La Vie du Bouddha (Foucher)/Chapitre II

La bibliothèque libre.
Payot (p. 45-69).

CHAPITRE II

LA NATIVITÉ. — II. APRÈS L’ENFANTEMENT

Enfin l’Enfant-Bouddha est né ; et nous voici sortis de ce scabreux mélange de mythologie et d’obstétrique, de détails gynécologiques et de scrupules de piété. Mais si nous nous sentons déjà rassasiés de merveilles, il n’en est pas de même de la Communauté bouddhique : celle-ci va continuer d’échafauder miracles sur miracles sous couleur d’écrire une biographie de son fondateur. Est-ce à dire que ce débordement de mythomanie ne rencontrât pas d’incrédules dans l’Inde ancienne ? On se tromperait de le croire. Les hagiographes eux-mêmes ont prévu le mal qu’ils auraient à faire admettre par tout le monde leurs mirifiques inventions. L’un d’eux met dans la bouche du Bouddha accompli la prédiction, sans doute déjà réalisée, qu’un temps viendra où des moines et des laïques aussi ignorants que présomptueux ne voudront plus croire à la parfaite pureté du Bodhisattva durant les diverses phases de sa réincarnation dernière. Ils se rassembleront dans les coins pour y tenir des conciliabules et se dire : « Non, mais vous croyez cela, vous, qu’il ait pu séjourner dans le sein maternel et en sortir sans contracter aucune souillure[1] ?… » Sur quoi le pieux rédacteur, outré de leur manque de foi, leur fait prédire par le Maître en personne qu’ils seront précipités au plus profond des enfers. D’autres textes usent de procédés d’apologétique moins expéditifs, mais non moins connus. Ils consentent à discuter, sans en avoir l’air, avec ces sceptiques en invoquant, comme en passant, nombre de précédents empruntés à la vieille mythologie brahmanique. Plus explicite encore est un passage conservé en chinois : on vient de raconter au roi Çouddhodana tous les prodiges qui ont accompagné la nativité de son fils ; et là-dessus le bon roi déclare tout net à ses ministres qu’il se contenterait fort bourgeoisement d’un enfant normal et qu’à entendre toutes ces étranges histoires il finit par ne plus savoir s’il doit en rire ou en pleurer. Naturellement son premier ministre proteste qu’il n’y a pas d’hésitation possible, et qu’il doit se réjouir ; et, pour achever de le rassurer, il lui cite les naissances extraordinaires de maints grands personnages du passé : c’est Mândhâtar qui naît de la tête, Kakshîvat de l’aisselle, Prithou de la main, Aourva de la cuisse de son père[2] ; c’est l’ancêtre même de la maison des Çâkyas, Ikshvâkou, souche de la dynastie solaire de l’Inde, qui, comme son nom l’indique, sort d’une canne à sucre, etc. Sur la valeur de cet argument les opinions sont libres ; mais la tentation est trop forte de rapprocher de cette citation une énumération analogue, celle-ci librement traduite du latin : « Est-ce que la Grèce si docte n’a pas imaginé de faire naître Minerve de la tête et Bacchus de la cuisse de Jupiter ? Ne nous raconte-t-on pas que la mère de Platon fut embrassée par le fantôme d’Apollon et que le prince de la sagesse est, lui aussi, né d’une vierge ? Et pour que les Romains ne puissent nous blâmer d’avoir fait naître d’une vierge le Sauveur notre Dieu, est-ce qu’ils ne pensent pas eux-mêmes que les fondateurs de leur ville et de leur race sont des enfants de Mars et de la vierge Ilia ?… » Qui parle ainsi ? Évidemment un apologète chrétien ; et en effet ces lignes sont de st Jérôme. Mais venons aux plus surprenantes : « C’est, continue-t-il, une tradition chez les Gymnosophistes de l’Inde que Bouddha, le fondateur de leur doctrine, serait né d’une vierge et issu de son flanc[3]… »

ILégende bouddhique et tradition chrétienne. — Ainsi donc c’est un Père de l’Église qui, en nous donnant lui-même l’exemple, nous invite à rapprocher la légende du Bouddha de celle du Christ. Nous nous sommes expliqué ci-dessus (p. 20 s.) sur notre répugnance à instituer jusque dans le détail une comparaison d’où ne peut sortir aucune conclusion ferme ; mais il est incontestable que nombre d’analogies auraient déjà pu être relevées au passage. Elles n’auront sûrement pas échappé au lecteur chrétien. Ces apparitions de présages, ces accomplissements de prophéties, ces annonciations, ces vœux de chasteté des époux, ces conceptions immaculées, ces cieux qui s’entr’ouvrent et d’où descendent des légions d’anges ou de dêva-poutra, tout cela évoque des résonances familières ; et quand les arbres du parc de Loumbinî pour fêter la nativité du futur Bouddha se couvrent hors de saison de fleurs instantanées, comment ne pas se souvenir que la nuit de Noël, selon tel évangile apocryphe, les vignes sont sorties de leur torpeur hivernale et ont fleuri d’allégresse sur les collines de Bethléem ? Veut-on des ressemblances encore plus étroites et quasi littérales ? Lisez — le passage en vaut la peine — la description du bonheur qu’apporte à tout l’univers la venue du Prédestiné : « Toute passion, toute haine, tout égarement, tout orgueil, toute tristesse, tout abattement, toute crainte, toute concupiscence, toute jalousie, tout égoïsme disparurent. Toutes les mauvaises actions cessèrent. Les maladies des malades furent guéries ; des affamés et des assoiffés la faim et la soif furent apaisées ; des gens ivres de liqueurs fortes l’ivresse fut dissipée. Les insensés recouvrèrent la raison, les aveugles la vue et les sourds l’ouïe[4]… », etc. Comment, à première audition, ne pas percevoir comme un écho de ces paroles dans tels versets de l’Évangile selon st Mathieu : « Les aveugles recouvrent la vue, les boiteux marchent, les lépreux sont guéris, les sourds entendent… » ? On a cru pouvoir remplir un volume entier de ces passages parallèles ou prétendus tels. Qu’est-ce que cela prouve ? — Rien d’autre que ceci : il n’y a pas tant de manières pour les hagiographes d’exalter et de transfigurer la personne de leur Maître ou de décrire l’avènement sur la terre du royaume de Dieu.

C’est qu’en effet ces ressemblances superficielles autant qu’inévitables ne sauraient dissimuler à qui manie directement les textes les différences fondamentales qui, aussi bien du point de vue concret que du point de vue abstrait, séparent les deux traditions et les deux mondes dans lesquels elles se déroulent. Aucune fugitive analogie ne réussira jamais à combler l’écart entre la rustique et touchante misère de la Crèche et l’humble atelier du charpentier, d’une part, et, de l’autre, le faste luxueux des jardins et des palais du roi Çouddhodana. Et il n’y a pas que l’ambiance et le décor, aristocratiques dans l’Inde, démocratiques en Galilée, qui différencient les deux biographies : le contraste entre les deux façons de les concevoir n’est pas moins frappant. Nous avons déjà dû noter comment le surnaturel commence beaucoup plus tôt dans la tradition chrétienne que dans la bouddhique : pour celle-ci la descente du ciel et la réincarnation dans le sein d’une femme sont des faits qui n’ont rien en soi de contraire à la règle commune. En revanche le miracle s’arrête beaucoup plus tôt dans la légende chrétienne : aucun apocryphe que l’on sache n’a jamais songé à bâtir un tabernacle à l’Enfant-Jésus jusque dans le sein de sa mère, et sa naissance est expressément pareille à celle de tous les enfants des hommes. Ce n’est pas tout : les Évangiles n’ont presque rien à nous dire de ses trente premières années et n’insistent que sur sa courte vie publique, tandis que les Soutra de caractère biographique débordent de prolixes renseignements sur l’enfance et la jeunesse du Bodhisattva pour tarir brusquement au seuil de sa longue carrière enseignante. C’est ainsi qu’il nous reste à passer en revue quantité d’épisodes, tous plus merveilleux les uns que les autres, avant d’arriver enfin à la Première prédication du Bouddha ; et si quelqu’un de ces incidents nous rappelle de loin tel ou tel récit des synoptiques ou des apocryphes, nous verrons à chaque fois tout rapprochement entre eux s’évanouir dès que nous voudrons le serrer de près. Ne craignons pas de le répéter : on ne peut relever de part ni d’autre aucun emprunt qui soit philologiquement démontrable.

II. La réception de l’enfant-Bouddha. — Arrachons-nous donc à la séduction de ces rapprochements dont beaucoup — pour quiconque n’en veut pas faire une arme de polémique ou un argument de propagande — ne représentent guère que des amusettes de dilettantes, et renouons docilement le fil de notre exposé au point où nous l’avons laissé. Comme nous venons de le dire, la curiosité de la Communauté bouddhique ne se contente pas à aussi peu de frais que celle des premiers chrétiens et veut tout savoir des moindres circonstances qui ont suivi la Nativité du Bienheureux. Qui a reçu dans ses bras le nouveau-né ? Qui lui a donné le bain habituel en pareil cas ? Comment a-t-il immédiatement manifesté sa prééminence sur tous les êtres ? Quels prodiges ont signalé sa venue au monde ? Qui lui a tiré son horoscope ? Qui l’a élevé ? Quelle éducation a-t-il reçue ? Et, à cette occasion, quelles preuves a-t-il données aux siens de sa supériorité physique aussi bien qu’intellectuelle ? Autant de questions que se posent inévitablement les zélateurs, mais qui leur viennent généralement à l’esprit trop tard pour être encore susceptibles de recevoir une réponse de caractère historique — c’est-à-dire fondée sur des témoignages contemporains et dignes de foi. Qu’à cela ne tienne : en l’absence de renseignements précis, l’imagination ne se donne que plus librement carrière ; et c’est ainsi que les hagiographes bouddhistes n’ont pas craint d’improviser sur tous ces points les inventions les plus extravagantes. Disons-le d’avance et sans ambages : il n’y a presque rien dans leurs élucubrations qui mérite créance ; et si tel épisode se trouve avoir un fond de vraisemblance, les variations des textes à son sujet en dénoncent le caractère irrémédiablement fictif. Aussi ne nous attarderions-nous pas à les exposer si le rôle considérable joué dans l’imagerie par ces savantes mises en scène élaborées après coup n’attestait l’importance qu’elles avaient prise dans la dévotion populaire.

