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La Vie est quotidienne (Baillon)/02

La bibliothèque libre.
Les Éditions Rieder (p. 23-34).

NELLY BOTTINE


Parmi ses connaissances, elle en avait qui faisaient ça à Paris, à Londres, même plus loin. Elle, c’était en province. La province, évidemment, vous ne vous figurez pas. Une petite ville, quelques rues, de vilaines maisons, une belle église par exemple — et un peu partout la rivière.

Elle y était venue en son temps, à cause d’un couvent de bonnes sœurs Maricoles. Elle avait toujours aimé la Sainte Vierge ; de plus elle était orpheline et les gens qui l’élevaient, l’avaient battue. Alors, ma révérende Mère, elle aurait voulu devenir une bonne sœur ; oui, comme vous dites, pour servir la Vierge et surtout pour soigner les orphelines. Oh non ! elle ne les aurait pas battues ! Au besoin, elle aurait aidé les pauvres vieux. On lui avait demandé.

— C’est bien, ma fille, où est votre trousseau ? Et cet enfant ? Que signifie ?

C’est vrai, elle traînait un enfant. En ce cas, ma révérende Mère, elle avait des bras : si elle ne convenait pas comme religieuse, qu’on la prît du moins comme servante. Non, la révérende Mère ne l’avait pas voulue comme servante ; ni, après elle, aucune autre personne de la ville.

Elle avait réfléchi. Ses bras inutiles, elle tenait, du Bon Dieu, son corps. Elle s’était dit : « Comme le mal, quand on est mauvaise, on peut, si l’on est bonne, faire le bien partout. »

Ainsi, elle s’était mise à faire ça.

La maison se trouvait au bord de la rivière, près d’un pont. Toute la ville passait sur ce pont. Du dehors, on pouvait croire : c’est un petit café. On voyait une enseigne. Elle aurait aimé : À saint Joseph ou bien Au Grand Rosaire. Mais il y avait déjà : Au Bienvenu. Cela n’était pas mal, non plus. Elle n’avait pas ajouté son nom. Ceux qui venaient savaient : c’était chez Nelly, ou, comme on disait : chez Nelly Bottine, parce qu’on l’avait surprise en sabots, les premiers jours.

Ne vous imaginez pas : dans ces petites villes, le métier est aussi dur que dans les grandes.

On n’a pas ce qu’on appelle : la police des mœurs ; on a, tout de même, la police. Et puis, les habitants ! Il fallait voir ! Quand ils passaient près de sa maison, sur le pont, ils avaient l’air de marcher sur de l’ordure. Pour les dames, elle le comprenait encore. De l’argent, un mari, elles peuvent ne pas admettre qu’on fît ça de son corps. Nelly à leur place, ces dames à la sienne, peut-être eût-elle aussi fait la grimace. C’est à voir cependant. Pour les enfants, rien de plus juste qu’on leur dise : « Allons, marche plus vite ; ne tourne pas la tête ; regarde devant toi. » Pauvres gosses, le sien, s’il avait vécu, elle lui aurait caché le plus longtemps possible ces vilaines choses. Des enfants, il faut que ça pousse ; il faut que ça devienne savant ; ça ne peut rien gaspiller de ses petites forces. Il en serait venu qu’elle aurait dit : « Mes chers enfants, je ne suis pas ici pour vous : allez donc à confesse… » Quant aux hommes, que les mariés eussent fait des manières, passe encore. Ils ont une femme : c’est un péché que de faire cela avec une autre. Mais ceux qui n’en avaient pas ? Ils n’étaient pas tous des saint Joseph. L’amour, il faut bien, de temps en temps, qu’il sorte. Elle était là. Alors pourquoi ces regards de côté, ces gros yeux, ces façons de cracher ? Elle trouvait certains matins des cacas sur sa porte.

