficiles, sans Catherine assidue au rouet et continuant à mettre en écheveaux le lin qu’un marchand venait chercher tous les mois et qui était renommé parmi les tisseurs de batiste du pays ?

Les Desbordes, cependant, devaient donner comme tout le monde des gages de civisme. Un comité local de vigilance dénonçait la négligence d’un grand nombre de citoyens à porter la cocarde tricolore et leur rappelait la loi du 21 septembre 1793, punissant la première infraction de huit jours de prison et déclarant suspects les récidivistes. Mieux encore : les femmes étaient invitées tantôt à ne pas porter des cocardes trop petites, tantôt à ne pas les dissimuler « sous des agréments de toilette ».

Marceline et son père, se conformant à ces prescriptions, avaient assisté à un banquet patriotique organisé soit par la Société populaire, soit par cette Société des Amis de la République une et indivisible qui « pour instruire le peuple » avait donné à ses frais, le 11 août 1798, une représentation de La Mort de César.

Marceline ne s’était pas contentée d’assister au banquet. Elle avait appris, pour la circonstance, un hymne à la Liberté. Et comme elle était charmante en robe blanche et sous un tel flot de rubans tricolores qu’elle avait l’air de porter la cocarde de toute la famille, son succès va sans dire.

Mais il est probable que Félix donnait le change sur ses sentiments véritables et que pour lui, comme pour beaucoup de modérés qui en convinrent plus tard, le bonnet rouge était une espèce de paratonnerre. Au dire de Marceline, en effet, il avait caché, sous une dalle de son foyer, les titres de propriétés de plusieurs familles émigrées qui lui faisaient confiance. Et ce détail a son importance, rapproché d’un autre souvenir de Marceline.

Elle parle, à plusieurs reprises, des voyages que son père fit à cette époque, en Hollande notamment.

« Nous saurons peut-être un jour pourquoi », ajoute-t-elle. Vague promesse qui ne l’engage à rien.

Est-il téméraire de supposer que l’ancien administrateur des pauvres, devenu, par la force des choses, dépositaire du bien des riches, imita quantité d’intendants qui ravitaillaient leurs maîtres à l’étranger ?

Laquelle est la plus plausible de cette hypothèse ou de celle que permet une autre note laissée par Mme Valmore ?

Vers 1791, les deux oncles restés célibataires, qui dirigeaient une imprimerie à Amsterdam et qui étaient fort riches et fort âgés, sentant leur mort prochaine, songèrent aux parents qu’ils avaient en France. Ils se montraient disposés à instituer Marie-Barbe héritière, sous la condition qu’elle et sa descendance « rentreraient dans le sein de la religion réformée. »

Soixante ans après, Marceline voyait encore devant ses yeux les caractères de la lettre et son père la lisant…

On fit une assemblée dans la maison. Ma mère pleura beaucoup. Mon père était indécis et nous embrassait. Il sortit dans une horrible anxiété et fit quelques pas dans le cimetière… Enfin, on refusa la succession et nous restâmes dans une misère qui s’accrut de mois en mois…

Est-ce exact ? L’existence des deux oncles a été contestée ; mais Marceline est bien affirmative et donne des détails circonstanciés… Et alors, on se demande si l’extrême misère n’aurait pas contraint Félix Desbordes à se rendre en Hollande pour fléchir les deux vieux calvinistes qu’il ne connaissait pas.

Cette explication offre un double avantage : elle ajoute foi au récit de Mme Valmore et ne détruit la légende qu’après l’avoir admise. Car l’aveu qui coûtait le plus à Marceline, n’était-ce pas que sa famille eût été mystifiée, comme le furent si souvent, en matière d’héritage, des parents éloignés, malheureux et crédules ?

Quoi qu’il en soit et la tourmente révolutionnaire passée, c’est sans doute pendant une absence de son frère que Constant Desbordes, avant de retourner à Paris, recommençait à peindre clandestinement « une enseigne, un saint, dans quelque chapelle qu’on relevait sans en avertir les autorités municipales qui fermaient les yeux, comme elles voulaient être sourdes à l’Angélus et à la messe ».

À cette époque aussi doit se rapporter une anecdote que Mme Valmore a mise, en vers dans la Vallée de la Scarpe, et en prose dans ses papiers, preuve qu’elle y tenait.

