La Villa des ancolies/07

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Éditions de La Revue Moderne (p. 57-65).

VII.

UNE FÉE PASSA…


Ce fut, durant toute la semaine, un remue-ménage inaccoutumé à la villa d’ordinaire si paisible. L’ermitage de Mlle Perrin fut successivement envahi par les menuisiers, les peintres, les tapissiers et les journaliers.

La haute palissade de planches, bordant le chemin, fut remplacée par une élégante clôture de broche tissée, aux poteaux blanchis à la chaux ; la véranda fut démolie et refaite plus ample, plus moderne et s’étendant sur tout le côté droit de la maison qui fut elle-même repeinte en entier ; les pierres des murailles lavées et l’intérieur complètement transformé ; le papier-tenture remis à neuf, la menuiserie émaillée et enfin, on changea la disposition du mobilier.

Au milieu de ce brouhaha, Mlle Laure ne restait pas inactive. Elle avait, immédiatement après le départ de sa filleule pour la ville, repris sa coiffure habituelle, enfilé son éternel tablier de coton bleu, et fallait voir l’animation qu’elle déployait à débattre avec les entrepreneurs les moindres détails des travaux à exécuter ; discutant les prix : plus tard, pressant l’exécution et, surtout, tout le mal qu’elle se donnait à préserver ses rideaux de vignes sauvages, de campanules et de liserons.

Entre temps, une équipe de journaliers travaillait dans le parterre et le bosquet. Le parterre fut littéralement remué, labouré, les herbes sauvages qui depuis de longues années y croissaient en paix furent arrachées, le sol ameubli et une couche de tourbe-gazon compléta la métamorphose. Quant au bosquet, les grands arbres furent émondées, les arbustes coupés et la tonnelle, enfin dégagée, offrit une vue superbe sur la rivière.

Les travaux de réparations suggérés par Yolande, agréés et amplifiés par Mlle Perrin, avaient atteint un degré d’importance d’abord imprévu et bien de nature à faire jaser les voisins toujours affamés de matière à cancans.

Pendant que sa marraine poussait avec vigueur la restauration de sa vieille maison, Yolande ne restait pas oisive… Dès le vendredi midi, deux robes d’une élégance admirable étaient sorties de ses doigts de fée et, à peine levée de table, elle descendit en ville acheter les derniers effets devant servir à la transformation de sa marraine.

***

— Enfin ! nous avons fini ! s’écria Mlle Perrin, le samedi midi, comme les deux femmes de peine sortaient de sa demeure après avoir tout astiqué, tout épousseté, tout lavé. Si cela avait duré une journée de plus, je crois que je serais devenue folle. Heureusement, nous allons pouvoir reprendre notre bonne vie de paix et de tranquillité !

— Encore un petit effort, marraine chérie, dit Yolande qui rentrait du jardin et dont la figure narquoise disparaissait littéralement sous une immense brassée de fleurs, aidez-moi à disposer ces fleurs dans des vases.

— Mais tu dévastes mon jardin, c’est du vandalisme ! Mes belles roses-thé que je gardais comme la prunelle de mes yeux !

— Laissez faire, elles iront très bien sur cette crédence. Tenez, placez ces balsamines dans le vase du piano. Et ces œillets ? Oui, là, sur le secrétaire de vieux noyer noir. Et ces fleurs de balisiers…

— Comment ? Jusqu’à mes balisiers !

— Ces fleurs sont si jolies ! Tenez, ici, sur la table, avec des roses blanches, des œillets géants, un peu de feuillage d’asperges et quoi encore ? Oui, ces iris versicolores. Et maintenant, cette gerbe de pensées ?

— Sur la cheminée ?

— Allons pour la cheminée. Bien ! la maison est toute parfumée et rajeunie. À votre tour, Mademoiselle Cendrillon.

— Comment ?

— Marraine de mon cœur, il va vous falloir dès ce moment dire un suprême adieu à votre vie routinière et effacée, dès ce jour vous sortez de votre coque, la chrysalide va disparaître à tout jamais pour laisser s’envoler le brillant papillon.

— Grand Dieu ! comment finira cette folie ?

— Cela finira très bien, si vous consentez à être toujours une élève docile et obéissante. Allons. Mlle la Chrysalide, quittez votre coque sombre et triste, laissez-moi vous étaler vos jolies ailes !

Depuis la première tentative de transformation opérée par Yolande sur la personne de sa cousine, le lundi matin qui avait suivi son arrivée, Mlle Perrin, trop occupée à surveiller les travaux qu’elle faisait effectuer à sa villa, n’avait pas consenti à se faire une seconde fois coiffer par sa filleule, les essayages des robes que la jeune fille lui avait confectionnées n’avaient été accompagnés d’aucun apparat, de sorte que, pour la première fois, les cousines allaient constater l’effet général de la métamorphose. C’est avec une émotion craintive que Mlle Perrin se livra aux mains de sa filleule.