Mais alors, si les hommes la refusaient ?… Ah ! voilà. Sur le pont, il passait beaucoup de militaires. Le militaire, c’est bon. C’est jeune. Cela ne s’inquiète pas, comme un civil : « Que diront les camarades ? » Cela ne demande qu’une chose : ne pas vider trop sa bourse et ne pas craindre qu’à la visite le major dise : « Salaud, où avez-vous attrapé cette vérole ? » Quant à cela, elle était propre. Et puis ne trouvez-vous pas ? Si loin de chez soi, le militaire c’est un peu comme une orpheline : elle était la religieuse de ces orphelines.

Oh ! pas pour tous ! Une fois, il vint un lieutenant. Elle dit :

— Monsieur l’officier, je ne suis pas assez savante pour vous.

Faire ça de son corps avec un homme qui portait sur le sien un beau costume, en belle étoffe, avec des étoiles, elle n’aurait pas osé. Avec les sous-officiers non plus. Ceux-là aussi étaient trop beaux. Ils avaient à leur disposition la demoiselle du Gros Canon, une mauvaise fille par malheur qui n’éteignait pas toujours ce qu’elle allumait. Non, ceux qu’elle recevait, c’était, humbles comme elle, les simples petits soldats. Elle préférait les recrues.

Pauvres petits ! Ils venaient de leur pays. Ils avaient quitté leur maman, peut-être une amie. Ils étaient tristes, ils s’ennuyaient. Pour peu, ils se fussent perdus avec de méchantes femmes. Alors trouver, qui les console, une douce Nelly Bottine.

À l’instruction on leur disait : « Allez donc chez Nelly Bottine. » À la chambrée, ils rêvaient : « Demain, nous irons chez Nelly Bottine. »

Ils allaient. Ils arrivaient le soir ; parfois à un, parfois à deux, parfois à trois, même davantage :

— Bonsoir, Nelly Bottine.

Au premier entré elle disait : « Passe dans la chambre, c’est à toi. » Aux autres : « Asseyez-vous, mes petits, vous aurez votre tour. »

Elle faisait cela, sans beaucoup de manières, comme le Bon Dieu permet qu’on le fasse.

Parfois, les autres s’impatientaient et menaient du vacarme, comme au théâtre quand c’est trop long. Fi ! Ce n’était pas chez elle comme chez certaines ; elle ne voulait pas de bruit. Elle se relevait ; elle disait au camarade : « Attends une minute, je vais les gronder. » Elle se couvrait auparavant d’un châle pour ne pas se montrer en chemise. Ces grands gaillards ! elle en avait peur, mais elle n’en laissait rien voir. Droit dans les yeux, elle leur jetait :

— Mes petits, si vous n’êtes pas sages, je vous mettrai à la porte.

Manquer Nelly ! Ils auraient été bien punis. Nelly avait toutes les bonnes choses qui garnissent la femme pour que les hommes y soient bien. Elle était assez grasse de partout et c’était bon, car à ne manger que l’ordinaire de sa gamelle, le soldat aime à trouver sur la femme un peu plus de gras que dans sa soupe.

Les braillards apaisés, elle rejoignait le camarade du moment. Elle entamait un bout de causette. Allait-il à la messe ? Et ses parents, ne les oubliait-il pas ? Et puis elle savait coudre :

— Attends, mon petit, il y a à ta culotte un point qu’il faut que je t’arrange.

Ils s’en allaient contents, les yeux astiqués de joie, aussi brillants que leurs boutons.

Elle faisait cela depuis deux ans. Un mois d’octobre, il vint une recrue. On ne peut pas dire qu’il louchât puisqu’on l’avait jugé bon pour le service. Pourtant, ses yeux, quand l’un vous regardait, l’autre avait l’air de dire : « Moi, vous savez, je m’intéresse au plafond… »

Il arrivait de la campagne. Pendant le temps qu’il resta près de Nelly, il parut triste. Il prit aussi une tartine. Au moment de partir, il n’eut pas d’argent. Elle dit, comme elle le disait toujours :

— Ne t’inquiète pas, petit ; donne-moi ton nom et le matricule de ton calot : j’inscrirai ton compte.

