La Vie littéraire/5/Les débuts de Victorien Sardou

La bibliothèque libre.
La Vie littéraire/5
La Vie littéraireCalmann-Lévy5e série (p. 56-63).

LES DÉBUTS
DE VICTORIEN SARDOU

Rappelez-vous les biographies des hommes célèbres, et vous vous convaincrez que les premiers chapitres sont les plus intéressants. C’est là qu’est le roman.

Les années d’apprentissage de M. Victorien Sardou, qu’il contera peut-être lui-même un jour, fourniraient aisément la matière d’un gros livre. J’en voudrais tirer quelques lignes pour l’édification des jeunes écrivains encore inconnus.

Victorien Sardou naquit, dit son biographe, le 5 septembre 1831, dans une vieille maison de la rue Beautreillis. Son père, un Provençal intelligent et lettré, était venu chercher fortune à Paris. Il était professeur de tenue de livres à l’École de commerce de Charonne. Il comptait parmi les plus vieux auteurs de la maison Hachette, et il lui fut donné de voir L. Hachette, le grand homme, dans une petite boutique de la rue Pierre-Sarrazin, une blouse passée sur sa redingote, travaillant avec son seul commis. Il en est de la maison Hachette comme de la ville de Rome ; les plus grandes choses ont d’humbles commencements. À dix-sept ans le jeune Victorien disait : « Moi, je veux écrire. » Et comme son père lui donnait à choisir entre le droit et la médecine, il choisit la médecine, la tenant particulièrement utile à l’écrivain pour la connaissance qu’elle donne des secrets douloureux de la vie organique. Il suivit pendant dix-huit mois le service de Lenoir à l’hôpital Necker. Cependant il écrivait la Reine Ulfra, tragédie suédoise où les vers, par une audacieuse innovation, étaient proportionnés à la qualité des personnages. Ainsi la reine parlait en alexandrins, les ministres n’avaient à leur usage que des vers de dix syllabes ; quant aux gens du peuple, il fallait qu’ils se contentassent de tout petits vers. Les amis du poète carabin lui disaient : « Il faudrait montrer votre pièce à Rachel. » Le conseil était bon, mais difficile à suivre. Pourtant, Sardou, qui n’était pas maladroit, trouva moyen de faire recommander son manuscrit à la grande tragédienne. « Non ! s’écria celle-ci ; une pièce qui se passe en Suède, c’est impossible. Que ce jeune homme écrive une pièce grecque et je la jouerai peut-être. » En attendant, Victorien Sardou était fort embarrassé de vivre. Seul à Paris, la Reine Ulfra était toute sa fortune. Il demanda des ressources au journalisme et apporta un Salon à une revue d’alors que nous nommerons, si vous voulez bien, les Arts universels. Le premier article fut inséré, mais le lendemain le rédacteur en chef dit au débutant : « Ce n’est pas mal, votre affaire ; seulement, ce n’est pas cela du tout. Je ne fais pas un journal d’art, moi, je fais un canard. Je veux établir à côté de mon journal un magasin de vente de tableaux, et, comme je ne peux avoir ni des Delacroix, ni des Decamps, ni des Dupré, ni des Corot, je veux qu’on éreinte leurs tableaux et qu’on vante les toiles des inconnus que je lancerai et que je vendrai. Je m’adresse aux consommateurs. Est-ce compris ? » C’était si bien compris que Sardou ne donna point d’autre article aux Arts universels. Il collabora à la Biographie générale de Firmin Didot, et il écrivit des drames, car il était possédé du démon du théâtre.

Ayant terminé la Taverne des Étudiants, il la porta à l’Odéon, dont Gustave Vaëz et Alphonse Royer étaient directeurs. En le voyant entrer avec un manuscrit, le portier Constant s’écria : « Ah ! ah ! encore une ! C’est la cinquantième de la journée. » Pourtant la Taverne fut lue et reçue.

Elle fut jouée le 1er avril 1854, mais sous les plus mauvais auspices ; le bruit s’était répandu dans les brasseries du quartier Latin que la pièce de ce débutant, protégé de l’administration, était une attaque commandée par le gouvernement contre la jeunesse des Écoles. Le poète Philoxène Boyer prêtait à ces fâcheuses niaiseries le secours de son éloquence. Les étudiants étaient résolus à siffler, ils sifflèrent ; ce fut une tempête affreuse. Le lendemain, la pièce ne se releva pas. Pendant une scène d’amour entre je ne sais quel acteur et la jolie mademoiselle Bérengère, le gaz s’éteignit subitement. Aussitôt des cris s’élevèrent du parterre : « C’est immoral ! Vous insultez la jeunesse. Embrassera, n’embrassera pas ! » C’est ainsi que des circonstances fortuites, qu’il est impossible de prévoir, entraînent la chute d’une œuvre dramatique. Ces chances sont communes aux dramaturges et aux grands capitaines. Au théâtre comme à la guerre, le talent ne suffit pas ; il faut encore avoir pour soi la fortune.

