Aller au contenu

La Virginité de Mademoiselle Thulette/15

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 293-306).



CHAPITRE XV


Bergeron, sa valise à la main, descendait sans hâte vers la petite gare de Monte-Carlo, tout seul, car, à l’Hôtel de Paris, Mme de Tresmes et sa fille recevaient, le sourire aux lèvres, la visite officielle du marquis Yuerta.

Sa mission terminée, le philosophe repartait, correct. Heureux ? On n’est jamais heureux de partir. Certes, il s’éloignait de son plein gré, mais…

« En somme, réfléchissait-il, ma filleule une fois mariée, peut-être aurais-je dû rester, dans ce pays adorable, avec sa mère. Louise, cette chère Louise, si vive mais si bonne, m’a laissé clairement entendre que ma présence continuelle ne lui deviendrait jamais importune. »

De pareilles tentations sollicitèrent maint héros. Gœthe ne fut-il pas invité de la façon la plus pressante par une belle princesse italienne à finir ses jours auprès d’elle, comme Calypso souhaitait passionnément unir sa destinée à celle du divin Ulysse.

Et Bergeron, sans se l’avouer, regrettait obscurément d’obéir à cette soif de la liberté qui, répudiant les bonheurs trop facilement goûtés du port, contraint ses fervents à regagner, par delà la mer féconde en tempêtes, Ithaque, Weimar, le Collège de France…

Ses yeux s’emplissaient de beauté : au lointain, des sommets étincelaient, sous l’éclat du soleil, comme des braises ardentes ; la mer, luisante et moirée, étalait son bleu irréel de soie peinte. Ici, c’était le beau désordre, effet de l’art déployé par les jardiniers du Casino : l’état de nature soigneusement entretenu ; un fouillis savamment agencé de ronces, de rochers, d’agaves, de palmiers géants, de ruisseaux et de bosquets de fleurs sauvages. Des roses Rothschild, le bord de leurs pétales pâlissant, s’alanguissaient sous la chaleur anémiante ; des camélias tombaient, exténués, jonchant le chemin ; de ces fleurs s’exhalait une âcre et délicieuse odeur de pourriture parfumée, s’élevant lentement dans l’air comme de cette ensorcelante contrée dont le doux poison s’infiltre dans les veines avec la fièvre de sa lumière.

Cependant que, séduit par ce paysage enchanté, Bergeron évoquait les jardins de Sicile décrits par d’Annunzio, une éclaboussure de soleil rejaillit sur sa rétine. Aussitôt ses pensées bifurquèrent…

« Dans l’espace d’une seconde, se dit-il, la lumière accomplit 400 trillions de vibrations successives ; or, le plus petit intervalle de temps dont nous ayons conscience est égal à 2 millièmes de seconde. Si donc une conscience assistait à ce défilé de 400 trillions de vibrations, toutes instantanées, et seulement séparées les unes des autres par les 2 millièmes de seconde nécessaires pour les distinguer, il faudrait, pour achever l’opération, plus de 250 siècles… »

Le philosophe allait s’enfoncer dans des réflexions plus profondes encore touchant la différence du temps scientifique homogène et du temps psychologique hétérogène, lorsque en longeant une tonnelle sous laquelle roucoulaient des tourterelles enfermées dans la prison d’une volière invisible, il entrevit une robe blanche, tache exquisement claire soutenue par l’ombre verte de la charmille.

Il s’arrêta, ému.

À ses pieds, suspendus aux tiges balancées, des coléoptères d’émeraude et de saphir étincelaient, si ressemblants à des joailleries qu’il s’étonnait de les voir remuer. Mais les beautés de cette entomologie l’intéressaient moins que cette séduisante rêveuse en laquelle il venait de reconnaître Fanny Thulette, absorbée, semblait-il, dans la douceur « de vivre sans dormir tout en ne dormant pas ».

Elle se laissait aller au fil de ses songeries.

Que de fois, déjà, il l’avait hantée, ce rêve fol et doux — banal aussi — de tous les Excessifs que la fatigue longtemps bravée à la fin terrasse, ce repos détendu dans l’apaisement d’un chalet orné de la devise classique Parva domus, magna quies, où l’on que le battement de deux cœurs énamourés.


  Le Bonheur entourant cette maison tranquille
  Comme une eau bleue entoure exactement une île.

  Ô Francis Jammes !