— Que je vais avoir l’air gauche dans ces toilettes ! soupira la brave fille.

— Montez bien vite, c’est aujourd’hui samedi et les coiffeurs sont très occupés en fin de semaine. Asseyez-vous, jeune débutante, que je vous fasse une tête de déesse. Je me sens en veine. Mais non ! il ne faut pas remuer toujours ainsi, vous ne tenez pas en place. Bien ! Comme cela. Mon peigne ? Où ai-je mis mon peigne ? Mais non, ne remuez pas. Là, je l’ai trouvé, je l’avais remis dans ma trousse. Bien ! Ah ! Ah ! Ah ! si vous remuez toujours ainsi je vais perdre mon inspiration. Ne pouvez-vous pas tenir en place ? Je crains de vous brûler et cela me fait perdre mon inspiration ! Encore un moment je n’ai que quelques coups de fer à donner. Vénérable cénobite nouvellement convertie à la vie mondaine, vous manifestez des impatiences de petite fille.

— Que veux-tu, je suis nerveuse.

— Un peu de patience, j’achève. Marraine vous me faites l’effet d’une débutante se faisant parer pour son premier bal. Tenez, j’ai fini. Vite, allez enfiler les jolis dessous de soie et la robe qui vous attend dans votre chambre.

Viens m’aider à mettre ma robe, je n’y parviendrai jamais seule ! supplia, quelques minutes plus tard, Mlle Laure.

— Voyez-vous cette grande Dame, il lui faut sa femme de chambre maintenant ! Oui ! on y va. Marraine de mon cœur, vous n’y êtes pas du tout, laissez-moi faire. Bien, comme cela. Non, cette boucle manque d’élégance, de grâce… Comme ceci… Bien ! Bien !… Mais quoi !… et vos souliers ?… Vous n’avez pas mis vos souliers neufs ! Naturellement, il me va falloir chausser Mademoiselle. Grand Dieu ! quel service ! Allons, asseyez-vous sur ce tabouret, donnez-moi vos jolis pieds. Bien, ça y est. Levez-vous un moment, que je juge de l’effet général, Marraine ! Marraine de mon cœur ! Vous allez me rendre jalouse, vous êtes plus jeune que moi ! Tenez, regardez-vous dans cette glace…

— Oh !… Si ce pauvre papa pouvait me voir !… Et Mlle Laure éclata en sanglots, sanglots bien vite réprimés, car elle était une de ces âmes fortes dont les impressions sont d’autant plus durables qu’elles s’étudient à les cacher.

— Un moment ! regardez-moi bien en face, marraine coquette. Oh ! j’oubliais… et saisissant une gerbe de roses thé qu’elle avait mise sur le bureau de toilette, Yolande l’épingla à la ceinture de son hôtesse. Bon ! comme ceci, c’est parfait… À mon tour maintenant. Ce ne sera pas bien long, allez m’attendre sur la véranda, dans un moment je vous rejoins.

Un moment, dans la bouche d’une jeune fille qui commence sa toilette, c’est un terme élastique qui peut facilement s’étendre à une heure et Mademoiselle Laure avait eu le temps de lire tout un chapitre de cet excellent livre qu’est « L’Anatomie et Physiologie Végétales » du professeur Dalbis, quand la jeune fille vint l’y rejoindre.

— Depuis une semaine que je suis ici, dit-elle à sa cousine, je n’ai pas encore aperçu votre fameux adversaire, l’homme qui a tant peur des chiens…

— Si c’est la seule chose manquant à ton bonheur, tu ne saurais tarder d’être satisfaite. Le samedi, les membres du cercle se rendent au chalet de très bonne heure. Il est quatre heures bientôt, ils ne peuvent tarder à paraître. Et puisque tu mets toi-même la conversation sur ce sujet, puis-je te demander où tu en es rendue avec mon procès et ce que tu entends faire ?

— Ce que j’entends faire ? Bah ! je ne sais pas encore, je réfléchis.

— J’ai observé scrupuleusement ma part de notre pacte, j’ai fait toutes les folies que tu m’as imposées, j’ai…

— Eh oui ! Eh oui ! plaignez-vous, marraine ingrate, plaignez-vous.

— Mais enfin, tu m’avais promis…

— J’ai promis et je tiendrai. D’ailleurs, depuis la fameuse lettre, votre adversaire n’a pas donné signe de vie, n’est-ce-pas ?

— Ce qui ne veut pas dire qu’il ait abandonné la partie, loin de là. Mon avocat m’a dit hier qu’en dépit de ses efforts, il n’a encore rien pu obtenir. Monsieur Hainault est entêté à vouloir procéder.

— S’il y tient absolument, et si cela lui fait plaisir…

— J’ai peur qu’il ne soit trop tard quand tu te décideras à intervenir.

