Aller au contenu

La Vie en fleur/Chapitre XXIII

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 257-265).

XXIII

DIVAGATIONS

Un jour, dans ma chambre, je lisais Virgile. Je l’avais aimé dès le collège ; mais, depuis que les professeurs ne me l’expliquaient plus, j’en avais une meilleure intelligence et rien ne m’en gâtait plus la beauté. Je lisais la VIe Églogue avec enchantement. Ma laide petite chambre s’était effacée ; j’étais dans la grotte où Silène endormi laissa tomber sa couronne. Auprès du jeune Chromis, du jeune Mnasyle et d’Églé, la plus belle des naïades, j’écoutais le vieillard, barbouillé du sang des mûres, dont les chants faisaient bondir en cadence les faunes et les bêtes sauvages et instruisaient les chênes à balancer leur cime altière. Il disait comment, par le grand vide, se réunirent les semences de la terre, de l’air et de la mer, comment le globe liquide du monde commença à se durcir, à renfermer Nérée dans l’océan, et lui-même à prendre peu à peu les formes des choses ; il disait comme déjà la terre s’étonnait de voir briller le soleil nouveau, et comme les pluies tombaient des nuages plus élevés. Alors, pour la première fois, des forêts commençaient à croître et de rares animaux erraient sur les montagnes inconnues. Puis il dit les pierres jetées par Pyrrha, le règne de Saturne, les oiseaux du Caucase et le larcin de Prométhée.

Ce jour-là, je ne suivis pas Silène plus loin. J’admirais sous les voiles irisés de la poésie cette solide philosophie de la nature ! Après être entré dans ces vues profondes des origines de la terre, comment supporter les cosmogonies orientales et leurs fables barbares ? Virgile prête à son Silène le langage de Lucrèce et des grecs alexandrins. Et il se fait ainsi une idée de l’origine de la terre qui s’accorde d’une façon inattendue avec la science moderne. On croit volontiers aujourd’hui que le soleil, porté à une température très haute, étendait sa sphère immense au delà de l’orbite actuelle de Neptune et que, se contractant par l’effet du refroidissement, il abandonnait de temps à autre, dans l’espace qu’il ne couvrait plus, des anneaux de sa substance qui, se rompant et se contractant à leur tour, formèrent les planètes de son système. Ainsi, pense-t-on, se forma la terre qui, d’abord diffuse et fluide, se refroidit graduellement. Après les lourdes pluies de métaux en fusion, qui chargeaient son atmosphère ardente, tomba du haut des nuées l’eau des pluies fécondes. C’est exactement ce que dit le vieux Silène. Le globe était d’abord couvert tout entier d’une mer chaude et peu profonde. Des continents se soulevèrent. L’air enfin, frais et pur, laissa voir le soleil. Des herbes et des fougères géantes couronnèrent les montagnes. Les animaux naissent, et, le dernier d’entre eux, naît l’homme. Ainsi, dans ces temps immémoriaux, s’accomplit le destin qui devait faire de la terre le perpétuel séjour du crime. Les plantes, suçant avec leurs racines les sucs de la terre, s’en nourrirent ; seules innocentes de tous les êtres, elles formèrent leur substance vivante en distillant avec un merveilleux instinct des substances sans vie ou du moins sans organisation, car on ne peut dire d’aucune chose au monde : cela est sans vie. Les plantes étaient nées, les animaux pouvaient naître.

Rara per ignotos errant animalia montes.

Les premiers animaux, misérables, sans vertèbres et sans cerveau, vécurent en dévorant des herbes dans les forêts. Ainsi la vie animale commença par le meurtre. Oh ! je sais bien qu’on ne dit jamais qu’un arbre est mis à mort : c’est pourtant ce qu’il faut dire, car il était vivant. Était-il sensible ? on le nie ; on affirme qu’il n’avait pas d’organes pour sentir, qu’il n’était pas un individu, et qu’il ne pouvait pas se connaître. Pourtant, ce porte-fleurs célèbre des hymens dont rien ne passe la splendeur et la fécondité. Et si, contrairement à ma croyance, il est insensible, il n’en est pas moins vivant, et le faire périr est attenter à la vie comme faire périr une bête.

