La Vie du Bouddha (Foucher)/Avertissement

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Payot (p. 5-6).

AVERTISSEMENT

On conte que le Bouddha, quand il fut arrivé à la parfaite Clairvoyance, hésita longuement à prêcher sa doctrine : il craignait d’y perdre sa peine et son temps. Une curieuse considération l’y aurait enfin décidé. De même que dans un étang de lotus il y a trois sortes de fleurs, de même il y a de par le monde trois sortes d’âmes : celles qui, trop profondément enfoncées dans la fange originelle ne parviendront pas, du moins dans cette saison ou cette vie, à monter jusqu’au jour ; celles qui, déjà proches de la lumière, ont encore un dernier effort à faire pour l’atteindre ; celles enfin qui, se dressant au-dessus de l’ordinaire niveau des eaux ou des hommes, sont arrivées d’elles-mêmes à leur plein épanouissement et n’ont plus besoin d’aucune aide. C’est pour l’amour de la seconde catégorie qu’il consentit à prêcher la Bonne-Loi.

Dans mon humble sphère — professeur n’est pas prophète — j’ai aussi hésité longtemps à publier ce livre, vu l’impossibilité de répondre à la fois aux exigences des trois sortes possibles de lecteurs. Il y a d’abord le grand public, qui veut bien être informé, mais demande à ne pas avoir à chaque ligne les yeux arrêtés par des signes diacritiques ou des renvois, ni l’esprit encombré par des termes techniques empruntés à des langues qu’il ne se soucie nullement d’apprendre. D’autre part il y a les spécialistes (genus irritabile) qu’un abondant appareil critique peut seul, au contraire, intéresser et, si possible, contenter. Enfin, entre ces deux catégories extrêmes, il y a ceux qui, désireux d’entreprendre ou d’approfondir l’étude du bouddhisme, ont à la fois besoin d’être encouragés dans leur dessein par un livre de lecture facile et à chaque pas guidés à travers le dédale des textes. Mon embarras fut donc extrême. Mais j’ai fait réflexion qu’il était superflu, qu’il serait même outrecuidant de ma part de prétendre faire la leçon aux spécialistes : ayant directement accès aux sources, ceux-ci, en toute occasion, se tireront d’affaire tout seuls. Restait à satisfaire à la fois les gens du monde et les étudiants. Les premiers, étant le nombre, ont par ces temps de démocratie tous les droits ; mais je ne pouvais me résoudre à leur sacrifier entièrement les seconds. Voici donc le parti auquel nous nous sommes arrêtés d’un commun accord, l’éditeur et moi. Le corps de l’ouvrage a été débarrassé dans la mesure du possible de toutes les complications orthographiques, linguistiques et autres, si chères aux érudits, et que ceux-ci, s’il leur plaît, rétabliront sans peine ; mais les personnes soucieuses d’aller jusqu’au fond des choses, voire de voler de leurs propres ailes, trouveront page à page en note à la fin du volume les indications bibliographiques et les références justificatives les plus nécessaires à leur orientation. Puisse quelqu’une d’entre elles y puiser le désir en même temps que les moyens de pousser plus avant les recherches.

Par ailleurs la méthode et le plan suivis dans le présent ouvrage trouveront, je l’espère, en eux-mêmes leur justification. Les plus anciens textes bouddhiques ont naturellement été notre principale source d’information, et, comme tels, ils nous ont contraint à répéter bien des choses déjà dites et redites ; mais ils n’ont pas été nos seuls informateurs. Même quand il s’agit d’une doctrine aussi écrivassière que le bouddhisme, une religion ne s’exprime pas uniquement dans sa littérature et par suite ne peut pas s’expliquer exclusivement par elle. Une critique menée in abstracto de ses Écritures saintes, qu’elle soit dominée ou non par quelque théorie préconçue, ne saurait en donner la pleine intelligence à ceux qui ne la comprennent pas d’enfance, mais n’en abordent que tardivement l’étude avec l’esprit déjà imprégné d’idées différentes, innées ou inculquées. Fait sociologique à multiples et profondes répercussions, son interprétation réclame encore une certaine connaissance du milieu dans lequel elle s’est développée, ainsi que des nombreuses manifestations sociales qu’elle ne manque pas de susciter (modes d’association entre les personnes, rites du culte privé ou public, procédés de propagande, formes architecturales et destination des sanctuaires, sujets de l’iconographie sacrée, objet et intention des pèlerinages, etc.). J’aurais été impardonnable de ne pas profiter sur tous ces points des travaux des indianistes, mes prédécesseurs, et notamment des progrès qu’ils ont fait faire à l’archéologie indienne. Grâce à eux les événements connus se présentent sous un jour nouveau, groupés de façon plus vivante, j’oserai même dire plus rationnelle, autour de quelques centres religieux jadis très animés et que nous voyons renaître sous nos yeux. La localisation certaine en huit places saintes, aujourd’hui bien repérées, des principaux épisodes de la vie du Bouddha ne va pas seulement nous expliquer comment leur souvenir, plus ou moins déformé, a été transmis d’âge en âge ; elle rehausse singulièrement dans l’ensemble leur caractère d’authenticité. Ainsi ramenées sur la terre et fixées à tel ou tel coin de l’Inde, les fictions les plus évidentes perdent beaucoup de leur imprécision nuageuse, tandis que les faits vraisemblables acquièrent une consistance et un relief surprenants. Mais pourquoi s’en montrer surpris ? La géographie n’a-t-elle pas toujours été le cadre déterminant de l’histoire ?

Bien que je ne me propose ici que d’esquisser une image aussi approchée que possible de la personne du Bouddha, j’ai eu garde de négliger les lueurs complémentaires qui de ces divers côtés se projettent sur la doctrine et se reflètent jusque sur la physionomie de son fondateur. Ce grain de nouveauté sera mon excuse pour avoir intercalé ce livre dans la série de ceux qui ont déjà été et qui seront encore écrits sur le même sujet ; mais qu’on veuille bien croire que je ne me fais aucune illusion sur la destinée qui l’attend. Il suffit de l’espace d’une vie un peu longue pour acquérir l’expérience personnelle de la loi qui régit nos vieilles et toujours jeunes études philologiques. Chaque génération à son tour s’imagine qu’en toute discipline elle poussera jusqu’à son terme la tâche entreprise : chaque génération nouvelle, en examinant l’œuvre qu’elle trouve sur le métier, estime qu’elle est à refaire et s’évertue derechef à la retisser. Bien naïf ou bien présomptueux serait le philologue qui, sur une question quelconque, prétendrait avoir dit le dernier mot ; mais heureux celui de qui ses successeurs penseront qu’il l’a fait avancer d’une étape, si courte soit-elle, sur la voie où, depuis Hérodote, les historiens de l’humanité sont engagés à la poursuite de la toujours fuyante et à jamais insaisissable certitude historique.

A. F.