Au soleil de germinal, les plus faibles bourgeons, les plus arriérés s’étaient épanouis. Marceline elle-même portait, suspendue au cou par un ruban tricolore et en guise de médaille de la Vierge, une petite image de la Liberté, dont son frère Félix lui avait fait cadeau.

Ô Liberté céleste,
Sans toi, mon jeune cœur étouffait dans mon sein.
Je t’implorais, au pied de ce donjon funeste.
Un jour…

Un jour, donc, Marceline passant devant la Tour Notre-Dame, convertie en geôle militaire, avait vu pour la première fois ce qu’elle regardait constamment : un prisonnier. Tout ce que nous ignorons, tout ce que nous cherchons, tout ce qui nous paraît mystérieux, se cache ainsi, dans la lumière.

Le détenu était un vieux soldat qui venait respirer à travers les barreaux de sa fenêtre et qui gesticulait d’espérance et d’ennui.

Que demandait-il ? La liberté.

La liberté… la liberté… C’était, dans la tête de Marceline, comme le battant d’un grelot.

Où se trouve-t-elle, cette Liberté ?

Et Félix de répondre avec assurance : « À Paris. »

À Paris ? Il ne s’agissait alors que de l’aller quérir.

Chose dite, chose faite. Voilà nos deux enfants en route.

Mais, au sortir de la ville, ils avaient rencontré le colonel d’un régiment de hussards en garnison à Douai, lequel colonel, reconnaissant les mioches et instruit par eux de leur dessein naïf, les avait, en riant, ramenés à leur mère. Non sans promettre, bien entendu, de faire élargir le captif.

Et c’est là comme le modèle d’un de ces contes qu’illustrera plus tard un Tony Johannot ou un Nanteuil, collaborant avec Mme Valmore à la récréation du jeune âge.


Où Marceline reçut-elle, en ce temps troublé, l’enseignement élémentaire, le léger bagage qu’elle n’augmenta guère dans la suite ?

Elle l’a dit : un peu à l’école, et de sa sœur-Cécile davantage.

Ma sœur m’aimait en mère ; elle m’apprit à lire.
Ce qu’elle y mit d’ardeur ne saurait se décrire.

Jeune fille déjà, lorsque Marceline était encore enfant, Cécile avait un vif appétit de lecture et c’est à Saint-Preux, son héros favori, qu’elle pensait, paraît-il, « en poursuivant l’ombre d’un mari ». Aussi repoussa-t-elle les avances d’un petit horloger genevois, bon parti à tous égards pourtant.

« Ce n’est pas là Saint-Preux ! » répondait-elle à ses parents qui eussent volontiers agréé le jeune homme.

Plus tard, naturellement, elle épousa un filateur, qui n’était pas non plus Saint-Preux et qui ne lui donna que le pain de ménage.

Mais elle fut, d’autre part, payée de ses peines par une des plus tendres élégies qu’ait écrites Mme Valmore : Jours d’été.

« Le petit serpent de turbulence » qu’était celle-ci enfant, se dérobait le plus possible aux leçons ou bien y apportait une inattention soutenue. Le livre avait tort… Elle aime à le répéter :

Mais le livre était lourd ; il ne pouvait courir.
Moi, je vais à l’école ; il faut apprendre à lire ;
Mais le maître est tout noir, et je n’ose pas rire !

Et ces beaux vers enfin, dont il faut présenter intacte la gerbe :

Pour regarder de près ces aurores nouvelles,
Mes six ans curieux battaient toutes leurs ailes.
Marchant sur l’alphabet rangé sur mes genoux,
La mouche en bourdonnant me disait : « Venez-vous ?… »
Et mon nom qui tintait dans l’air ardent de joie,
Les pigeons sans lien sous leur robe de soie,
Mollement envolés de maison en maison,
Dont le fluide essor entraînait ma raison ;
Les arbres hors des murs poussant leurs têtes vertes ;
Jusqu’au fond des jardins les demeures ouvertes ;
Le rire de l’été sonnant de toutes parts,
Et le congé sans livre ! errant aux vieux remparts :

Tout combattait ma sœur à l’aiguille attachée,
Tout passait en chantant sous ma tête penchée,
Tout m’enlevait, boudeuse et riante à la fois,
Et l’alphabet toujours s’endormait dans ma voix.