Tout d’abord il va de soi que seules des mains divines seront dignes de recevoir le Bodhisattva à sa sortie du flanc maternel. L’Inde ne s’est pas inquiétée de savoir s’il était convenable d’introduire ainsi des dieux, personnages masculins, aux côtés d’une parturiente à demi nue ; c’est la pudeur sino-tibétaine qui s’avisera plus tard de ne faire apparaître l’enfant qu’à travers la large manche de la robe de sa mère et exigera des dieux qu’ils se transforment en matrones avant de s’approcher de Mâyâ. Dans la tradition écrite du Nord-Ouest, c’est Indra et Brahma qui font ainsi l’office de sages-femmes. Sur les monuments figurés de même provenance, c’est plus précisément Indra ; rejeté par les lois de la perspective tantôt au second rang, tantôt du côté opposé du panneau, Brahma reste simple spectateur[5] en attendant de devenir à son tour premier acolyte dans les scènes postérieures à la vocation religieuse. Sur les sculptures d’Amarâvatî comme dans la tradition pâli, ce sont les quatre dieux des quatre points cardinaux qui tiennent ensemble le très long lange sur lequel le futur Bouddha n’est représenté que par la marque de ses pieds sacrés. Mais ne vous faites à ce propos aucun souci : personne ne vous demande de choisir entre ces versions contradictoires. Quand Hiuan-tsang a visité le parc de Loumbinî, on lui a montré côte à côte les deux places, celle où Indra avait reçu et emmailloté l’enfant du miracle, et celle où les « Quatre rois célestes » lui avaient rendu le même office avec les mêmes étoffes divines. À quoi bon perdre son temps en controverses stériles alors qu’il est tellement plus simple de percevoir deux fois, sur l’un et l’autre site, l’offrande attendue du pèlerin ? Les sacristains italiens le savent bien qui a Rome font voir en deux endroits différents, avec la même conviction, la place de la crucifixion de st Pierre.

III. Le bain. — Quelles que soient d’ailleurs les mains qui l’aient reçu, le Bodhisattva s’en échappe aussitôt dans sa hâte de prendre pied sur cette terre, qui matériellement ou spirituellement parlant, doit devenir son empire : en preuve de quoi un parasol et un chasse-mouches, emblèmes indiens de la royauté, se manifestent sans plus tarder au-dessus de sa tête. Le voici donc debout sur le sol, ou plus exactement sur un lotus miraculeusement éclos du sol pour lui en épargner le trop grossier contact : que va-t-il advenir ensuite ? Nos deux principales sources commencent par maintenir que, selon la coutume universelle, le Bain du nouveau-né a immédiatement suivi l’accouchement ; cela ne les empêche pas de déclarer un peu plus loin que le Bodhisattva, « aussitôt né », commença par faire les « Sept Pas » (car, bien entendu, il savait déjà marcher et même parler dès sa naissance). Ce dernier ordre est celui qui fut définitivement adopté par l’École de Gandhâra tandis que les stèles postérieures de la vallée du Gange combinent tant bien que mal les deux épisodes dans le même cadre. Puisque nous ne pouvons les exposer verbalement tous deux à la fois, nous commencerons, d’accord avec les textes pâli, par les ablutions rituelles, trop heureux de n’avoir pas à opter entre les différentes façons dont on nous dit qu’elles furent administrées.

C’est qu’en effet au sujet du Bain la tradition est des plus flottantes[6] : aussi bien, étant donnée l’indéfectible pureté du Bodhisattva, il ne pouvait s’agir que d’une simple formalité, dépourvue de toute urgence. Sur un seul point les textes sont curieusement d’accord, c’est que ce bain comportait un double afflux, l’un d’eau chaude et l’autre d’eau froide. Tantôt c’est de terre que ces deux courants s’empressent de sourdre et de remplir deux bassins pour baigner l’enfant « pareil à une statue d’or ». Tantôt, au contraire, il semble qu’ils tombent du ciel comme une pluie. Quelqu’un inventa mieux : c’était une croyance jadis répandue dans l’Inde et que nous avons trouvée encore vivante au Cachemire, que les fontaines, étangs et lacs sont hantés par des sortes d’ondins appelés Nâga[7]. L’imagination populaire se les représente comme des génies de forme mi-humaine et mi-serpentine. Pour deux des plus célèbres d’entre eux, Nanda et son cadet Oupananda, l’occasion était belle de se montrer à mi-corps dans les airs afin de mieux diriger sur le Bodhisattva le double jet de leur douche écossaise. L’idée avait fait fortune, car au jardin de Loumbinî on montrait côte à côte la place où les deux « dragons » avaient douché le divin enfant, et les deux sources jumelles non moins miraculeusement apparues, qui avaient fourni l’eau de son bain. Tout s’arrangeait donc bien ainsi ; mais quoi, pouvait-on décemment, en faveur de deux génies subalternes, priver les grandes divinités de l’incommensurable mérite attache à une telle œuvre pie ? Il faut croire que non ; car on ajoute aussitôt que des centaines de milliers de dieux, précédés d’Indra, de Brahma et des quatre Gardiens du monde, ne craignirent pas de faire des milliers de fois centuple emploi en arrosant également l’Enfant-Bouddha avec des eaux diversement parfumées. On ne saurait être plus copieusement purifié d’une impureté déclarée par ailleurs inexistante. Tout naturellement les monuments figurés reflètent les flottements des textes. À Mathourâ les deux Nâgas sortent à mi-corps de la terre ; sur les stèles de Bénarès, ils déversent le contenu de deux cruches rondes sur la tête du Bodhisattva ; car telle est la mode indienne tant pour sacrer les rois que pour baigner les enfants déjà grandelets. Au Gandhâra ce sont les deux habituels assistants, Indra et Brahma, qui s’acquittent de cette tâche ; et ce sont encore les dieux qui prennent en mains le parasol blanc et le chasse-mouches pour accompagner la déambulation du Prédestiné.

IVLes sept pas[8]. — Qu’il précède, accompagne ou suive l’épisode du Bain, celui des Sept pas a pour lui d’être beaucoup plus original et de prêter à moins de variantes. En voici les traits essentiels, tels que nous les décrit la plus vieille tradition : « À peine né, le Bodhisattva se tient tout droit sur ses pieds et fait sept pas, le visage tourné vers le Nord ; abrité sous le parasol blanc il regarde vers tous les points cardinaux et prononce cette parole pareille au mugissement d’un taureau (d’autres disent : au rugissement d’un lion) : « Je suis le premier, je suis le meilleur des êtres… » Comportement assurément peu banal de la part d’un nouveau-né, et que pouvait seul rendre croyable le caractère surnaturel qui lui était rétrospectivement attribué. Aussi les commentateurs croient-ils devoir nous avertir qu’il y avait des précédents. Déjà lors des deux naissances immédiatement antérieures à celle où il devint dieu dans le ciel des Toushitas, le Bodhisattva s’était aussitôt mis à parler. La première fois il se trouva tenir un petit morceau de bois de santal dans sa menotte fermée : « Sa mère lui demanda : « Mon chéri, que tiens-tu là en venant au monde ? » Il répondit : « C’est un remède, maman. » Et, comme cette médecine obtint des cures merveilleuses, on appela l’enfant « Grand-remède ». La seconde fois, ce fut lors de sa renaissance comme prince Viçvantara, où il devint le parangon de la charité : « Au sortir du sein maternel il tendit aussitôt la main droite en disant : « N’y a-t-il rien dans la maison, maman ? Je voudrais faire une aumône. » Sa mère lui répondit : « Mon chéri, tu es né dans une riche famille », et prenant la main de son fils sur la paume de la sienne, elle y plaça une bourse[9]… » Mais pourquoi nous arrêter en si beau chemin ? Les exemples postérieurs ne manquent pas non plus. Quand naquit, quelque dix siècles après le Bouddha, un docteur de l’Église bouddhique du nom de Tchandragomin, il se retourna poliment vers l’accouchée en s’informant si sa grossesse ne l’avait pas trop fatiguée. Celle-ci, frappée d’étonnement — ou peut-être trouvant qu’il posait des questions au-dessus de son âge —, le pria de se taire : et, par obéissance, il se tut pendant sept ans jusqu’au moment où un nouvel ordre de sa mère, impatientée de son mutisme, lui délia enfin la langue. C’est là du moins ce que nous conte l’historien tibétain Târanâtha ; mais nous-même n’avons-nous pas souvenir d’avoir lu dans la Légende dorée des histoires non moins merveilleuses de saints chantant déjà des psaumes dans le sein maternel.

Revenons à notre enfant-prodige. Les divers textes ne font le plus souvent que confirmer en sanskrit ou en prâkrit ce que nous avons lu en pâli. Toujours le Bodhisattva parcourt d’un seul regard l’univers entier et, en pleine connaissance de cause, se rend témoignage à lui-même ; toujours il fait sept pas vers le Nord et, pendant qu’il marche les insignes de sa royauté, parasol et chasse-mouches, l’accompagnent, soit qu’ils flottent d’eux-mêmes dans les airs, soit qu’ils soient portés par les dieux. Seule addition d’importance, des lotus, — ces lotus dans le calice desquels l’on n’a pas osé le faire naître — éclosent à présent sous chacun de ses pas. Le rédacteur du Lalita-vistara[10] a trouvé cela encore trop simple. Pourquoi l’Enfant-Bouddha se contenterait-il de marcher vers le Nord, alors que, d’après le rituel du sacre royal, le roi marche vers les quatre points cardinaux ? Et pourquoi ne ferait-il pas mieux encore puisque, comme chacun sait, il y a six points cardinaux en y comprenant le zénith et le nadir ? Non seulement il devra à présent faire sept pas vers chacun d’eux, mais encore il faudra qu’à chaque fois il prononce une parole contenant une allusion à la direction vers laquelle il marche. Comme les Indiens s’orientent en se tournant vers l’Est (et non, comme nous, vers le Nord ou, comme les Chinois, vers le Sud), l’Orient est pour eux le point cardinal qui est « devant » : donc le Bodhisattva commencera par faire sept pas vers le levant en déclarant qu’il est celui qui marche « en avant » de tous les gens de bien. Puis il se tournera vers la droite, c’est-à-dire vers le midi, et fera un autre jeu de mots, non moins insipide, sur dakshinâ qui signifié à volonté « droite », « Sud » et « offrande pieuse ». En allant vers l’Ouest, il profitera du fait que le mot sanskrit veut dire à la fois « ce qui est derrière » et « ce qui vient en dernier lieu » pour spécifier qu’il est parvenu à sa dernière renaissance. Du côté du Nord, qui pour les Indiens est « en haut », dans la montagne himâlayenne un calembour tout indiqué lui suggérera qu’aucun être n’est « plus haut » que lui. En faisant ensuite sept pas la tête inclinée vers la terre, il annoncera non seulement la défaite de Mâra, le Satan bouddhique mais encore le soulagement qu’apportera dans les Enfers la pluie bienfaisante de sa Loi[11]. Enfin, comme pendant ses sept derniers pas il a forcément le visage tourné vers le ciel, ce sera ainsi que tous les êtres devront désormais tenir leurs yeux levés vers lui… Nous ne nous excuserons pas d’avoir infligé au lecteur ce fastidieux délayage : il est en effet nécessaire de lui donner une juste idée des livres bouddhiques et de leur intarissable et plat verbiage. Il ne faudrait pas qu’il jugeât d’eux seulement par quelques morceaux soigneusement choisis : la désillusion serait trop forte le jour où, encouragé par ces extraits, il s’aviserait de s’en imposer la lecture intégrale.