— Soyez sans crainte, il ne sera pas trop tard. Plus ils se seront embourbés, plus notre victoire sera éclatante. D’ailleurs je compte bien voir Jean dès lundi.

— Es-tu certaine de réussir ?

— J’en mettrais ma main au feu, et, vous savez, j’y tiens à ma main et mon Jean aussi y tient…

— Paix, Fidèle, paix ! Je crois que tes désirs vont bientôt se réaliser, l’attitude de Fidèle m’avertit que son ennemi n’est pas loin.

— Je vais le faire entrer, ce sera plus prudent. Ici, Fidèle, vient, mon beau chien. Voyez-vous venir votre adversaire ?

— Oui, regarde… il cause avec un autre jeune homme.

— Mais c’est avec Jean qu’il cause ! Je ne voudrais cependant pas que Jean connût si tôt ma présence ici. Où me cacher ?

— Tiens, prends « La Revue Moderne », ouvre-la et fais semblant de lire.

— C’est cela. Vous permettez bien que j’y pratique une meurtrière afin de pouvoir voir sans être vue.

— Avec plaisir, petite rusée.

— D’ailleurs, il est loin de se douter de ma présence ici.

— Et moi ?

— Vous ? Demeurez où vous êtes, il n’est pas mal qu’ils vous voient dans toute votre splendeur.

— Mais je vais paraître gauche, je ne sais quelle contenance prendre.

— La seule crainte que j’éprouve, c’est que Jean ne tombe amoureux de vous.

— Petite folle !

— Dites donc, cousine, il n’est pas mal du tout votre plaideur !… Que peuvent-ils donc se dire de si intéressant ?

— Peut-être discutent-ils de notre procès…

— Je ne vois pas bien Jean discutant avec tant de feu sur une question légale.

— Je me sens gênée et ridicule… Ils vont me rire au nez.

— Oh la plus enfant des marraines, quand donc aurez-vous confiance en vous ? Voyez le regard anxieux que Monsieur Hainault jette de notre côté : il craint de voir accourir Fidèle. Ses craintes sont dissipées : mais avez-vous remarqué la surprise que votre métamorphose a opérée sur lui ?

— Je me sens si gênée

— Mais non, mais non, marraine, il faut plastronner. Tenez, il vous regarde encore et quels regards… et Jean aussi vous regarde étonné. Allons, soutenez ces regards. Mais ces messieurs sont indiscrets, on ne dévisage pas les gens de la sorte : on a beau être jolie, ça devient embêtant à la fin. Heureusement qu’ils sont passés ; mais oui ! il se retourne… et Jean aussi… Marraine, rentrez ou je vais être jalouse !

— Regarde, Yo. Monsieur Hainault s’est retourné une seconde fois.

— Je crois qu’il sera moins pressé de procéder à présent…

— Ma petite Yo, tu es la plus mignonne canaille que je connaisse !

Les deux jeunes filles étaient bien loin encore de la réalité, car dans la beauté blonde si élégamment mise dont il avait avec tant de peines détaché ses yeux, ce brave Hainault n’avait même pas reconnu Mlle Perrin.

Les deux jeunes gens marchaient, en causant avec animation, sur le trottoir opposé. Par instinct, Hainault avait jeté un regard craintif vers la villa de peur d’y découvrir Fidèle et ses crocs tant redoutés, quand la douce et souriante figure de Mlle Perrin lui était apparue. Ce n’avait été qu’une vision fugitive, mais, médusé par ce charme fugace, il avait levé les yeux comme il passait devant la villa et les en avait détachés à regret, attiré malgré lui par la grâce et la beauté de l’occupante de la véranda. Deux fois il s’était retourné, fasciné par la gracieuse apparition.

— Jean ! As-tu remarqué ces deux jeunes filles ?

— Me crois-tu donc aveugle ? Je comprends maintenant pourquoi ton vieux hibou d’adversaire a fait rajeunir son antre, elle attendait de la visite. Hé ! Tu n’as pas l’intention de te retourner une troisième fois ?

— Je ne veux pas paraître ridicule.

— Il faut reconnaître que cette vieille fille a de très jolies visiteuses, une du moins.

— N’est-ce pas ? Cette grande blonde est-elle assez jolie, gracieuse, élégante…

— Quel feu ! quel feu !

— As-tu remarqué sa toilette ? Quel chic, quelle élégance !

— Attention, mon vieux, à ton âge, quand le cœur prend feu, cela dégénère bien vite en conflagration. Paul, mon vieux Paul, gare au coup de foudre !

— Rien à craindre de ce côté, Mlle Perrin et son chien sont de garde, tu peux dormir en paix. Et l’autre, qu’en dis-tu ?

— La petite qui se cachait derrière son journal ? Bah ! si elle avait été jolie, elle ne se serait pas cachée… D’ailleurs, tu sais, quant à moi, la tentation n’a pas de prise, la place est occupée !