Elle était en quelque sorte fortifiée dans son inapplication par sa mère elle-même, qui « se défendait de la faire savante ». Elle déclarait :

L’enfant sait tout, qui dit à son ange gardien :
« Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien. »

Aussi devons-nous croire Marceline lorsqu’elle insiste :

Et je ne savais rien à dix ans qu’être heureuse !

Dès qu’elle avait été capable d’épeler dans la Bible, elle s’était rangée à l’avis maternel en ne fréquentant guère l’école que pour y apprendre à coudre et à faire, comme ses sœurs, des pelotes superbes. Elle en revenait « ivre de cette joie bondissante qui lui mettait des ailes aux pieds ».

Elle ne perdait pas tout à fait son temps en chemin, d’ailleurs, puisqu’elle dit :

J’appris à chanter en allant à l’école.

« Le filet de voix claire qui sortait de sa bouche était si fin et si juste », que sa grand’mère et sa mère l’avaient fait entendre à M. Mouton, l’organiste de Notre-Dame, pour qu’il donnât à l’enfant si bien douée ses premières leçons de musique.

Il dut les lui donner, et Marceline aima M. Mouton comme elle aimait M. le curé et Mlle Placide, sa servante ; le carillonneur Grenade, pareil à Goliath ; le violoniste Raoul ; la verdurière et le savetier ; don Gaspard, leur voisin, étainier de son état ; M. Leflon, l’apothicaire ; M. Taranget, le médecin ; Dartois, le loueur de carrosses ; Marianne Racine et Zabeth, les vieilles fileuses de lin ; Bégano, le cordonnier ; et les pauvres du vendredi ; et les petits amis de tous les jours ; et sa généreuse marraine, la femme de l’ancien conseiller au Parlement d’Arras.

On peut juger d’après cela des préférences d’un cœur qui se donnait ainsi. Il brisait ses amarres, il ne se connaissait plus. Et ses effusions extraordinaires n’étaient point réservées qu’aux parents de Marceline, à ses sœurs, son frère, son oncle… ; elles s’étendaient à deux fillettes de son âge, qui moururent jeunes, mais ne moururent qu’un peu. Car le génie a le pouvoir divin de rappeler à lui quelques âmes choisies, pour les rendre impérissables.

Albertine Gantier était la fille de commerçants douaisiens. Elle nous apparaît en dix élégies, comme sur autant de petites médailles frappées à son effigie. C’est elle qui venait sans cesse chercher Marceline pour cueillir aux remparts des clochettes ou des mauves roses, jouer aux osselets sur les tombes du cimetière, renvoyer le volant par-dessus les croix… ; ou encore, un panier de groseilles au bras, grimper sur le calvaire, s’y asseoir et goûter.

Souvent Rose-Marie les accompagnait. Qui était Rose-Marie dont le nom de famille : Dassonville, ne nous est révélé que par une dédicace ? La Guirlande tressée par Mme Valmore ajoute seulement, en fait de précisions :

Bientôt elle eut douze ans. J’étais plus jeune encore
Quand le malheur entra dans notre humble maison.
J’allai lui dire adieu : sa voix frêle et sonore
Du haut du vieux rempart cria deux fois mon nom.

Marceline, quand elle revint, ne retrouva plus sa petite amie. Elle alla au cimetière, elle y cueillit des fleurs… des fleurs qui semblaient pousser vers elle, comme pour faire revivre le geste dont Rose-Marie était coutumière…

Quant aux autres compagnes de son jeune âge, Mme Valmore se contente de les dénommer collectivement : ce sont « les blonds essaims des jeunes Albertines ». Elle ne mentionne à part qu’un petit garçon qui avait neuf ou dix ans lorsqu’elle en avait sept. Il s’appelait Henry, et Goncourt dirait qu’elle eut pour lui une passionnette, comme l’indiquent une note manuscrite, publiée par M. Lacaussade, et la poésie : Fleur d’Enfance, avec sa ritournelle :

C’était mon petit amoureux !

Cependant, Marceline avait grandi. Nous sommes en 1796 et le Directoire est, depuis deux mois, le gouvernement de la France. Comme Arras, comme toute la région terrorisée par Joseph Le Bon, Douai se rassure. Le nom du sombre conventionnel n’est plus qu’un épouvantail dont on menace les enfants auxquels les loups, les houlans, ou ces follets qu’on appelle en Flandre lumerottes, ne font plus peur. Les populations, comme au sortir d’un cauchemar, retournent à leurs habitudes, à leurs travaux, à leurs plaisirs. Elles recommencent à célébrer les fêtes immémoriales inscrites au calendrier ; et le jour des Rois est la première que relèvent certaines familles, peut-être pour exprimer, sous le couvert de la parodie, leur attachement à l’ancien ordre de choses et l’espoir qu’il va revenir.