V. Les naissances simultanées. — L’ordre chronologique (nous voulons parler de celui qui est intrinsèquement imposé par la nature des choses) ne permet pas de retarder davantage l’énumération des phénomènes miraculeux qui ont accompagné la Nativité du Bodhisattva. On devine facilement que ce seront les mêmes qui ont déjà signalé au monde sa Conception, car les ressources de l’imagination des hagiographes sont bornées. De nouveau la terre tremble joyeusement de six manières ; des musiques invisibles se font entendre ; une lumière éblouissante remplit l’univers ; tous les êtres sont réjouis ; les habitants mêmes des enfers cessent de souffrir et les bêtes de s’entre-dévorer ; les hommes sont délivrés de tout mal aussi bien moral que physique, etc. Au milieu de ces redites nous n’apercevons qu’un fait nouveau et qui soit digne d’être relevé, car il nous fait surprendre l’action des croyances populaires sur l’élaboration de la légende. Comme on n’a pas encore tiré l’horoscope du nouveau-né, sa destinée ultérieure est censée indécise. On sait déjà qu’elle sera exceptionnelle, mais on lui laisse délibérément le choix entre le rang de Monarque suzerain du monde par droit de conquête ou celui, encore plus exalté, mais tout pacifique, de Sauveur religieux. Or, nul ne l’ignorait dans l’Inde, le Monarque universel possède de naissance sept joyaux[12], à savoir : la perle des disques, des éléphants, des chevaux, des pierres précieuses, des femmes, des ministres et des généraux. Il est donc nécessaire que ces sept trésors se manifestent, à toute éventualité, en même temps que l’héritier au trône des Çâkyas.

Bien entendu, aucun de nos textes n’en disconvient : mais les consciencieux efforts que tous font en ce sens ne pouvaient guère être couronnés d’un succès complet. Le « disque » ou « roue » deviendra aisément la roue symbolique de la Loi et sa mise en branle sera synonyme de la Première prédication ; mais on a dû escamoter la pierre précieuse, et souvent même le ministre, faute de leur trouver un emploi. On ne pouvait guère non plus faire naître en même temps que le prince son grand éléphant de parade, alors que, de notoriété publique, la croissance de ces animaux est si lente ; mais à la rigueur cette objection ne jouait pas contre son cheval favori, ni non plus contre son épouse. Enfin, avec quelque bonne volonté, le mot parinâyaka, « conducteur » — par une déviation de sens inverse de celle qu’a connue notre mot « connétable » — pouvait s’entendre, non plus d’un chef d’armée, mais d’un simple groom ou palefrenier. Ainsi quatre au moins des sept joyaux restaient en tout état de cause utilisables par la suite. Pour plus de sûreté, on fait naître[13] au même instant, outre cinq mille nobles garçons, dix mille jeunes filles de bonne famille, ayant à leur tête la future épouse Yaçodharâ, et, outre huit cents servantes, huit cents esclaves mâles ayant à leur tête Tchandaka, le futur meneur du cheval, tandis que (sans préjudice de cinq mille éléphantes) dix mille juments mettent bas dix mille poulains, ayant à leur tête le futur destrier lui-même, de son nom Kanthaka. Suit encore une liste de dons de joyeux avènement que l’univers produit spontanément en offrande au Prédestiné. Or c’est la coutume dans l’Inde de ne nommer l’enfant que quelques jours après sa naissance et, autant que possible, d’après quelqu’une des circonstances qui ont marqué celle-ci. Aussitôt le pieux rédacteur enchaîne : comme tous (sarva) les désirs et besoins (artha) de Çouddhodana se trouvent ainsi comblés (siddha) par la grâce de son rejeton supposé, il décide de l’appeler Sarva-artha-siddha ou, plus brièvement, Siddhârtha : ce qui équivaut à peu près à dire en français que, devant la prospérité apportée dans sa maison par le petit prince, le roi prend le parti de l’appeler Prosper.

Est-ce là tout ? — Pas encore : à chaque fois que la légende tient un filon d’édification, elle entend l’exploiter à fond. Comment souffrirait-elle de paraître ne pas penser à tout et ne pas tout prévoir d’avance ? Aussi la tradition postérieure prendra-t-elle soin de noter la naissance simultanée de tous les personnages, voire de tous les objets qui auront plus tard l’occasion de paraître aux côtés du Bouddha et de jouer un rôle dans sa biographie. C’est ainsi que le commentateur singhalais ne se contente pas de porter sur sa liste des sept « nés ensemble », le nom d’Oudâyin[14], le compagnon de jeux du petit prince ; il ajoute encore expressément le ficus religiosa sous lequel le Bodhisattva doit atteindre plus tard à l’Illumination. De leur côté les textes tibétains croient devoir également nommer à l’avance les rois contemporains du Maître et avec lesquels il entrera forcément en relations, à commencer par Bimbisâra du Magadha et Prasênadjit du Koçala. Enfin ils ne refusent pas la même faveur au génie familier qui, foudre en main — d’où son nom de Vadjrapâni[15] — se constituera le garde du corps du Bienheureux et le suivra partout comme son ombre : aussi bien représente-t-il ce que les Grecs auraient appelé son daimôn, les Latins son genius, les Perses son fravarti et les chrétiens son ange gardien.

VI. La présentation au temple. — Après la Nativité, le Bain et les Sept pas nous n’avons plus rien à faire au parc de Loumbinî ; et puisque la naissance du futur Bouddha en ce lieu est, selon toute apparence, un fait historique, le retour à Kapilavastou, qui a présent s’impose, l’est aussi. Le difficile est de le dépouiller de tous les enjolivements dont les Écritures l’enrobent. Tel est le revers des mythes imaginés à dessein et après coup ; leurs inventeurs croient embellir ainsi les faits réels : mais le vernis de merveilleux dont ils les revêtent ronge, pour ainsi dire, son support, et toute la légende finit par sonner le creux. Un passage du Mahâvastou[16] nous dévoile avec une candeur désarmante les procédés de fabrication des hagiographes : « Le roi Çouddhodana ordonne : Remmenez la Reine d’ici ! Dans quoi transportera-t-on le Bodhisattva ? Le divin (artiste) Viçvakarma façonne une litière de pierres précieuses. Qui portera cette litière ? Les quatre Grands rois (des points cardinaux) se présentèrent : C’est nous qui porterons la crème des êtres. Le Bodhisattva monta avec sa mère dans la litière : Çakra, l’Indra des dieux, et Brahma lui ouvrent la route… » On voit comment chaque question appelle sa réponse : il n’est que de battre à propos le rappel de ses souvenirs mythologiques. Mais ce n’est là que l’enfance de l’art, et il se trouve toujours quelqu’un pour surcharger une première ébauche. Dans le cas présent le Lalita-vistara organise derechef la pompe triomphale d’une procession où défilent deux cent mille hommes, femmes, chevaux et éléphants, et qu’un cortège aérien de plusieurs milliards de divinités accompagne en faisant pleuvoir des fleurs paradisiaques, tandis que le Bodhisattva est à présent assis dans un char traîné par vingt mille nymphes célestes, toutes magnifiquement parées… Qui dira mieux ?

Il est convenu que nous laissons tomber ces fantasmagories inspirées par une dévotion délirante, et d’ailleurs vite transformées en clichés qui se déclenchent automatiquement de chapitre en chapitre. Mais sur le chemin du retour à la ville se place un épisode qui ne saurait être passé sous silence : car, par un curieux renversement de toute prévision, autant il est inattendu pour un Indien ou un indianiste, autant il paraît naturel à un juif ou à un chrétien. Les prescriptions relatives à la circoncision ou au baptême convient en effet ces derniers, si même elles ne les obligent, à mener dans un bref délai le nouveau-né au lieu saint de leur religion. Dans les vieux rituels domestiques de l’Inde il n’est nulle part question d’une obligation de ce genre parmi les nombreuses cérémonies qui jalonnent les premières semaines de tout enfant de bonne caste. Aussi bien les textes nous donnent-ils à entendre que c’était là une coutume particulière aux Çâkyas, ce qui après tout n’est pas impossible. Les ministres, ou les vieillards des deux sexes, fidèles dépositaires des coutumes de la tribu, rappellent au roi l’existence de cette pratique et insistent pour qu’elle soit observée[17]. D’après l’un des textes, on conduit donc le Bodhisattva au sanctuaire qui, comme son nom de Çâkyavardhana l’indique, assure la prospérité du clan et qui abrite sa patronne tutélaire, la déesse Abhaya (Absence-de-crainte) : et il faut convenir que tout, dans cette version, se tient assez bien. Un second texte entreprend de magnifier et de compliquer la scène en y mêlant toutes les figures populaires du panthéon brahmanique, et c’est à un « temple des dieux » que l’on mène le nouveau-né. Miracle : la divinité ou les divinités, loin d’accepter l’hommage qu’on veut qu’il leur rende, tombent au contraire à ses pieds… De ce merveilleux incident on n’a pas manqué de rapprocher un épisode bien connu d’un des Évangiles apocryphes de l’enfance. C’était au temps de la fuite de la Sainte Famille en Égypte : la Vierge et l’Enfant entrent par aventure dans un des temples du pays, et immédiatement les idoles tombent à terre. Si l’on raisonne dans l’abstrait, l’analogie semble indéniable : mais reportez-vous aux textes, et aussitôt vous verrez percer sous les ressemblances apparentes les divergences foncières. Que nous conte en effet le Pseudo-Mathieu[18] ?