La Taverne des Étudiants n’eut que cinq représentations. Sardou, déchu de ses espérances, n’avait d’autres ressources pour vivre que la Biographie Didot. L’article Jérôme Cardan, qu’il porta au docteur Hœfer, lui avait coûté sept mois de recherches ; il fut payé trente-deux francs ! En ce temps-là Fechter, le beau Fechter, las de ses charmes, demandait à tout venant un rôle qui lui permît d’être laid et difforme. Il avait fait part à Paul Féval de ce désir d’être affreux. Or, Sardou étant d’aventure allé voir Féval, celui-ci lui dit : « Puisque Fechter veut être gibbeux, il y avait dans la rue Quincampoix, au temps de Law, un petit bossu qui louait sa bosse aux Mississipiens et qui fit fortune. Songez donc à ce personnage-là. » Sardou n’était ni en situation, ni de caractère à négliger un semblable conseil. Il fit le Bossu et le porta à Féval ; mais Fechter avait changé d’idée ; il ne voulait plus être bossu. Féval tira un roman pour le Siècle du drame de Sardou, que Méhngue, après Fechter, refusa de jouer. En attendant, Sardou, pour vivre, donnait des leçons au fils d’un marchand de vin de Charenton, et il écrivait pour Déjazet un Candide en cinq actes. Il a raconté lui-même sa visite à la comédienne, déjà vieille et encore charmante. La page est exquise, on me saura gré d’en citer quelques lignes.

C’était bien chanceux, mais je jouais mon va-tout !

Depuis quatre ans que la Taverne était tombée, j’avais frappé inutilement à tant de portes ! J’étais excédé de démarches inutiles, d’espoirs trahis, et enfin, à bout de patience, je pris donc la lettre que l’on m’offrait pour Déjazet, et je partis pour Seine-Port !

Que de réflexions ne fis-je pas le long de la route ! L’étrange démarche, après tout ! Et que je m’abusais peu sur le succès de mon entreprise ! Ce chemin-là,
combien d’autres et dans la même intention l’avaient dû faire avant moi, sans autre effet que de se rendre importuns ! Pourquoi serais-je plus heureux ?

… À Cesson, où l’on descend, pas d’omnibus. Mais, renseignements pris, j’en avais pour trois quarts d’heure à peine d’une marche facile, à travers les bois. D’ailleurs, temps radieux !… Un soleil !… J’ai gardé le souvenir de ce soleil-là, le premier qui ait lui sur ma route.

… Aux premières maisons du village, deux paysannes, qui s’en allaient leurs paniers sur la tête, me saluèrent comme une connaissance. Plus loin, un gros chien, étendu près d’une fontaine, vint amicalement me lécher la main. Un enfant m’indiqua la demeure de Déjazet. Cette grille là-bas, sur la place… Et Dieu sait avec quels battements de cœur je sonnai ! Personne ne vint, et je m’aperçus que la grille n’était pas fermée. Tout semblait s’ouvrir devant moi, comme au coup de baguette d’une fée. Une servante à tête blonde me cria de loin en souriant (elle aussi) :

— Entrez dans le salon, je vais prévenir madame, qui est au jardin.

J’entrai dans ce salon, que l’émotion ne m’empêcha pas de regarder très curieusement. Cette maison, je le savais, avait appartenu jadis à Bosio, puis à la marquise de la Corte, et, à la place d’honneur, mi grand tableau représentait l’Amour sous les traits de Jules Janin ! J’examinais ce bon mobilier de l’empire, ces fauteuils en velours d’Utrecht et les tasses jaunes sur les guéridons à galerie de cuivre, quand une porte s’ouvrit derrière moi. Je me dis : « C’est elle ! » Et, ramassant tout mon courage pour lui débiter le petit discours préparé sur la route, je me retournai. Je vis que c’était Elle, en effet, et je demeurai coi, la bouche ouverte et muet comme un poisson.

Elle avait les mains pleines de plâtre, c’est là ce qui me désorientait. Je ne m’étais pas attendu à cela. Elle vit ma stupeur et me dit en riant :

— Pardon, j’étais occupée à réparer un mur !

Balbutiant je ne sais quoi, je remis ma lettre qui fit un merveilleux effet. La glace rompue, je ne sais pas trop ce que je dis… Il paraît pourtant que je ne fus pas

trop gauche. Je présentai assez heureusement mon Candide (car c’était un Candide en cinq actes) en faisant ressortir, on le pense bien, ce qu’il y aurait de piquant à voir collaborer Voltaire et Déjazet, etc., etc.