Trop énervée pour attendre chez elle le résultat des confidences versées par Edvard dans l’oreille maternelle de la comtesse Kolding, elle était sortie sans but, résolue à dépenser ses nerfs dans une course folle. Et puis, tout à coup, surprise de se trouver devant l’Hôtel de Paris, sous ces fenêtres où se jouait en ce moment sa destinée, elle était repartie, à travers les jardins, jusqu’à cette tonnelle, dont l’ombre accueillante et la solitude tentaient son épuisement.

« Elle est bien jolie, mon ex-pénitente, réfléchissait Bergeron, le cœur émoustillé par les souvenirs de la confession d’antan. Un regret attendri lui vint, au penser de l’échec qu’il avait tenté vainement d’infliger à Fanny. Et il se réjouit, sans arrière-pensée, d’avoir joué le rôle du Bienfaiteur malgré lui.

« L’aborderai-je ? » se demanda-t-il, perplexe.

Sa prudence sentimentale lui enjoignait de regagner Paris sans adresser la parole à cette captivante créature dont l’image obsédait trop souvent la mémoire du vieil homme.

Mais un sadisme insidieux lui suggéra cette réflexion : « Que penserait-elle de moi si, apprenant ma conduite à son égard, elle savait que j’ai failli lui nuire ? »

Il n’osait convenir tout à fait avec lui-même des sentiments un peu pervers, un peu cruels, un peu jaloux, qui lui inspiraient le désir d’une épreuve bizarre. Après mûre réflexion, il dit entre ses dents :

« Bah ! Il faut bien qu’elle paie la dîme du bonheur que je lui aurai valu sans le vouloir. »

Et il entra résolument sous le berceau en disant :

— Bonjour, mademoiselle !

Fanny se retourna brusquement pour considérer cet intrus ; mais, l’académicien à peine reconnu, elle mit ses mains devant ses yeux, avec un geste de honte enfantine et s’exclama, oppressée de confusion :

— Oh !… Monsieur Bergeron !

Le philosophe sourit ; étrange effet de l’amour sur des vierges de tempéraments opposés : Thérèse, l’enfant ingénue, s’enhardissait aussitôt qu’elle en avait reçu une révélation précise ; Fanny, la fille délurée, s’intimidait soudainement, du jour où la blessait le trait sacré.

Avant qu’il parlât, Mademoiselle Thulette découvrait son visage en murmurant, d’un accent de reproche :

— Oh ! Monsieur, il eût été plus généreux d’éviter cette rencontre pour m’épargner un embarras…

— Mademoiselle, interrompit vivement Bergeron, l’embarras sera de mon côté, aujourd’hui, car c’est moi qui vais me confesser. Nos rôles sont retournés… C’est moi qui mourrai de honte à l’idée de me retrouver en votre présence après l’aveu que je vais risquer.

Fanny le regardait, stupéfaite. L’académicien arrêtait son petit plan : « Je lui dirai tout, ce qui va la mettre en fureur et, comme une femme en colère est infiniment déplaisante, j’emporterai d’elle une vision moins dangereuse pour mes rêveries futures. »

Il continua donc, parodiant les phrases jadis prononcées par Mademoiselle Thulette pendant le fameux entretien dont, sans aucune peine, il amenait le souvenir au contact de la situation présente :

— Pour sauver ma conscience, dites-moi, Mademoiselle, dois-je me taire… ou dois-je vous avouer que je suis… très coupable à votre endroit ?

Fanny, interloquée, répondit :

Je ne comprends pas.

Bergeron s’écria, affectant une grande contrariété :

— Aussi, pourquoi ne m’avoir pas déclaré tout de suite : « Le jeune homme en question se nomme Edvard Kolding !… » J’eusse refusé immédiatement d’entendre votre confidence. Mais vous m’avez tout révélé, sauf le nom du de cujus.

Fanny commençait à s’inquiéter. Un trouble pressentiment l’assaillit, comme un bourdon bouscule une fleur. Elle demanda : :

— Vous connaissez Edvard, monsieur ?

Bergeron, se découvrant un imprévu talent de comédien, prit un ton affligé :

— Ah ! Mademoiselle… Que c’est difficile à dire… Voici la cause du tourment qui me paralyse : Je suis le père, ou presque… C’est-à-dire que, tout en n’étant pas son père, je la chéris d’une affection paternelle… Bref, je suis le parrain de Thérèse de Tresmes.

— Oh ! soupira mademoiselle Thulette, atterrée.

