Aller au contenu

La Virginité de Mademoiselle Thulette/5

La bibliothèque libre.



CHAPITRE V


Avec l’angoisse fiévreuse d’une écolière potassant son « Certif », mademoiselle Thulette feuilletait le Kama Soutra.

Depuis un mois que son entretien avec Bergeron l’avait décidée à employer une tactique scabreuse, elle ne réussissait qu’à irriter l’humeur d’Edvard qui ne s’expliquait pas les soubresauts de cette passion qui se dérobait tout en paraissant s’offrir. Au début, cette coquetterie fuyante aiguisait l’ardeur du chasseur scandinave ; à la longue, elle risquait de le lasser.

Fanny le comprenait bien et s’en alarmait. Mais que faire ? En lui indiquant le choix des armes, le philosophe n’enseignait pas du même coup la manière de s’en servir.

Dissimuler son innocence et jouer l’effronterie en public n’offre pas de grandes difficultés ; mais feindre une perversité qu’on ignore et qu’on redoute est un rôle assez périlleux dans le tête-à-tête.

Malgré ses bonnes résolutions d’entrer dans la voie mauvaise, mademoiselle Thulette ne parvenait pas à concéder au comte Kolding des privautés plus intimes que les baisers des premiers jours ; dès qu’il souhaitait des caresses plus significativement accentuées, elle se sentait paralysée par la crainte de paraître maladroite et aussi (elle devait se l’avouer) par les importunités d’une pudeur naturelle qui, vainement chassée, revenait au galop et rougissait son joli visage scandalisé. Elle se hâtait alors, pour masquer cette honnêteté navrante, d’imiter le manège d’une rouée qui se marchande.

Fanny se désolait : « Bergeron m’a conseillé le duel ; bon. Mais je ressemble à ces couards qui reculent aussitôt les fers engagés. Malgré mon vif désir d’être vaincue, je suis si poltronne et si inexperte que je ne sais pas m’escrimer de manière à me faire toucher par l’adversaire ».

Au fur et à mesure que sa stratégie se développait infructueusement, mademoiselle Thulette, victime de son propre piège, se voyait acculée à la nécessité d’accomplir dans la science du péché des progrès indispensables ; c’est ainsi qu’elle en vint à parcourir leKama Soutra, grouillant de malpropretés instructives.

Maintenant, le gros livre ouvert sur ses genoux, la tête penchée, les joues congestionnées à force d’application, elle lisait, le front brûlant d’une transpiration légère, comme grisée de champagne, moite (et Chandon) :

« … Dans le baiser mouvant, la jeune fille presse entre ses lèvres la lèvre inférieure de son amant et l’introduit dans sa bouche en lui imprimant un mouvement de succion. Dans le baiser touchant, elle touche avec la langue la lèvre de son amant en fermant les yeux, et place ses deux mains dans les siennes. En même temps, entre le pouce et l’index… »

Énervée, mademoiselle Thulette laissa glisser sur le tapis ces chansons des ruts et des doigts. Elle prit un miroir à main parmi les mille inutilités luxueuses de sa toilette et, longuement y contempla ses lèvres petites mais charnues, gonflées d’un sang pur qui les colorait de rose vif sous le carmin factice du bâton de raisin. Méditant le pouvoir de volupté que possédait cette bouche inconsciente, elle approcha son poignet de ses lèvres, d’un mouvement impulsif, curieux, ingénu, pour expérimenter sur elle-même les caresses minutieusement décrites par ce Guide indou, avec une érudition indoubitable.

Pauvre Fanny ! Décidée à faire triompher son amour, avec quelle ferveur elle se plongeait dans des chapitres dont elle osait à peine lire le titre. Avec quelle conscience elle étudiait les raffinements des divers modes opératoires, soutenue par une foi candide que ne rebutaient point la lascivité de ces tableaux dont son esprit emmagasinait les descriptions obscènes, méthodiquement.

À la fin de sa lecture, Fanny poussa un gros soupir découragé : malgré les enseignements d’une théorie si précise, elle sentait trop ce que les cacographes nommait l’ « indispensabilité » de la pratique en ces délicates matières. « Hélas ! s’avoua-t-elle dépitée, je suis comme ces gens qui s’efforcent de parler une langue étrangère à l’aide d’un manuel de conversation : ils assemblent des phrases qu’ils ne savent pas prononcer correctement. Je saisis bien le sens des mots, mais je ne pourrai jamais attraper l’accent ».

Et elle rejeta cet inutile Manuel de l’Amour tel qu’on le parle.

Soudainement, la chercheuse se souvint qu’Edvard Kolding devait, invité par le milliardaire yankee Andrew Fenton, visiter son yacht arrivé la veille en rade de Monaco.

Faisant trêve à ses tentatives d’autodéniaiserie, elle concentra toute son attention sur le choix d’un panama, cabossé avec une savante fantaisie, qu’elle campa crânement sur ses cheveux en révolte ; il mettait en valeur la robe de jersey sable où sa taille se cambrait aguicheusement. Ainsi parée — comme disent les marins — Fanny descendit à pas lents vers le boulevard de la Condamine, au-devant de son amoureux qu’elle espérait rencontrer.

Elle marchait, regardant sans les voir les yachts, blancs et pimpants, joujoux bien astiqués de bébés millionnaires qui flottaient sur l’eau bleue du bassin. Dépassant ses futiles congénères comme Calypso dépassait ses nymphes, le grand bateau de Jellineck montrait impudemment son arrière Mercédès II K. U. K. Y. C. avec l’outrageante quiétude d’un ennemi convaincu qu’on oubliera toujours de le mettre sous séquestre. Ces gensses du Midi sont si étourdis, pas moins !…

Perdue dans son rêve, elle s’étonna de voir devant elle, tout à coup, Sainte-Dévote, petite chapelle pittoresque et solitaire édifiée au fond d’un trou de verdure dans l’ancien vallon des Gaumates.