On trouve, dans l’Atelier d’un peintre, le récit tragi-comique de cette goguette burlesque. Mme Valmore s’est même rajeunie de cinq ans pour y jouer un rôle. Elle nous montre « sous les parures graves de sa grand’mère, » le plus jeune enfant du logis, « un personnage de cinq ans, blond et rouge comme une grenade, » monté sur une table et agitant dans l’urne les noms du roi, de la reine et de fous les grands dignitaires, y compris le bouffon de cour.

Or, en assignant à cette fête la date précise du 6 janvier 1796, Mme Valmore rectifie elle-même son erreur et donne son âge exact : dix ans.

Entre tous ses ouvrages en prose, l’Atelier d’un peintre est précieux et les biographes ont eu bien tort de ne pas le consulter davantage. Outre que Mme Valmore y est aussi sincère que dans ses élégies, celles-ci ont été revues, corrigées et torturées par les uns et par les autres, tandis que ses romans, dont nul ne s’est soucié de châtier la forme ni de commenter le fond, gardent encore l’attrait de sentiers non battus où l’on peut herboriser en paix.

La joie qu’éprouve, d’autre part, Mme Valmore à s’évader d’une intrigue, d’une composition où elle est malhabile, n’a pas moins de prix à mes yeux. Je l’invoque ainsi qu’une présomption de véracité. L’intérêt qui languissait se ranime, dès que l’auteur se précipite dans les digressions. C’est la nostalgie du pays natal, ce sont des souvenirs d’enfance, qui faufilent les scènes décousues de l’Atelier d’un peintre. Le plaisir d’y prodiguer ses impressions semble consoler Mme Valmore du mal qu’elle avait à écrire sur commande. Aussi, pour un oui, pour un non, ses personnages — et elle-même la première sous le nom d’Ondine — nous transportent-ils de Paris à Douai. C’est pour le lecteur tout profit.

L’Atelier d’un peintre parut en 1833, mais, à partir de 1831, l’éditeur Ladvocat, dans le Livre des cent-un, en avait publié d’importants fragments. Il est probable que le livre fut commencé vers 1830. Or l’oncle Constant-Marie, que Mme Valmore appelle Léonard dans son roman, était mort depuis deux ans à peine, et elle le regrettait beaucoup. On dirait qu’elle n’a écrit l’Atelier d’un peintre que pour se donner l’illusion d’une chère présence. C’est avec son oncle qu’elle cause. C’est l’excitateur et le guide de sa mémoire. Lorsqu’il ne l’aide pas à préciser des souvenirs, il propose les siens, fournit sa quote-part. Elle l’écoute raconter. C’est son ombre qui dicte. Elle a trouvé pour la retenir ce moyen bien simple : la prendre pour collaboratrice. Tant qu’ils parleront du passé, Mme Valmore est sûre que son interlocuteur ne s’en ira pas. Et elle en parle tout le temps.

Réduits aux indications de Sainte-Beuve et de M. Corne, nous n’aurions qu’une idée assez vague de Constant-Marie Desbordes. Ce fut, disent-ils, un bon peintre de portraits, l’ami de Gros, du baron Gérard et de Girodet, ses contemporains.

En réalité, les œuvres de lui exposées au Musée de Douai ont une valeur plus documentaire qu’artistique. Ce sont des portraits, le sien, ceux de son frère Félix, de Marceline, de Valmore, et une grande toile : l’Origine de la vaccine, qui présente en groupe tous les membres de la famille et lui avait été commandée, en 1812, pour orner un ministère. On l’a retrouvée, en 1890, dans les oubliettes du Louvre[2].

Pour obtenir une physionomie plus poussée de cet artiste d’autrefois, il est indispensable de consulter les petits contes flamands de Mme Valmore, les principaux épisodes de l’Atelier d’un peintre, enfin quelques passages de la Correspondance, celui, notamment, où elle nous apprend que Constant Desbordes fut le premier maître de Delaroche, à telles enseignes que celui-ci fut heureux, plus tard, de rendre au fils de Mme Valmore les leçons reçues de son oncle.