Ils entrèrent dans une ville que l’on appelle Sotinen ; et parce qu’ils n’y connaissaient personne à qui demander l’hospitalité, ils entrèrent dans le temple que les Égyptiens appellent Capitole. Et dans ce temple étaient placées 365 idoles auxquelles on rendait tour à tour, à chaque jour de l’année, des honneurs sacrilèges. Quand la Bienheureuse Marie fut entrée dans le temple avec le petit enfant, toutes les idoles furent renversées à terre… Et alors fut accomplie la parole du prophète Isaïe (xix, 1) : « Voici que le Seigneur viendra sur une nuée légère et toutes les œuvres des Égyptiens seront balayées de devant sa face ».

Que nous dit à son tour le Lalita-vistara[19] ?

Et alors les vieux et les vieilles d’entre les Çâkyas se rendirent ensemble près de Çouddhodana et lui dirent : « Sachez-le, Sire, il faut conduire le prince au temple des dieux… » [Suivent les lieux communs sur la décoration des rues de la ville et l’organisation de la procession.] Et le roi Çouddhodana, ayant pris avec lui le prince, entra dans le temple ; et le Bodhisattva n’eut pas plus tôt posé dans ce temple la plante de son pied droit que, bien qu’inanimées, les images des dieux — à savoir celles de Çiva, Skanda, Nârâyana, Kouvêra, Tchandra, Soûrya, Vaiçravana, Çakra, Brahma, Lokapâlas, etc., — toutes s’étant levées de leurs places, tombèrent aux pieds du Bodhisattva… Et les divinités dont c’étaient les images, toutes, se montrant en versonne, chantèrent un hymne (en son honneur)… Et à l’occasion de cette manifestation du Bodhisattva lors de son entrée dans le temple des dieux, trente-deux centaines de mille de divinités reçurent la vocation de la suprême et parfaite Illumination. Telle fut la cause, telle fut la raison que le Bodhisattva avait en vue quand il fut conduit au temple des dieux.

Nul ne songera à contester que, réduit à sa plus simple expression et, pour ainsi dire, à l’état brut, le fond des deux récits ne soit pareil : dans l’un comme dans l’autre les images des anciens dieux doivent s’incliner devant la supériorité du petit enfant qui sera l’instaurateur d’une religion nouvelle. Cependant leur lecture ne montre pas seulement que sur aucun point les circonstances accessoires ne se ressemblent : trait de plus grande conséquence, et en l’espèce décisif, les intentions des deux narrateurs se révèlent diamétralement opposées. Les idoles égyptiennes, précipitées de leurs socles par une force hostile autant que surnaturelle, mordent la poussière pour ne plus se relever : car ce sont de faux dieux dont le Christ est venu abolir à jamais le culte. Au contraire, les divinités de l’Inde reçoivent de l’Enfant-Bouddha une visite de politesse, et c’est en toute spontanéité qu’elles s’empressent de prévenir son hommage par les leurs. Si elles se prosternent devant lui, ainsi qu’il convient, c’est pour se redresser aussitôt et reprendre sur leurs autels leurs places accoutumées : car le Prédestiné est « venu comme il est venu » aussi bien pour le salut des dieux que pour celui des humains. Ainsi l’on s’aperçoit que les deux passages cités ne diffèrent pas moins dans leur esprit que dans leur lettre. C’est indépendamment l’un de l’autre que leurs auteurs ont projeté dans le passé, chacun en conformité avec ses propres croyances religieuses, la préfiguration d’événements en voie de s’accomplir sous leurs yeux. Le contraste entre les deux légendes s’accentue encore plus nettement si l’on poursuit leurs prolongements à travers les représentations qu’en donnent les iconographies médiévales. Le miracle chrétien reparaît en effet dans toutes les séries peintes ou sculptées consacrées aux scènes de l’Enfance, et le xiiie siècle a fini par le figurer de façon presque hiéroglyphique, par deux idoles tombant de leur piédestal et se brisant irrémédiablement par le milieu[20]. Lorsque au viie siècle — une douzaine de siècles également après le Bouddha — le pèlerin chinois Hiuan-tsang visita, en dehors de la porte de Kapilavastou, le temple qui était censé avoir été le théâtre du miracle bouddhique, il eut sous les yeux un spectacle bien différent. Quand, relate-t-il, lors du retour du jardin de Loumbinî, le Bodhisattva, encore dans ses langes, fut apporté dans le temple, la statue se leva pour lui rendre hommage et elle se rassit quand on l’emporta ; et c’est pourquoi l’on voit dans ce temple une image de pierre dans l’attitude de quelqu’un qui se lève pour saluer. Les vieux imagiers de l’Inde comme ceux de nos cathédrales avaient parfaitement saisi et traduit aux yeux le sens intime de leur propre tradition.

La comparaison des deux textes appellerait encore bien d’autres remarques. Le scénario du miracle dans l’Évangile apocryphe trahit une insigne maladresse dans sa recherche de la vraisemblance historique ; mais, en revanche, si l’on se demande où l’épisode s’introduit le plus naturellement, il n’est pas douteux que ce ne soit dans la légende judéo-chrétienne. L’invention de la chute des idoles égyptiennes est visiblement sortie de la parole prophétique d’Isaïe qu’il s’agissait de réaliser à tout prix, et plonge par ses racines dans le passé hébraïque ; nous n’avons rien à chercher au delà. Devant le texte sanskrit, tout au contraire, nous n’arrivons pas au bout de nos étonnements. La justification que le rédacteur croit devoir nous donner en fin de chapitre de cette précoce exhibition par le Bodhisattva de sa puissance surnaturelle, même si l’on fait abstraction de l’extravagance des chiffres, est trop édifiante pour être convaincante, et se répète d’ailleurs en d’autres occasions[21]. Par ailleurs, à la surprise d’entendre un bouddhiste nous parler d’une « présentation au temple » du futur Bouddha, s’ajoute celle d’en lire une description qui correspond trop bien à notre propre façon de concevoir les choses pour paraître naturelle sous le calame d’un Indien. Que celui-ci multiplie à plaisir le nombre des adorateurs divins de son Maître, cela est de règle. Ce qui ne l’est pas, c’est que, dans son désir de perfectionner le prodige, il fasse intervenir d’abord leurs images et que, contre toute vraisemblance, il les fasse cohabiter dans la cella d’un même sanctuaire ; c’est ensuite qu’à ces statues, déclarées par lui inconscientes, il prête un sens si prompt des bienséances ; c’est enfin qu’il fasse si nettement la distinction entre elles et les divinités qu’elles représentent, au point de se croire obligé de faire corroborer par les cantiques de celles-ci le muet hommage de celles-là. Où a-t-il acquis une telle familiarité avec le culte des idoles en même temps qu’une telle liberté d’esprit à leur endroit ? À la mentalité dont ces innovations comme ces scrupules témoignent on ne peut s’empêcher de chercher une explication du côté du pays qui fut toujours le moins indien de l’Inde et le plus ouvert aux influences étrangères — nous voulons dire le Gandhâra, à l’extrême pointe de la frontière du Nord-Ouest de la péninsule, sur la grand-route terrestre qui la reliait avec le monde méditerranéen. Là seulement la diffusion attestée dès le début de notre ère des cultes de lâtrie et la multiplication des statues permettraient de rendre un compte satisfaisant de ce curieux chapitre viii du Lalita-vistara. Quand ensuite nous cherchons vainement la figuration de cette scène dans le répertoire gandhârien et que d’autre part nous apprenons que ce chapitre relativement très bref manque dans les vieilles traductions chinoises de l’ouvrage, la tentation est grande de le considérer, au moins dans sa teneur actuelle, comme une interpolation tardive. Sur ce point, comme sur bien d’autres, nous ne pouvons arriver à une certitude absolue ; mais en tout état de cause, une observation subsiste : quand pour la première fois nous entrevoyons la possibilité d’une influence, celle-ci devrait être portée à l’actif de l’Occident et non de l’Orient.

VII. L’horoscope. — Le roi Çouddhodana n’est pas plus tôt rentré dans son palais que son premier soin est de faire tirer l’horoscope du nouveau-né. Une fois de plus il semble que les textes nous rapportent un fait réel ; mais cette fois nous ne percevons dans la teneur d’aucun d’eux la moindre dissonance étrangère — nous voulons dire rien qui détonne avec ce que nous croyons savoir du vieux folklore indien. Non que la pratique en question, encore courante chez nous au xvie siècle dans toutes les nobles maisons, soit le moins du monde particulière à l’Inde ; mais tout, dans la description qu’on nous en donne, se passe selon des rites qui appartiennent en propre à sa haute antiquité. Tout d’abord il ne faut pas entendre ici par horoscope une opération astrologique, mais simplement, dans le sens le plus large du mot, une prédiction concernant l’avenir d’un enfant, sans qu’il soit besoin de consulter à ce propos la position des astres au moment de sa naissance. Assurément la tradition a fini par fixer la date de la Nativité du Bouddha au mois de vaiçâkha (avril-mai) et par s’inquiéter des astérismes régnant à cette époque de l’année. Mais les vieux devins brahmaniques auxquels il est fait appel pour le Bodhisattva n’étaient pas encore de véritables astrologues : ils se contentaient d’être des diseurs de bonne aventure[22]. Ainsi que l’indique leur nom, leur métier était d’observer les signes corporels du sujet soumis à leur expertise et de pronostiquer d’après eux la destinée qui l’attendait. Ceci est le premier point à retenir.

Seconde question : comment procédaient-ils ? — D’une façon fort méthodique. Conformément au génie systématique des vieux théoriciens indiens, ces différents signes, tous purement physiques, avaient été classés, numérotés et répartis entre deux séries, d’une part celle des trente-deux marques caractéristiques principales et de l’autre celle des quatre-vingts indications secondaires, celles-ci n’étant d’ailleurs qu’une reprise plus détaillée de celles-là[23]. Il suffisait donc de se reporter successivement aux différents item du catalogue constitué par la mise bout à bout de ces deux listes et de les rechercher un à un sur le patient — à peu près comme tant de touristes passent leur temps à vérifier sur les monuments les indications de leur guide. On constatait ainsi tour à tour si le nouveau-né avait ou non un large crâne bien arrondi ; des cheveux noirs moirés et bouclant tous vers la droite ; un front large et uni ; un petit cercle de poils entre les sourcils ; des yeux noirs ; quarante-deux dents blanches, toutes égales ; une langue longue et flexible, une mâchoire de lion ; une peau fine et dorée ; des épaules bien tournées… ; et ainsi de suite, en continuant par la largeur de sa poitrine, la longueur de ses bras qui doivent lui tomber jusqu’aux genoux, et l’élégance de ses jambes de cerf, pour finir par ses doigts de pieds. Cette première inspection achevée, on la recommençait en sens inverse, à l’aide et dans l’ordre des quatre-vingts caractères secondaires, depuis les ongles des orteils jusqu’au sommet de la tête. Nous épargnerons au lecteur ces énumérations fastidieuses : il lui suffit de savoir que l’enfant qui réunissait tous ces signes particuliers — et tel fut naturellement le cas de Siddhârtha — ne pouvait que devenir un « grand homme[24] ».