Cependant, les espèces animales, sortant les unes des autres, se faisaient plus intelligentes et plus fortes ; elles acquirent un cerveau et des nerfs qui leur donnèrent conscience d’elles-mêmes et les mirent en communication avec le monde extérieur. Les unes se nourrissaient d’herbes ; mais la plupart dévoraient la chair des animaux appartenant à des espèces moins fortes qu’elles ou moins rapides. Malheureux habitants des forêts et des montagnes, il ne suffisait pas à leur misère que leur existence fût sujette à la faim, à la maladie, et vouée à la mort, il fallait qu’elle s’écoulât tout entière dans la peur de l’ennemi, et dans des affres que, tout brutes qu’ils étaient, ils se représentaient terribles. L’homme vint le dernier des animaux, parent de tous, et proche de quelques-uns. Les termes dont on le désigne encore aujourd’hui marquent son origine : on l’appelle humain et mortel. Quels noms conviennent mieux aux animaux sauvages qui, comme lui, habitent la terre et sont sujets à la mort. L’homme est incomparablement plus intelligent que ses frères ; mais son intelligence n’est pas d’une autre nature. Il est supérieur à tous, sans avoir en lui rien qu’ils n’aient aussi. Et ce qui l’égale à eux tous, c’est l’obligation où il est soumis comme eux de manger pour vivre ce qui a eu vie, c’est la loi du meurtre qui pèse sur lui ainsi que sur les autres, et qui en a fait un être féroce. Il est carnivore ; pour n’avoir pas honte de tuer ses frères, il les renie ; il se vante d’une origine supérieure ; mais tout montre sa parenté avec les animaux ; il naît comme eux, il se nourrit comme eux, il se reproduit comme eux, il meurt comme eux. Il est soumis comme eux à la loi du meurtre imposée à tous les habitants de la terre. De son incomparable intelligence il se sert pour se soumettre les bêtes dont il a besoin. Et, bien qu’il possède des étables bien garnies, la chasse est son occupation préférée. Ce fut le plus grand plaisir des rois ; ce l’est encore. Il se livre au carnage avec une ivresse que n’y éprouvent pas les autres animaux. Comme les bêtes féroces, qui ne se mangent pas entre elles, il s’abstient de dévorer la chair des hommes ; mais ce que ne font guère les autres animaux, il tue ses semblables, sinon pour les manger, du moins pour leur prendre quelque bien qu’il convoite, pour les empêcher de jouir de leur propre bien, ou seulement pour le plaisir. C’est ce qu’on appelle la guerre, et les hommes la font avec volupté. Ils ne penseraient pas, sans doute, à commettre ce crime extravagant si la nécessité de tuer des animaux pour vivre ne les y avait préparés. Les destins en ont décidé : depuis les origines de la vie jusqu’aujourd’hui, la terre est vouée au meurtre et elle suivra sa vocation jusqu’à ce que la vie s’en retire. Tuer pour vivre sera sa loi éternelle.

Je songeais à cette obligation à laquelle nul de nous ne peut échapper. Le soleil s’était couché, j’ouvris ma fenêtre, je regardai s’allumer les premières étoiles et je songeais avec horreur que la destinée de ce monde, loin d’être unique, dans son atrocité, était peut-être la destinée de myriades et de myriades de mondes, et que dans les espaces infinis, partout où se trouvaient des vivants, ils étaient peut-être soumis à la même loi qui nous est imposée. Les mondes sont-ils peuplés ? Les seules planètes que nous voyons, que nous verrons jamais, sont celles de notre système. Elles sont nos sœurs, et comme nous, les filles du soleil. Mais elles ne sont pas nées en même temps que nous, ni placées à égale distance de l’astre qui donne la vie. Les unes sont peut-être trop jeunes encore pour enfanter, les autres trop vieilles. Il en est qu’enveloppe une atmosphère épaisse et qui semble étouffante ; il en est dont l’air trop rare serait irrespirable pour des êtres comme nous ; celles que nous voyons à l’opposé du soleil occupent des régions froides et ténébreuses. Nous ne pouvons pas dire toutefois que ces astres n’ont pas porté, ne portent pas, ou ne porteront jamais des êtres sur leur surface ; nous connaissons trop peu, pour cela, les conditions dans lesquelles la vie peut se produire. Puissent ces sœurs de la terre donner l’être à des êtres moins malheureux que nous ! Mais chaque soleil que nous voyons comme un point de feu dans le lointain des plaines éthérées mène-t-il son cortège de planètes, et ces planètes ont-elles des habitants ? Nous le croyons parce que nous savons que les soleils sont tous composés, peu s’en faut, des mêmes matières, et nous jugeons de ces astres lointains par celui qui nous éclaire.

Si nous en jugeons sainement, si, composés comme le nôtre, tous les mondes sont habités, le furent ou le seront, si ces habitants sont soumis aux mêmes lois qui gouvernent notre monde, le mal est à son comble, il embrasse l’infini, et l’homme sage n’a plus qu’à fuir la vie ou à rire d’une aventure si plaisante.

Rara per ignotos errant animalia montes.

Vieux Silène, barbouillé par la plus belle des naïades du sang des mûres, où m’a conduit ce vers que tu chantais à Mnasile, à la jeune Églé, aux faunes et aux chênes des forêts. Chante encore, chante Pasiphaé, divin ivrogne, et fais-moi oublier mes sombres rêveries.