C’est évidemment de sa bouche que Mme Valmore avait recueilli l’histoire saisissante du crieur de nuit, trouble-fête des Rois, histoire avant-courrière des premiers Contes fantastiques d’Erckmann-Chatrian. Et, de fait, Mme Valmore n’est-elle pas, comme eux, l’âme d’un pays, l’essence d’un flacon ? Elle écrit des contes pour chérir les Flandres, comme ils en écrivent pour aimer l’Alsace. Le champ qu’elle cultive la nourrit.


Marceline fut, de bonne heure, accessible aux pressentiments.

C’est en vain, a telle dit,

C’est en vain que l’on nomme erreur
Cette secrète intelligence
Qui, portant la lumière au fond de notre cœur,
Sur des maux ignorés nous fait gémir d’avance.
C’est l’adieu d’un bonheur prêt à s’évanouir.
C’est un subit effroi dans une âme paisible ;
Enfin, c’est pour l’être sensible
Le fantôme de l’avenir.

Mais c’est encore dans l’Atelier d’un peintre que sa croyance aux présages permet le mieux de soulever un coin du voile qui nous dérobe la cause initiale et les premières années de son malheur.

Marceline observait, une fois, un nid que les hirondelles avaient fait sous le toit de la cour et qui portait bonheur à la maison. C’était vers le soir, après une journée chaude et pleine de soleil. « Le temps avait la fièvre. » Un ménage d’hirondelles se querellait continuellement et jetait des cris tantôt rares et plaintifs, tantôt aigus et multipliés. La femelle, ce jour-là, avait gagné un autre toit plus élevé et semblait ne point entendre les appels du mâle qui couvrait ses petits de ses ailes étendues. Il ne les quittait que pour s’élancer vers la fugitive et décrire devant elle des cercles expressifs. Il renouvela quatre ou cinq fois sa tentative… ; mais il eut beau s’arracher des plumes, exciter ses petits à gémir avec lui, la mère, en face d’eux, au bord du toit que des gouttes de pluie rendaient déjà glissant, regardait sa nichée avec indifférence. Tout d’un coup, désespéré, frénétique, le mâle se retourna vers ses petits, les saisit dans son bec l’un après l’autre (il y en avait quatre) et les précipita de toute la hauteur de son vol sur le pavé de la cour, où ils s’écrasèrent. Puis, secouant ses plumes frémissantes, il disparut dans l’orage, poursuivi par la femelle éperdue !

Marceline assista-t-elle réellement à cette scène ? J’en doute un peu. Je croirais plutôt que c’est une parabole grâce à laquelle, sans offenser la mémoire de ses parents, elle pouvait retracer leur vie domestique troublée par la misère et les efforts infructueux du chef de famille pour améliorer le sort des siens. Afin qu’on ne s’y trompe pas, d’ailleurs, elle prend bien soin de noter que les petits sont au nombre de quatre ; puis elle ajoute :


Peu de temps après, je naviguais avec ma mère, seulement ma mère ! vers l’Amérique, où personne ne nous attendait. Elle était muette cette mère si charmante ! elle était loin de vous tous avec moi, son plus jeune et son plus frêle enfant ; nous nous regardions avec épouvante, comme si nous ne nous reconnaissions plus ; elle me serrait le bras, elle me collait contre elle à chaque roulis de cette maison mouvante, fragile et inconnue, dont les mouvements la faisaient malade à la mort…

Enfin, après trois mois encore, je revins seule, vêtue de noir, n’osant plus me bouger dans le monde, où la mort tourne toujours comme l’hirondelle furieuse. J’avais tremblé sous mon premier habit de deuil.


Ce développement n’était point indispensable pour donner un sens à la parabole des hirondelles. Nous avions compris. C’est en pure perte que Marceline, arrêtant son récit au moment où la femelle refuse de rentrer au nid, se répand en protestations de tendresse filiale, afin de dissiper une équivoque défavorable à sa mère.


Que j’aimais ma mère ! Ma sœur, où est ma mère ? Je me sens à genoux devant son souvenir ! Quelle suite et quelle liaison d’idées fondues ensemble ont, depuis, incrusté fortement son souvenir dans cette scène d’hirondelle et d’orage ? J’en ai froid, et vous ? Surtout en me rappelant mon père qui l’aimait avec une passion si grave, si sainte, si fidèle ! Surtout en me rappelant ce nid où le mâle abandonné se livra tout-à-coup à une douleur si frénétique et si puissante !