En troisième lieu (soyons, nous aussi, méthodiques) il ressort de ce qui précède, ainsi que l’a bien vu Émile Senart, que le catalogue des signes et sous-signes n’est ni de l’invention ni de la composition des bouddhistes et qu’il existait antérieurement à l’emploi qu’ils en ont fait. Loin de s’en cacher leurs Écritures insistent pour le ranger au nombre des vieux manuels techniques des brahmanes. Il n’en reste pas moins que c’est eux qui, en l’appliquant point par point à la personne de leur Maître naissant, nous en ont fait connaître tout l’essentiel, — à nous et avant nous, à leurs innombrables convertis de l’Asie centrale et Extrême-orientale. Aussi était-il inévitable qu’avec le temps il ait fini par être considéré comme faisant partie intégrante des Écritures bouddhiques. Quand enfin le moment vint, quatre ou cinq siècles après la mort du Maître, de concevoir et de dessiner ou modeler ses images, en l’absence de tout document et de tout souvenir précis, les fidèles furent trop heureux de se reporter à cette énumération de toutes les marques de beauté et de grandeur. C’est alors et c’est ainsi que celle-ci en vint à être considérée comme une description, non plus du Bouddha naissant, mais du Bouddha parfaitement accompli, et que le manuel divinatoire se mua en une sorte de mémento iconographique. C’est bien comme tel que Tibétains et Chinois l’ont présenté aux premiers exégètes européens. Mais, par un quiproquo riche d’absurdes conséquences, cela revenait à appliquer, de gré ou de force, à un adulte le dénombrement des perfections physiques d’un enfantelet. On devine à l’avance les difficultés d’interprétation que cette confusion, encore que commise de bonne foi, devait fatalement entraîner à sa suite. Des singulières théories dont elle est la source responsable, certaines sont depuis longtemps tombées sous le ridicule, telles que celle relative à « l’origine africaine » du Bouddha (et en effet ne nous était-il pas décrit comme ayant des cheveux crépus à la façon d’un nègre ?) ; d’aucunes sont encore courantes, à l’heure actuelle, telles que les fables relatives à la « bosse de sagesse » dont serait surmonté le crâne du Bienheureux. Comme nous ne nous occupons pas ici des origines du type consacré des idoles du Bouddha, nous n’avons pas à traiter des questions, embrouillées à plaisir, que cette méprise initiale a engendrées, d’autant qu’on les trouvera discutées ailleurs[25] : mais peut-être n’était-il pas superflu de mettre le lecteur en garde contre des préjugés encore trop répandus.

Quand, munis de ces informations, nous revenons aux récits qui nous sont donnés de l’horoscope, nous ne serons pas autrement surpris de constater que, par leurs exagérations comme par leurs flottements, nos auteurs réussissent une fois de plus à dénaturer un fait dont la banalité même semblait garantir l’historicité. Bien entendu aucun d’eux n’a consenti à se contenter de la consultation demandée par le roi Çouddhodana aux astrologues professionnels que, tels les Valois, il est censé entretenir à sa cour, et qui lui ont déjà fourni, lors de la Conception, l’interprétation du songe de la reine. Leur méfiance à l’égard du verdict de ces brahmanes nous est d’ailleurs expliquée de façon assez ingénieuse. Les signes symptomatiques dont il vient d’être question, s’ils présagent sûrement la grandeur future du nouveau-né, ne suffisent pas à définir de façon certaine le genre de haute fortune qui l’attend. Comme aurait dit notre Moyen Âge, il se peut qu’il devienne à volonté l’une ou l’autre « des deux moitiés de Dieu, le pape et l’empereur ». En langage indien, on lui laisse le choix entre le rang de Monarque universel et celui de Bouddha parfait. Aussi n’a-t-on pas manqué de rappeler à ce propos le double aspect, que selon l’attente de tels ou tels de ses adeptes, est susceptible de revêtir le Messie judéo-chrétien, celui de Souverain théocratique ou celui (non moins fulgurant, mais de couleur morale et non plus politique) de Juge et de Rédempteur. Les pronostiqueurs brahmaniques, à l’examen desquels le Bodhisattva est d’abord soumis par son père, sont incapables de choisir entre deux conjectures également fondées. On recourt donc aux dieux pour déterminer celle qui doit en fait se réaliser. Mais parfois les dieux eux-mêmes restent hésitants entre les deux éventualités possibles. Il faut alors qu’un vieux rishi descende tout exprès de son ermitage montagnard pour fixer définitivement les idées de la famille[26]. Cette dernière version est celle qui est finalement devenue la plus populaire, ainsi que le prouvent les nombreuses représentations que nous en possédons. Pour Hiuan-tsang, il n’y a plus de doute : bien qu’il n’ignore pas l’existence des autres augures, c’est le rishi Asita qui seul fut assez clairvoyant pour prédire de façon ferme la destinée du Bodhisattva.

VIIILa prédiction d’Asita. — Tournons-nous donc à présent vers ce saint et sagace personnage. Le nom de rishi évoque à l’esprit des Indiens quelque chose d’analogue à ce que nous appelons un patriarche — mais un patriarche sans postérité, conçu comme un de ces sages ascétiques que l’Inde a connus bien des siècles avant qu’il n’y en eût en Thébaïde. Asita vit avec son neveu et disciple Naradatta, l’un dit sur l’Himâlaya, l’autre sur les monts Vindhyas. Les prodiges qui accompagnent la Nativité et les joyeuses allées et venues des dieux ne sauraient échapper à sa perspicacité surnaturelle. Ou bien il s’informe auprès des divinités des motifs de leur allégresse, ou bien son don de vision divine lui permet du haut de sa montagne d’en découvrir immédiatement la raison. Grâce à un autre mystérieux pouvoir également attaché à sa transcendante sagesse, il prend son essor et se transporte à travers les airs au palais de Çouddhodana : car l’un des privilèges constants des saints indiens est de voler ainsi à leur gré sans avion et même sans ailes. Son neveu (on ne nous dit pas comment, mais nous savons par ailleurs de quelle façon ces choses se passent) l’accompagne dans son vol, accroché à un coin de son manteau[27]. Bientôt introduit près du roi, il demande à voir le nouveau-né, le prend entre ses bras et, dans un saint transport, se met à prophétiser… Nous ne ferons aucune difficulté pour le reconnaître : si les célestes gambades des « fils-de-dieux » ne rappellent que de très loin le chœur des anges qui pendant la nuit de Noël alertèrent les bergers de Bethléem, en revanche les faits et gestes d’Asita sont étonnamment conformes à ceux que l’Évangile selon st Luc prête au vieillard Siméon : ce dernier n’a-t-il pas, lui aussi, pris entre ses bras l’Enfant-Jésus et salué en lui le futur Sauveur du monde ? Il ne reste plus, semble-t-il, qu’à se demander lequel de ces deux saints vieillards a copié l’autre : question que chacun aura vite fait de résoudre au gré de ses partialités ou de ses préventions… Ce serait aller un peu vite en besogne. Il ne suffit pas en pareil cas de s’en fier à des souvenirs plus ou moins superficiels : il faut aller jusqu’au fond des choses, en d’autres termes se reporter directement aux sources. Plus frappant paraît être ici l’accord entre les deux traditions, la bouddhique et la chrétienne, et mieux nous apprendrons par cette nouvelle expérience à quel point les plus séduisantes apparences peuvent induire parfois en erreur. Que nous dit en effet le Lalita-vistara ?

En ce temps-là le grand rishi Asita demeurait sur le versant de l’Himâlaya, le roi des montagnes, en compagnie de Naradatta, le fils de sa sœur, et il était doué des cinq facultés surnaturelles. Dès la naissance du Bodhisattva il aperçut nombre de merveilles, de prodiges et de miracles. Dans le firmament les Fils-de-dieux, pleins d’allégresse, couraient çà et là, en agitant leurs écharpes[28]. À cette vue il se dit : « Allons, il faut que je regarde autour de moi. » Embrassant de son regard divin l’ensemble de l’Inde, il s’aperçut que dans la grand-ville qui porte le nom de Kapila, dans la maison du roi Çouddhodana, était né un petit prince resplendissant de cent splendeurs sacrées, loué de tout l’univers, ayant le corps orné des trente-deux marques caractéristiques du grand homme. Et, l’ayant vu, il s’adressa au novice Naradatta : « Sache-le, ô novice, dans l’Inde vient d’apparaître un grand trésor. Dans la grand-ville de Kapilavastou, dans la maison du roi Çouddhodana est né un petit prince resplendissant de cent splendeurs sacrées, loué de tout l’univers, doté des trente-deux marques caractéristiques du grand homme. Et s’il persiste à demeurer dans la maison (entendez : s’il mène la vie laïque), il deviendra un Monarque souverain du monde, chef d’une grande armée en quatre corps[29], victorieux, juste, un vrai roi de la Loi, dévoué à son peuple, plein d’héroïsme et possesseur des sept joyaux. Et en outre il possédera mille fils, tous guerriers vaillants, héroïques, beaux de leur personne, écraseurs des armées ennemies. Toute la circonférence de cette terre jusqu’à l’Océan qui l’entoure, sans avoir à recourir aux pénalités ni à la guerre, après l’avoir conquise et soumise, il régnera sur elle par droit de suprême seigneurie. Si au contraire il quitte la maison pour embrasser la vie errante (entendez : s’il se fait religieux) il deviendra le Prédestiné, le Saint, le parfaitement Illuminé, le Guide que nul autre ne guide, le Précepteur du monde, le parfait Bouddha. C’est pourquoi nous allons tous deux lui rendre visite. » Et alors le grand rishi Asita, en compagnie de son neveu Naradatta, s’élançant du firmament comme le ferait un cygne, se rendit en volant à la grand-ville de Kapilavastou. Aussitôt arrivé, il résorba son pouvoir magique, entra pédestrement dans la grand-ville de Kapilavastou, et se rendit à l’endroit où se trouvait la résidence du roi Çouddhodana : s’y étant rendu, il se tint debout à la porte.