… Je déposai mon manuscrit sur la table, je serrai ses blanches mains avec effusion, et je pris la fuite sans me retourner. Ah ! que j’étais léger cette fois !… que le ciel me semblait plus bleu, l’air plus caressant, les oiseaux plus gais, les fleurs plus tendres qu’à mon arrivée ! C’est qu’une voix secrète me disait : « Le charme est rompu, ton heure est arrivée. » Et ma jeune chance, emprisonnée jusque-là, brisait sa coquille et pour la première fois battait de l’aile… Je courais, je volais, je franchissais les fossés tout pleins (je crois les voir) de gros bouillons blancs et de fleurs des champs dont je fis une moisson que je rapportai pieusement.

Les sept années de misère, les sept vaches maigres et enragées, comme a si bien dit M. Jules Claretie, cédaient la place aux vaches grasses. Le succès venait, mais ce n’est pas Candide qui l’apporta. Candide, reçu par Déjazet, fut interdit par la censure. On n’en eut plus de nouvelles. Je ne le regrette qu’à demi. L’histoire de Candide est la plus vraie et la plus intéressante du monde. Je n’en sais point qui touche à plus de choses profondes et qui pénètre plus avant dans les mystères de la pauvre humanité ; mais il convient de la garder un peu secrète. C’est une histoire naturelle, et le théâtre n’a que faire de celle-là. Il lui faut des histoires sociales. M. Sardou le savait bien dès ce temps. Il avait écrit les Pattes de mouche. Cette charmante comédie ne devait voir la rampe que quelques années plus tard. M. Garat et les Premières armes de Richelieu, représentés sur le théâtre Déjazet, furent ses premiers triomphes. Il poursuivit, comme on sait, sa brillante carrière, multipliant les faces et les facettes d’un talent étincelant, spirituel, ingénieux, curieusement varié. Il est à la fois un chercheur plein de fantaisie et un constructeur habile. Il a abordé tous les genres de drames et de comédies, c’est le plus divers, le plus souple, le plus fertile en ressources de nos auteurs dramatiques. On n’en est point surpris quand on le connaît. Devant lui, on se trouve en effet en présence d’un esprit dont la curiosité est encyclopédique. Je ne crois pas qu’il y ait une seule chose au monde dont l’intelligence de M. Sardou se soit désintéressée. Ce grand travailleur dont l’œuvre est si considérable vous a, quand on le rencontre, la figure d’un homme qui ne vit que par curiosité, pour savoir ou pour deviner. Chacune de ses pièces a été pour lui l’occasion d’études historiques et archéologiques dans lesquelles il s’est complu, attardé avec délices. C’est ainsi qu’il a vécu tour à tour des heures charmantes à Sienne, à Bruxelles, à Rome.

Mais quand il s’agit même de comédies contemporaines, M. Sardou étudie minutieusement le milieu. Avant d’écrire les Bourgeois de Pont-Arcy, il fit de sa main le plan de la ville imaginaire dans laquelle vivaient les personnages et se déroulait l’action. Je l’ai sous les yeux, ce plan de Pont-Arcy, je dis que le jour où M. Sardou l’exécuta, ce jour-là, il créa la géographie philosophique. Pont-Arcy, c’est une vraie ville de France, avec ses antiques remparts devenus des promenades, son château fort, ses couvents, son vieux pont sur l’Orge, la ville haute aux ruelles tortueuses, la ville basse couverte de fabriques que la rivière alimente, la ville neuve régulièrement formée en vingt ans, aux abords de la gare. C’est une vraie ville oii tous les âges ont laissé des souvenirs ; une ville type : qui la connaît en connaît cent autres. Si j’étais ministre de l’Instruction publique, je ferais expliquer dans toutes les écoles le plan de Pont-Arcy. M. Sardou n’eût-il fait que le plan de Pont-Arcy, je le tiendrais pour un véritable philosophe. Je ne sais ce qu’il pense de la vie, mais il serait bien ingrat de ne pas l’aimer un peu ; non pas pour les triomphes qu’elle lui apporte : la gloire n’est jamais douce. Mais la vie lui donne toutes sortes de spectacles et d’amusements, elle lui fournit des figures et des scènes à l’infini. Enfin, elle le distrait le plus joliment du monde. Sa conversation est pleine de ces richesses qu’il a dû sentir avant de les faire goûter aux autres. Son esprit est orné comme un musée et animé comme un caravansérail. Certes, M. Victorien Sardou n’est pas à plaindre si, comme jadis La Fontaine, il vit « pour que cela l’amuse ».

27 novembre 1887.