Il est trop tard. Déjà, d’ailleurs, ces lignes d’Introduction à l’Atelier d’un peintre nous avaient avertis : « Malgré ses apparences uniformes et paisibles, la vie humble, pauvre et obscure du logis a son drame de même qu’une vie agitée et féconde en événements. »

Mais il faudrait peu connaître Marceline pour la supposer capable de blâmer ou seulement de juger sa mère. Celle-ci est une sainte que sa belle chevelure nimbe à jamais, comme Félix Desbordes, malgré sa déchéance, restera toujours, aux yeux de sa sœur, le compagnon d’enfance espiègle et pardonnable ; comme l’aïeul migrateur, enfin, qui délaissa si souvent Marie-Barbe, sa femme, arrachera, néanmoins, ce cri à Mme Valmore sexagénaire : « J’aime tant la belle figure de mon grand-père ! »

Que Catherine Desbordes ait été parfaite dans le bonheur et la tranquillité, on peut, au demeurant, l’admettre, sans aller, toutefois, jusqu’à dire, comme M. Corne, qu’elle était « distinguée, éprise de musique et de poésie, femme d’imagination et de cœur ».

Elle semble surtout avoir eu le caractère aigri et dénaturé par les revers. L’adversité fut comme le levain d’une pâte de femme où le dépit et l’ambition de la fille du fermier citadin s’amalgamaient avec l’ignorance, la crédulité et l’obstination de la paysanne. La fermentation de ce mélange exposait Catherine à extravaguer, et elle extravagua, en effet, du jour où elle espéra le salut, non plus d’un parent de Hollande, mais de certaine cousine d’Amérique, mariée avec un planteur qui avait censément fait fortune aux Antilles !

Quel est l’auteur responsable de cette suggestion ? Qui montra ce nouveau miroir scintillant à la pauvre alouette égarée ? Mystère. Mais nous en savons assez maintenant pour imaginer les scènes de ménage dont la petite maison de la rue Notre-Dame fut le lieu et dont Marceline ne voulut jamais se souvenir.

Son père feignait également de les avoir oubliées. « Le sombre passé ne lui plaisait pas à visiter, à en juger par le silence dont il accueillait nos questions. Il y répondait seulement quelquefois, d’un ton doux et sérieux : “Bah ! qu’est-ce que cela fait[3] ?” »

On devine le tourment de cet homme affectueux, faible et triste, qui s’entendait reprocher du matin au soir son inaction prolongée, ses démarches inutiles, sa diplomatie maladroite… Que faire ? Comment sortir d’embarras ?… Les cousins des Antilles… Ah ! dès l’instant que Catherine se propose d’avoir recours à eux, d’aller elle-même les solliciter, comme on voit bien, au bord du toit, l’hirondelle combattue par tous ceux que sa menace d’absence étonne et consterne !

Mais c’est pour elle comme une revanche à prendre. Ce que des scrupules excessifs ont fait perdre à la famille du côté de la Hollande et des grands-oncles millionnaires, Catherine se flatte de le rattraper par ailleurs. Et, sa résolution prise, elle n’en démordra plus, quelles que soient les difficultés d’un aussi long voyage pour des gens sans le sou. Ces difficultés, elle ne les envisage même pas. C’est comme un accès de folie qui la porte à l’extrémité de partir à l’aventure avec une fillette de douze ans, en laissant derrière soi un mari et trois autres enfants. Car elle a décidé d’en emmener un, le plus jeune… Pourquoi ? Pour obtenir des cœurs à capter, le maximum de compassion, évidemment. La sainte mère commence à perdre son auréole, le jour où l’enfance de Marceline, prologue de sa vie, se termine par ce coup de foudre.

  1. Le patard valait cinq liards. Quatre liards équivalaient à un sou de la monnaie d’aujourd’hui.
  2. C’est une chance que n’eut pas le Pauvre Pierre, autre peinture destinée à l’hôpital Saint-Louis et probablement offerte par les Valmore, en 1839, à Victor Cousin, pour s’acquitter envers lui. Qu’est-elle devenue ?
  3. Albums de Douai. Notes manuscrites de Mme Valmore.