Cependant le grand rishi Asita vit qu’à la porte du roi Çouddhodana plusieurs centaines de milliers de personnes s’étaient rassemblées. Alors le grand rishi Asita, s’étant approché du gardien de la porte, lui dit : « Hé, l’homme, va faire savoir au roi Çouddhodana qu’un rishi se tient à sa porte. — Bien », dit le portier, et, docile à la parole du grand rishi Asita, il se rendit près du roi Çouddhodana ; s’y étant rendu, il le salua[30] et lui dit : « Sachez-le, Sire, un très vieux rishi, usé par l’âge, se tient à la porte, et voici ses paroles : « Je suis désireux de voir le roi. » Et le roi Çouddhodana, ayant fait préparer un siège pour le grand rishi Asita, dit à l’homme : « Que le rishi entre. » Et cet homme, étant sorti du palais royal, dit au grand rishi Asita : « Entre. »

Et alors le grand rishi Asita se rendit près du roi ¨csouddhodana : s’y étant rendu, il se tint debout devant lui et lui dit : « Sois victorieux, à grand roi, aie un long règne, gouverne selon la justice. » Et le roi Çouddhodana, ayant rempli à l’égard du grand rishi Asita les devoirs de l’hospitalité et lui ayant fait le meilleur des accueils, l’invita à s’asseoir[31] ; et, le sachant confortablement assis, avec respect et vénération il lui dit : « Je ne me souviens pas, ô rishi, de t’avoir déjà vu ; pourquoi donc es-tu venu et dans quel dessein ? » Ainsi interpellé, le grand rishi Asita répondit au roi Çouddhodana : « Il t’est né un fils, ô grand roi ; ce qui m’amène c’est le désir de le voir. » Le roi dit : « Le petit prince dort, ô grand rishi ; prends patience un instant jusqu’à ce qu’il se lève. » Le rishi dit : « De tels grands hommes, ô grand roi, ne dorment pas longtemps ; de tels hommes de bien veillent d’habitude. »

Cependant, le Bodhisattva, par condescendance pour le grand rishi Asita, donna un signe de réveil. Et alors le roi Çouddhodana, ayant avec toutes précautions pris dans ses deux mains le petit prince Sarvârthasiddha, le présenta au grand rishi Asita. Et quand celui-ci, ayant contemplé le Bodhisattva, eut vu qu’il avait le corps orné des trente-deux marques caractéristiques du grand homme et des quatre-vingts signes secondaires, que sa beauté surpassait celle de Çakra, de Brahma et des Gardiens du monde, que son éclat surpassait celui de cent mille soleils et qu’il était beau de tous ses membres, il lui échappa cette exclamation : « En vérité c’est une merveilleuse personnalité qui est apparue en ce monde ! » Se levant de son siège et saluant, il tomba aux pieds du Bodhisattva ; puis, après avoir tourné autour de lui en le gardant à main droite, il le prit dans son giron et entra en méditation[32]

[Nous supprimons ici une maladroite interpolation de quelques lignes qui, pour mieux tirer les choses en longueur à coups de répétitions, réserve encore la question du choix de l’enfant entre les deux voies qui s’ouvrent devant lui ; la suite prouve qu’Asita n’a déjà plus le moindre doute à ce sujet.]

Et là-dessus il se mit à gémir et à verser des larmes et à pousser de profonds soupirs[33]. Et à cette vue le roi Çouddhodana, frissonnant de tous ses pores, en grande hâte, le cœur plein d’affliction, dit au grand rishi Asita : « Pourquoi est-ce donc, ô rishi, que tu gémis, que tu verses des larmes et que tu pousses de profonds soupirs ? Pourvu que rien ne menace l’enfant ! » Ainsi interpellé, le grand rishi Asita dit au roi Çouddhodana : « Ô grand roi, ce n’est pas sur le petit prince que je pleure, et rien ne le menace. Non, c’est sur moi-même que je pleure. — Et pourquoi cela ? — C’est que, grand roi, je suis déjà très vieux et tout usé par l’âge ; or, immanquablement, le petit prince Sarvârthasiddha s’illuminera de la suprême et parfaite Illumination, et, devenu parfaitement Illuminé, il fera tourner la roue sans pareille de la Loi, cette roue que nul autre en ce monde, ni moine, ni brahmane, ni divinité n’a encore fait tourner. Pour le bien, pour le bonheur du monde, y compris les dieux, il enseignera la Loi, salutaire en son commencement, salutaire en son milieu, salutaire en sa fin, et révélera aux êtres une pratique morale avantageuse, intelligible, unique, complète, parfaitement claire et pure. En suite de quoi les êtres soumis par nature à la nécessité de la renaissance seront délivrés de la renaissance, et, du même coup, de la vieillesse, de la maladie, du chagrin, de la plainte, de la douleur, du désespoir, de l’épuisement. Les êtres brûlés par le feu du désir, de la haine et de l’égarement, il les rafraîchira par l’ondée de sa Bonne-Loi. Les êtres égarés par la séduction des fausses doctrines et engagés dans un mauvais chemin, il les remettra dans le droit chemin, le chemin du Nirvâna. Les êtres emprisonnés dans la cage de la transmigration, ligotés dans les liens des passions, il les délivrera de leurs liens. Les êtres aveuglés par la taie des obscures ténèbres de l’ignorance, il leur dessillera l’œil de la sapience. Les êtres blessés par les dards des passions, il leur extirpera ces épines. De même, ô grand roi, qu’une fleur de ficus glomerata[34] n’apparaît qu’à de longs intervalles dans le monde, de même, ô grand roi, ce n’est qu’à de longs intervalles, après beaucoup de millions de myriades de millions d’æons, que les Bienheureux Bouddhas apparaissent dans le monde. Or ce petit prince, immanquablement, s’illuminera de la suprême et parfaite Illumination, et, devenu le parfaitement Illuminé, il fera passer des centaines de milliers de millions de myriades de millions d’êtres à l’autre rive de l’océan des transmigrations et les établira dans l’absence de mort. Et quand je me dis que je ne verrai pas cette perle des Bouddhas, c’est alors, ô grand roi, que je pleure et que, le cœur plein d’affliction, je soupire profondément. »

[Suivent les énumérations des trente-deux caractères principaux et des quatre-vingts signes secondaires présentés par l’enfant et la conclusion inévitable se répète : « Immanquablement, il entrera en religion. »]

Et alors le roi Çouddhodana, ayant entendu de la bouche du grand rishi Asita cette prédiction au sujet du petit prince, content, ravi, transporté de joie, plein de satisfaction et d’allégresse[35], se leva de son siège et, tombant aux pieds du Bodhisattva, prononça cette stance :

« Toi que les dieux avec Indra adorent,
Toi, l’objet des hommages des rishis,
Toi le médecin de tout cet univers,
Seigneur, moi aussi, je t’adore. »

Puis le roi Çouddhodana rassasia le grand rishi Asita ainsi que son neveu Naradatta avec la nourriture qui convenait, et, les ayant nourris et vêtus, il fit le tour de leurs personnes en les tenant à main droite. Et alors le grand rishi Asita, grâce à son pouvoir magique, s’en alla par la voie des airs et s’en retourna à son ermitage[36].

Comparez à présent ce que nous dit, avec infiniment moins de verbosité, l’Évangile selon st Luc :

« Or il y avait à Jérusalem un homme dont le nom était Siméon. Cet homme était pieux et juste, il attendait la consolation d’Israël et l’Esprit saint était sur lui. Et il lui avait été révélé par le Saint-Esprit qu’il ne verrait pas la mort avant d’avoir vu le Christ du Seigneur. Il vint donc au temple dans l’esprit ; et comme les parents apportaient l’Enfant-Jésus pour accomplir à son égard les prescriptions de la Loi, il le prit entre ses bras, bénit Dieu et dit : « Maintenant, Seigneur, tu laisses aller en paix ton serviteur selon ta parole : car mes yeux ont vu ton salut que tu as préparé pour être à la face de tous les peuples la lumière qui doit éclairer les nations et la gloire de ton peuple d’Israël. » Et son père Joseph et sa mère étaient dans l’admiration des choses qu’on disait de lui[37]… »

Vous avez lu, et, à mesure que vous lisiez, vous avez vu les analogies se dissiper et nombre de divergences s’installer à leur place. Tout d’abord le cadre comme les circonstances des deux entrevues sont nettement différents, et d’ailleurs, dans les deux cas, également vraisemblables ; mais ceci ne serait rien. Ce qui compte et tranche la question, c’est que, si les gestes des deux vieillards sont pareils, leurs attitudes mentales sont directement contraires. Asita pleure, alors que Siméon se réjouit ; le premier se désole de devoir mourir trop tôt, le second entonne un cantique d’allégresse parce qu’il a vécu assez tard ; et le contexte prend soin de justifier la joie de l’un comme la tristesse de l’autre. Tout compte fait, le rapport entre les deux épisodes se résume en ceci qu’un vieillard inspiré, tenant dans ses bras un enfant prédestiné, prophétise devant ses parents émerveillés l’avènement d’un Sauveur du monde. Assurément nul ne disconviendra que cette analogie ne soit un fait intéressant à relever : mais qui ne voit qu’ici et là nous avons affaire à un incident quasiment obligé de la légende ? Comment la piété des fidèles aurait-elle pu admettre que la merveilleuse destinée des fondateurs des deux plus grandes religions de notre planète n’ait pas été, pour qui savait voir, visible dès leur berceau ? Et la perspicacité nécessaire pour pressentir cette prédestination surnaturelle, à qui en faire honneur sinon à quelque saint vieillard ? Ainsi l’accord de fond entre les deux prédictions reste purement théorique, tandis que le désaccord s’avère complet entre les termes de leurs rédactions. Qu’il y ait entre elles un rapport, qu’il y ait même parallélisme, cela est indéniable ; mais nulle part nous ne trouverons matière à un rapprochement véritable ni prétexte à recoupement.