Elle sut ainsi qu’il s’appelait : Philippe Dufau, numéro 7893.

Il vint une autre fois. D’abord il paya. Mais il se montra encore très triste. Peut-être à cause de son œil, on ne l’aimait pas à la caserne. Il se plaignit :

— Le caporal, il m’a gueulé comme ça : « Semence d’imbécile. » Le sergent m’a collé trois jours. Ah ! bon sang de malheur !

Elle le consola :

— Ne blasphème pas, mon petit. Prends patience… Oui, serre-moi comme ça.

Il vint une troisième fois. Toujours à cause de son œil, on le persécutait à la caserne. Il avait sauté le mur ; il voulait passer la nuit. Il disait :

— Je ne sais ce qui me retient. Faudra qu’un de ces jours, je déserte.

Elle s’effraya :

— Ne fais pas cela ; petit, ne fais pas cela.

Quand il venait, c’était toujours le samedi. Un samedi, il ne vint pas, ni le samedi suivant, ni aucun des autres samedis. Elle pensait : « Mais pourquoi Philippe ne vient pas ? » Les autres blaguaient : « Dufau, il est de corvée. » Ou bien : « Il est aux arrêts. » Ou bien : « Il est au cachot. » Alors un soir ils dirent :

— Dufau ? Il s’est tué !

Ah ! Bon Dieu ! Ensuite, ils expliquèrent tous à la fois : oui, la balle en plein dans le ventre. On attache une ficelle à la gâchette du fusil, l’autre bout à son pied. Oui, oui, il avait eu le temps de dire sa confesse. Quand ce n’est pas tout de suite, c’est le matin que l’on meurt. Non ! il n’avait pas trop souffert. Il s’était plaint d’avoir soif.

Pauvre petit ! Elle n’y avait pas songé, elle le sentait maintenant : elle l’aimait après tout.

On l’enterra le mardi. Puisqu’il s’était confessé on l’admit à l’église. Nelly alla. Il y avait deux femmes : une vieille, la maman sans doute ; une jeune, la sœur ou peut-être la fiancée. Elle aurait bien voulu leur parler. Elle n’osa pas. Elle se tint pour prier dans un coin.

Le jeudi, elle fut appelée à la caserne dans le bureau du colonel. Elle se demandait pourquoi. Elle dut traverser une salle pleine d’officiers. Ils ne savaient pas non plus pourquoi. Ils la guidèrent :

— Entrez là.

Le colonel était un gros. Il avait déboutonné sa tunique. Il demanda ce qu’elle faisait là. Puis il sortit un papier :

— Est-ce à vous ça ?

Il y avait écrit dessus :

Philippe Dufau, n° 7893.

Philippe Une visite ------ 5    »
Un goûter 0  75
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5  75
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Elle dit :

— Oui, Monsieur, c’est de moi.

Il fit :

— Ah ! bien, vous en avez du culot.

Et lui montra la porte.

Elle crut que c’était tout. Le lendemain, elle fut appelée chez le commissaire de police. C’était un maigre. Il montra le même papier. Elle pensa qu’on voulait la payer.

Elle dit :

— C’est déjà fait.

Mais le commissaire se fâcha. Il frappa sur la table.

— Il y a trop longtemps que ça dure : il faut que ça finisse. Si vous ne partez pas de vous-même, je fermerai votre boîte. Vous avez huit jours. Taisez-vous.

Se taire ? Elle ne disait rien. Mais elle commençait à saisir. Quand un soldat est triste au point de se tuer, il faut qu’il y ait une cause. On avait cherché. Alors sa note… Elle l’exploitait vous comprenez ?

Pour cinq francs soixante-quinze, je vous le demande !…