François Bergeron continua, jouant la confusion avec un art dont il se savait gré :

— Oui, n’est-ce pas… Vous vous mettez à ma place… Quand j’ai appris de la bouche de ma vieille amie, la baronne de Tresmes, le nom de la rivale qui menaçait le bonheur de sa fille… Entre vous, Mademoiselle, une étrangère, extrêmement sympathique, certes, mais une étrangère à mes yeux… et ma filleule Thérèse, cette enfant que j’ai vue naître… j’ai hésité…. Oh ! j’ai hésité… Mais je n’ai pu faire autrement que d’abandonner en dernier ressort votre cause pour servir la sienne.

Fanny eût un tressaillement nerveux qui crispa ses traits délicats. Bergeron observait curieusement ce fin visage tourmenté, y guettant une expression vindicative.

Mais elle questionna seulement, d’une voix blanche :

— Et… de quelle façon l’avez-vous servie ?

Le philosophe, baissant la tête et soupirant, avec une fausse humilité :

— Pardonnez-moi, j’ai bien mal agi : j’ai trahi le secret de votre confession.

Mademoiselle Thulette gardait le silence.

Bergeron poursuivit :

— Je viens d’aller trouver Edvard Kolding et je lui ai répété tout ce que je sais de vous… Je lui ai dit, si vous me permettez cette comparaison, qu’il suffirait de retourner votre étoffe pour voir que la trame en est cousue de fil blanc…

Fanny interrompit, d’un ton bref :

— Qu’a-t-il éprouvé ?

— Ah ! C’est un garçon plein de singularité…

— Qu’a-t-il dit ? insistait Fanny, frémissante.

Bergeron déclara, en réprimant un sourire, tout fier de mentir si habilement :

— Dame ! Il est furieux du tour que vous lui avez joué… Il ne vous le pardonnera jamais. Aussi, on ne se moque pas d’un homme à ce point-là !

Et l’académicien conclut in petto : « Maintenant, je peux tendre le dos. Elle va me faire une scène épouvantable… Quid furens femina possit… »

Mais Mademoiselle Thulette ne disait rien.

Bergeron, étonné, leva les yeux et l’examina : immobile, la tête droite, le regard fixe, Fanny pleurait sans bruit ; des larmes silencieuses formaient une buée opaque autour des prunelles ; puis coulaient tout à coup, en gouttes rondes, sur ses joues.

Devant ce désespoir muet, le philosophe regretta la férocité de sa plaisanterie.

Il dit :

— Vous m’en voulez ?

Fanny lui jeta un regard vague et balbutia :

— Non… ce n’est pas votre faute : c’est la fatalité… J’avais bien raison de penser qu’un si grand bonheur ne pouvait se réaliser.

Alors, Bergeron. bouleversé par cette douleur, cria :

— Ce n’est pas vrai, ma chère enfant, ce n’est pas vrai !… Comment avez-vous pu ajouter foi ? Le comte Kolding vous aime et sa famille est prête à vous accueillir.

La pauvrette ébaucha un sourire navré. Elle murmura, incrédule :

— Ce n’est pas la peine, allez… Pourquoi m’auriez-vous menti ?

— Pourquoi ?

Bergeron, pris au piège de sa tromperie, sentait une petite chaleur de honte monter à ses pommettes. Il ne pouvait pourtant pas répondre : « C’était pour ma sauvegarde, afin de vous irriter contre moi et de vous trouver moins désirable, une fois enlaidie par la colère. »

Il songea tout haut :

— Ah ! Vieil imbécile que je suis !

Fanny, se méprenant, répliqua :

— Non : vous avez bien fait… J’aime mieux savoir.

Alors, désespérant de la convaincre, Bergeron se dit, pour chasser ses remords : « Bah ! Elle n’en aura qu’une meilleure surprise, tout à l’heure. »

Et, prompt à s’absoudre, il se leva, saisit sa valise.

Une dernière fois, il regarda mademoiselle Thulette, longuement. Avant de s’éloigner il se rappela la belle fille joyeuse qui lui avait posé sur les mains un baiser reconnaissant.

Alors, il s’écria, avec un élan de jeune homme :

— Ah ! Tant pis… Il faut que je vous rende ce que vous m’avez donné !

Il se pencha sur l’affligée, l’embrassa vivement sur les deux joues…

Et cette fois, ce fut Fanny qui resta muette de stupeur après son départ.