C’est ici qu’intervient, pour nous contredire, une ingénieuse hypothèse. Pour démontrer un emprunt entre deux textes donnés, il n’est pas toujours nécessaire d’y signaler de longues correspondances littérales. Point n’est besoin de phrases entières ; la simple répétition d’un seul terme, pourvu qu’il soit naturel et intelligible dans l’un, et au contraire inattendu et malaisément explicable dans l’autre, suffit parfois à dénoncer le plagiat. Or, dans le cas présent, cette preuve démonstrative que nous avons vainement cherchée, d’autres ont cru l’avoir décelée ; et, toute minime qu’elle soit, elle emporte à leur avis la conviction. Quand les Soutra nous racontent que le rishi Asita se transporte par l’air ou « l’atmosphère » (vihâyasâ), nous sommes libres de ne pas les en croire ; mais le sens de cette expression, confirmée par une superstition indienne courante, est parfaitement limpide, même pour nous autres Européens. Au contraire, quand nous lisons dans l’Évangile que le vieillard Siméon s’en vint « dans l’esprit » (in spiritu ou en pneumati), qu’est-ce que cette obscure façon de parler peut bien vouloir dire ? Avouez loyalement que vous n’y entendez goutte. Mais si vous remarquez que la signification primitive du grec pneuma comme de son équivalent latin spiritus est « souffle, haleine, vent », et qu’elle rejoint ainsi celle du sanskrit vihâyas, aussitôt tout s’éclaire. Le mot doit être pris au pied de la lettre, dans son acception purement physique et non vaguement spirituelle, et il faut comprendre que le vieillard Siméon s’est rendu au temple de Jérusalem de la même manière que le rishi Asita au palais de Kapilavastou, c’est-à-dire par la voie de « l’air ». Rien ne serait même plus évident ni plus simple si nos saints passaient pour avoir les mêmes facultés et habitudes aérostatiques que leurs confrères indiens. Mais, comme chacun sait que tel n’est pas le cas, l’insertion dans notre légende de ce détail insolite constitue à elle seule un témoignage accablant contre son originalité. Certes l’évangéliste a considérablement abrégé et soigneusement démarqué, pour l’adapter à sa nouvelle ambiance, la version parvenue jusqu’à ses oreilles de la Prédiction d’Asita : mais il n’a pas voulu sacrifier un détail frappant et qui rehaussait singulièrement la couleur miraculeuse de l’épisode. Du même coup, il s’est trahi lui-même et nous a livré la trace indélébile, et comme l’aveu écrit de son larcin…

Le raisonnement est impeccable et la conclusion serait irrésistible, si du moins les prémisses étaient justes : mais le sont-elles ? Pour parler net, est-il vraiment exact que l’expression en pneumati n’ait dans le grec de nos Évangiles aucun sens satisfaisant et se suffisant à lui-même ? Tous les spécialistes s’accordent à contester pareille assertion. Selon eux, l’expression, qui revient dans plusieurs passages, désigne partout non un « souffle » matériel, mais, au figuré, par une extension naturelle du sens primitif, une sorte d’ « inspiration » psychologique. Que Siméon soit allé au temple « dans l’esprit », cela veut dire simplement, comme certains traduisent, qu’il s’y est rendu « poussé par l’esprit », sous l’empire d’une certaine incitation tout intérieure, à la mode des prophètes hébraïques, et non pas sur l’aile des vents, à la façon d’un rishi indien. Ainsi s’évanouit notre dernière chance d’établir entre les deux prédictions aucun lien historique, sous la forme d’un emprunt littéral et vérifiable. Une fois de plus il nous faut répéter notre refrain : même dans les occasions qui paraissent se prêter le mieux à un rapprochement entre le christianisme et le bouddhisme, nous ne pouvons que constater l’indépendance de leurs traditions.

IX. La mort de Mâyâ. — Autant les deux religions se rencontrent dans l’usage qu’elles font pour leur propagande des vieux sages héritiers des croyances antérieures, autant nous allons voir qu’elles divergent sur le sort qu’il leur a plu d’assigner à la mère de leur Sauveur. À la vérité toutes deux ont pris le même soin de la diviniser après sa mort. Tandis que l’humble Vierge Marie a été transformée en une sorte de reine du paradis où elle est montée retrouver son fils, la reine Mâyâ est censée résider actuellement au deuxième ou quatrième étage des cieux — les uns disent dans celui déjà nommé des dieux « Satisfaits », les autres disent dans celui sur lequel règne Indra et qui, à la façon d’un club de milliardaires américains, porte l’appellation baroque de ciel des « Trente-trois[38] ». Mais même cette unique similitude apparente recouvre deux cas bien différents. L’Assomption de la Vierge est un miracle, juste mais exceptionnelle récompense de tout ce qu’elle a souffert ; la renaissance céleste de Mâyâ et sa promotion concomitante au sexe masculin ne sont que la résultante obligée des mérites qui lui ont déjà valu l’honneur d’être la mère élue du Bodhisattva. Aussi n’est-elle devenue l’objet d’aucun culte particulier pareil à celui que le monde catholique a voué à la Sainte Vierge. La personnification de l’éternel féminin qui reçoit toujours les hommages de l’Asie bouddhique et dont les images extrême-orientales rappellent aux Européens surpris leur type de la « Madone à l’enfant[39] », est une tout autre déité. Il ne va être que plus curieux de déceler sous toutes ces discordances, exactement comme sous les concordances de tout à l’heure, le jeu des mêmes scrupules et des mêmes aspirations.

Tandis que la Vierge Marie survit bien des années à la naissance et même à la mort de son fils, la reine Mâyâ, à en croire l’unanimité des bouddhistes, meurt sept jours après la mise au monde du Bodhisattva. Sur ce point tous les textes sont d’accord, et rien n’est en soi plus vraisemblable. En dépit des progrès de l’asepsie, il ne manque pas de jeunes mères qu’une fièvre puerpérale emporte quelques jours après leur accouchement ; et les conditions improvisées de l’enfantement de Siddhârtha, survenu au cours d’une promenade champêtre, renforcent encore cette présomption. Mais livrez le fait le plus ordinaire, le plus naturel, le plus simple aux spéculations des exégètes et des théologiens ; si, par malheur pour lui, il est isolé et sans garants, vous le verrez promptement se dissoudre et s’évaporer sans laisser de trace. La question du décès de Mâyâ va encore nous permettre de suivre pas à pas le processus de cette opération trop fréquente qui, sous prétexte de sublimer la réalité, aboutit à la volatiliser. Bien entendu, nous laisserons de côté les mythologues qui en toute occasion sont coutumiers de cette façon de faire et qui, dans leurs cabinets de travail transformés en laboratoires de chimie spirituelle, croient avoir réussi à dissiper en fumée la personnalité du Christ aussi bien que celle du Bouddha. Avec eux la démonstration serait trop facile ; car que reste-t-il des brouillards de l’aurore dès que le soleil est monté sur l’horizon ? Non, n’utilisons que les Écritures bouddhiques, pour qui la reine Mâyâ n’est pas le prête-nom de la brume matinale, mais une femme en chair et en os, et voyons leurs rédacteurs aux prises avec l’obligation qu’ils s’imposent à eux-mêmes de toujours alléguer une raison édifiante à l’appui de chaque incident de leur légende. À cette nécessité pour eux primordiale s’ajoute dans le cas présent celle de disculper à tout prix l’Enfant-Bouddha de l’accusation d’avoir coûté la vie à sa mère, et c’est ainsi que tour à tour ils se présentent en qualité d’explicateurs et d’avocats[40] :

Première thèse (c’est un vieux moine au cœur dur qui parle) : Les choses se sont passées ainsi parce qu’elles ne pouvaient pas se passer autrement. C’est une règle absolue que la mère d’un Bouddha meure sept jours après la nativité de son fils : celui-ci n’en est en rien responsable. Bien mieux, lors des Investigations qui précédèrent sa dernière renaissance, le Bodhisattva, prévoyant puisque omniscient, a pris soin de choisir pour s’y incarner le sein d’une femme qui n’avait plus exactement que dix mois et sept nuits (sic) à vivre. Que peut-on lui reprocher ?

Deuxième argument, dû à un théologien plus délicat et plus subtil : Pourquoi la reine Mâyâ est ainsi morte prématurément ? — C’est qu’il eût été peu convenable qu’elle reprît sa vie conjugale : « Eh quoi, aurait-on dit, le Bienheureux dans sa prédication proscrit les plaisirs de l’amour, et pendant ce temps-là sa mère se livrerait à la volupté… » C’est là chose inadmissible. — Un autre n’est pas moins explicite : « C’est parce que le sein qui a été une fois occupé par le Bodhisattva, pareil au sanctuaire d’un temple, ne doit plus avoir d’autre occupant. » Bref, la femme qui a eu le suprême honneur de mettre au monde un futur Bouddha ne saurait plus être désormais ni épouse ni mère.

Cette seconde raison a paru trop tranchante au rédacteur du Lalita-vistara qui a préféré, pour clore le débat, en alléguer une troisième de son cru : « Or, sept nuits après la naissance du Bodhisattva, sa mère, la reine Mâyâ, décéda. Décédée, elle renaquit parmi les Trente-trois dieux. Et vous penserez peut-être : C’est par la faute du Bodhisattva que la reine Mâyâ est morte. En vérité il ne faut pas voir les choses ainsi. Et pourquoi cela ? C’est que le terme extrême de sa vie était arrivé. Des Bodhisattvas du temps passé les mères aussi moururent sept jours après leur naissance. Et pourquoi cela ? C’est que le Bodhisattva, une fois devenu grand et dans la plénitude de sa force, au moment où il quitte sa maison (pour embrasser la vie religieuse) le cœur de sa mère se serait brisé. »

Ainsi vous avez le choix : la mort prématurée de Mâyâ est l’effet soit d’une inexorable fatalité, soit d’une convenance théologique, soit de la clémence du destin. Malheureusement aucune de ces trois raisons, ni la brutale, ni la morale, ni la sentimentale, n’a la moindre valeur historique ; et l’historicité du fait, qui nous était d’abord si clairement apparue, en demeure à jamais obscurcie. Assurément nous sommes toujours certains que Mâyâ est morte : mais nous devons à présent renoncer à savoir au juste à quel moment. Si la première et la troisième raison ne nous en imposent guère, la seconde est profondément troublante. Quelle garantie avons-nous en effet, après ce que nous venons de lire, que les propagandistes bouddhistes ne se soient pas promptement débarrassés de Mâyâ en vue d’écarter une fois pour toutes l’épineuse question toujours fichée au flanc de l’apologétique chrétienne, à savoir celle des frères et sœurs « selon la chair » de Jésus-Christ ? Voyez avec quelle constance inlassable les défenseurs de l’orthodoxie s’attachent depuis st Jérôme à nier l’existence de ces derniers, tant elle leur paraîtrait choquante : pour nous comme pour les Indiens, la mère d’un Sauveur ne doit jamais plus courir le risque de concevoir ni d’enfanter.

Si nous renversons maintenant les termes de l’expérience et que nous passions des données évangéliques à celles des soutra bouddhiques, nous arrivons à des résultats sensiblement analogues. Il faut avouer que les textes chrétiens n’usent guère de ménagements envers la Vierge Marie et qu’ils ne lui épargnent sur terre aucune affliction. Rappelez-vous seulement l’image naïvement symbolique créée par notre Moyen Âge de Notre-Dame des Sept douleurs, au cœur percé de sept glaives. La légende bouddhique s’efforce au contraire, nous l’avons vu, d’atténuer et d’adoucir ce que le sort de Mâyâ a de cruel. Non seulement elle échappe aux chagrins que lui aurait ménagés la vie, mais son apothéose sous une forme masculine la met normalement à l’abri de tout souci terrestre ou maternel ; elle ne devrait même plus avoir désormais aucune relation avec l’enfant de son existence antérieure, sauf au cours de cette saison-des-pluies où le Bouddha, par piété filiale, serait tout exprès monté dans son ciel pour lui prêcher la Bonne-Loi[41]. Ainsi pensent et parlent froidement les docteurs ; mais il leur a bientôt fallu rendre la bride à l’imagination populaire. Non seulement celle-ci se complaît à garder une place à Mâyâ aux côtés du Bouddha devenu grand et même vieux, mais elle continue à l’évoquer, non point sous les traits du dieu que son karma l’a faite, mais toujours sous son aspect féminin et maternel. Bientôt nous la verrons reparaître au moment des terribles austérités auxquelles se soumit le Bienheureux avant sa conquête de l’Illumination : un instant, nous dit-on, les dieux le crurent mort, et aussitôt la « reine Mâyâ » d’accourir, échevelée et tout en larmes. Une légende plus tardive, rapportée par Hiuan-tsang[42], la mêle même aux scènes de l’Ultime trépas. Quand, nous dit-il, le Prédestiné eut été mis au cercueil, le moine Anourouddha, grâce à son pouvoir magique, monta au ciel pour informer la reine Mâyâ de la mort de son fils. Elle descendit aussitôt sur la terre en compagnie de nombreuses divinités et se mit à pleurer devant tout ce qui restait de son enfant, le cercueil, le manteau monastique, le bol à aumônes, le bâton de mendiant, bref toutes les reliques traditionnelles. Et alors, par le divin pouvoir du Bouddha, le couvercle du cercueil se souleva de lui-même et le Bienheureux, resplendissant de lumière, se mit sur son séant et, saluant sa mère, lui adressa quelques paroles de consolation. C’était une nouvelle leçon de piété filiale qu’il léguait ainsi aux générations postérieures, et telle est probablement la raison pour laquelle cet épisode est resté particulièrement répandu en Chine ; de fait c’est seulement par des textes chinois et de superbes peintures sino-japonaises que nous le connaissons. Meais qu’il fût Indien d’origine, nous en avons la preuve, puisque Hiuan-tsang a vu à Kouçinagara le monument commémoratif qui marquait la place où la reine Mâyâ avait pleuré sur son fils mort. La légende bouddhique n’a eu de cesse qu’elle ne l’ait fait assister aux funérailles de son fils, exactement comme la tradition chrétienne aime à se figurer la Vierge debout sur le Calvaire, au pied de la croix sur laquelle « le fruit de ses entrailles » achève d’agoniser.

Que conclure à présent des remarques qui précèdent sinon qu’il peut être instructif et qu’il est émouvant de constater dans des époques, des milieux, des circonstances si dissemblables le travail de tendances si unanimes. Indubitablement c’est un besoin, ici comme là, pour la conscience religieuse, que la mère du Sauveur, qu’elle survive ou non à son enfantement, demeure désormais impollue ; non moins évidemment, c’est une quasi-nécessité, là comme ici, pour la dévotion populaire que d’associer cette mère, qu’elle soit défunte ou encore vivante, aux scènes de la passion et de la mort de son fils. Mais qui ne voit que ces désirs comme ces scrupules agissent de façon tout indépendante et à l’insu les uns des autres ? Si leur inconscient et réciproque effort se trouve atténuer sur certains points les divergences entre les deux traditions bouddhique et chrétienne, il n’entame en rien l’originalité de celles-ci ; il atteste seulement, à travers l’espace et le temps l’unité profonde de l’âme humaine.


  1. LV p. 87.
  2. Tel est le cas de BC I, 10 et cf. ANS p. 49.
  3. St Jérôme, Contre Jovinien : « Traditur quod Buddam, principem dogmatis eorum, e latere suo virgo generârit… ».
  4. LV p. 86 : cf. Mathieu XI 4-6.
  5. V. AgbG fig. 152, 154, etc., Amarâvati B pl. 32, 2 et BBA pl. 3.
  6. Sur le Bain (snânam) v. LV p. 83 l. 21 s., contra p. 93 l. 3 ; MVU II p. 23 l. 4 (= I p. 220 l. 19) contra II p. 24 l. 20 (= I p. 222 l. 12) : BC I, 16 ; NK p. 83 ; Hiuan-tsang J I p. 323, B II p. 24-5, W II p. 14. Cf. AgbG fig. 156-7 (Gandhâra), 209 et 507 (Bénarès) ; Mathurâ pl. 51-2.
  7. Sur les Nâga cf. AgbG II p. 28 s. Upananda est un simple dédoublement de Nanda.
  8. Pour des représentations des Sapta padâni v. AgbG fig. 154-5 et B. Budur fig. 28 (en combinaison avec la douche) Les lotus sous les pas ont disparu de l’éd. Johnston du BC.
  9. NK p. 53 ; cf. les jâtaka nos 546 (Mahosada) et 547. Pour l’histoire de Candragomin v. Târanâtha’s Geschichte des Buddhismus trad. A. Schiefner p. 150. M. P. Demiéville nous signale l’existence d’un « Sûtra développé prêché par le Bodhisattva dans le sein de sa mère » en 38 chapitres, traduit en chinois vers l’an 400 (Taishô no 384).
  10. LV p. 84-5.
  11. On a naturellement saisi là l’occasion de rappeler la descente du Christ aux Limbes et aux Enfers.
  12. Sur le symbolisme des Sept ratna v. É. Senart p. 14 s. ; il en existe une représentation ancienne originaire de Jaggayapeta et reproduite dans Amarâvati B pl. 55, 3.
  13. Sur les saha-jâta v. LV p. 95 et MVU II p. 25 ; cf. AgbG I 316 et fig. 163 v. aussi l’extrait du Dulva dans les Annales du Musée Guimet t. V p. 35 s.
  14. NK p. 54 ; le commentateur joue sur le double sens d’amatya (pâli amacca) à la fois « ministre » et « compagnon », pour inclure Udâyin (alias Kâludâyin) dont il aura besoin plus tard (supra p. 231). V. aussi Life p. 16-7.
  15. Sur Vajrapâṇi v. AgbG II p. 52 s. avec de nombreuses figures.
  16. Sur le Retour du parc de Lumbinî v. MVU II p. 25-6 et LV p. 98 ; cf. AgbG fig. 137 b, 159, 160 a (en litière) et 158 b (sur un char traîné par les lions de Cybèle).
  17. Sur le deva-kula-upanayana v. LV p. 118-120 ; MVU II p. 26 DA p. 391, et cf. Hiuan-tsang J I p. 321, B II p. 23, W II p. 13. Faut-il reconnaître cette scène à Amarâvati B pl. 32, 2 en compagnie de la Conception et de la Nativité ? Cf. B. Budur fig. 33-5.
  18. C. Tischendorf, Evangelia apocrypha (Leipzig, 1853) p. 85.
  19. LV p. 118-20 (nous lisons p. 120 l. 19-20 apekshaka et non upekshaka).
  20. É. Mâle, L’art religieux du xiiie siècle, p. 284. Hiuan-tsang J I p. 321 ; B II p. 23 ; W II, p. 13.
  21. Le Bodhisattva est censé ne « se manifester » qu’en vue du salut des êtres ; cf. la conclusion du ch. x du LV p. 128 l. 11 (supra p. 77).
  22. Ce ne sont pas des jyotisha mais des naimittaka (cf. DA p. 168).
  23. Les 32 lakshaṇa sont pris ici dans le sens de « signe particulier, indice signalétique » qu’ils partagent avec les 80 anu-vyañjana (le préfixe anu⁰ marquant simplement le caractère accessoire de ces derniers).
  24. Sur le mahâ-purusha v. É. Senart p. 87 s. et sur les signes p. 124 s.
  25. Pour une discussion détaillée de ces questions, v. AgbG II p. 278 s.
  26. Sur le brouillamini des horoscopes v. ibid. I, p. 296 et 314 s.
  27. Cf. DA p. 577. — Sur les deux chaînes de montagnes opposées cf. supra p. 93.
  28. Cf. les manifestations de joie des dieux sur les bas-reliefs de Barhut, par ex. pl. 30, 3 (où il sifflent en outre dans leurs doigts à la mode américaine).
  29. Les quatre corps sont l’infanterie, la cavalerie, la charrerie et l’éléphanterie.
  30. Il lui fait l’añjali en élevant à la hauteur de son front ses deux mains réunies, la paume en dessus, en forme de coupe.
  31. C’est le moment illustré par l’habile auteur de la fig. 151 de l’AgbG, où l’enfant ne paraît pas encore.
  32. Cf. ibid. les fig. 160 d, 161, 165 a ; Ajantâ, pl. 45. À B. Budur, fig. 31 c’est le roi qui tient l’enfant.
  33. Dans la version de la NK (p. 54-5) le rishi, qu’elle appelle Kâla-Devâla, commence par rire avant de se mettre à pleurer, selon le cliché folklorique bien connu.
  34. En skt udumbara. La comparaison revient supra p. 225, 54 d.
  35. Il changera plus tard de sentiment (cf. supra p. 232 s.).
  36. LV p. 101 s. ; cf. SN III, 11 ; MVU II p. 26-43 ; BC I, 52-84 etc.
  37. Luc II, 8-20 et 25-35. Nous laissons de côté la prédiction de la prophétesse Anne (ibid. 36-38) laquelle n’est qu’un doublet de celle du vieillard Siméon.
  38. Sur les raisons morales qui ont fait préférer à certains le ciel des Tushita à celui des Trayas-triṃças v. supra, p. 30, 26.
  39. V. AgbG II p. 130 s. et La Madone bouddhique (dans Mon. Piot XVII, 1910 ou en trad. anglaise dans BBA p. 271 s.).
  40. Sur ces explications variées v. tour à tour MVU II, p. 3 et cf. I p. 199 ; NK p. 59 ; LV p. 98.
  41. Cf. supra p. 274 s., mais aussi p. 137.
  42. Hiuan-tsang J I p. 342-3 ; B II p. 38 ; W II, p. 39.