Mademoiselle Thulette connaissait bien Sainte-Dévote, vestige des temps reculés où son pays natal n’était qu’un grand rocher dépourvu de casino. Mais, élevée dans l’ignorance de toute pratique religieuse, elle n’avait jamais eu l’idée de visiter ce que les librettistes appellent en leur curieux idiome « asile pieux ». Or, voici qu’en cet instant, un dicton populaire lui revint à l’esprit : « Dieu exauce toujours le vœu qu’on formule en entrant pour la première fois dans une église ». Axiome religieux dont le pendant laïque « On gagne toujours le premier coup qu’on joue » a coûté aux débutants de la roulette des sommes… d’Épiménide !

De par la double origine de ses parents, Fanny réunissait en elle des races nettement opposées, ce qui inspirait parfois des actions contradictoires à cette fille dont la séduction latine se relevait d’un parfum d’Orient.

Juive, elle poursuivait son but avec cette énergie laborieuse, inlassablement patiente, cette confiance en l’effort persévérant dont se cuirassa toujours le redoutable peuple d’Israël, depuis que le propriétaire de l’Éden contraignit Adam à déménager. Espagnole, elle mêlait à sa logique positive un grain de superstition qui la poussait aux plus déraisonnables enfantillages, sans défense, alors, contre une sentimentalité passionnée l’incitant aux désirs inutiles, parfois même périlleux…

Et voilà pourquoi, après de vaines incursions dans le champ aride de la philosophie contemporaine comme dans le jardin galant du Kama Soutra, étoilé de fleurs licencieuses, mademoiselle Thulette entra dans la chapelle de Sainte-Dévote avec une piété soudaine de première communiante.

Elle s’agenouilla d’instinct devant l’autel, murmurant : « Mon Dieu, faites qu’Edvard Kolding m’aime un jour comme je l’aime, ou bien accordez-moi la grâce de savoir l’aimer comme il veut être… »

Trop vraiment femme pour se rendre compte des énormités qu’elle proférait, elle était bien à cette minute l’Andalouse amoureuse et croyante qui retourne contre la muraille la statuette de la Vierge avant de se trémousser contre son torero.

Mais l’instant d’après, sur le seuil de l’église où elle venait d’exhaler cette bizarre oraison jaculatoire, Fanny redevenait la Juive moderne, clairvoyante ou du moins sceptique. Moqueuse, elle se jugea puérile. Pratique, elle ne voulut point convenir qu’elle eût perdu son temps. Alors, interprétant à sa façon le pieux machiavélisme du pari de Pascal, elle conclut avec bonne humeur : « Somme toute, s’il existe une puissance divine, ça ne peut pas me nuire de la mettre dans l’affaire ».

Comme pour prouver à Fanny qu’Elle ne lui en voulait pas d’ignorer les gloses pascaliennes, moins fantaisistes, de la Revue d’Apologétique, la Providence plaça soudain l’amoureuse face à face avec Edvard Kolding.

À pas lents, seul, il remontait le boulevard de la Condamine. Curieux de cette architecture en lambeaux, ses yeux détaillaient les pierres délabrées quand — ô stupeur ! — il aperçut mademoiselle Thulette sortant de Sainte-Dévote ; il n’eût pas éprouvé plus d’étonnement en voyant une Carmélite entrer au Moulin Rouge.

En trois enjambées, il rejoignit Fanny et, avec une ironie ouatée d’hésitation :

— Comment ! Vous, à l’église ?

Mademoiselle Thulette répartit du ton gouailleur dont elle dissimulait, avec lui, sa tendresse et ses incertitudes :

— Mon cher, le temple n’abrite pas qu’un autel… Je ne sais à quoi servent vos églises de Norvège. À Paris, ce sont des lieux de rendez-vous plus discrets que les salons de thé des grands magasins… Et quand à celles de Monaco, leur usage est… as you like it !

Déjà, Edvard jetait un coup d’œil soupçonneux vers le portail. Fanny le surprit et, toute pétillante de moquerie :

— Vous attendez-vous à voir apparaître… le complice ?

Le jeune homme murmura, avec une expression indéfinissable de curiosité, d’envie et de dépit :

— Il est des chapelles où l’on vient, seule, pour remuer la cendre des souvenirs.

Fanny, qui le devinait, pensa : « Encore le prestige de mon passé », certaine qu’il en éprouvait à la fois une jalousie rétrospective et une convoitise intriguée.

Elle répliqua :

— Des souvenirs !… Ah ! Ah ! Voilà un bagage dont je ne m’embarrasse guère. Les histoires de cœur s’écrivent avec de l’encre sympathique. Éloignez le papier de la belle flamme et les mots tracés s’effaceront graduellement. Ma mémoire est une page blanche.

Le voyant encore soucieux, elle questionna, avec une pitié narquoise :

— Vous supposiez que j’accomplissais ici un pèlerinage ?

— Qui sait !

— Voulez-vous connaître la vérité ?… toute la vérité ?… rien que la vérité ? Eh bien, ma jarretelle venait de se détacher et j’étais entrée là pour réparer le désastre.

Edvard tressaillit, chatouillé par ce petit détail intime.

Il croyait voir, il voyait, sous la jupe relevée, entre le bas de soie et le volant de dentelle du pantalon, un peu de chair aux délicatesses de pastel. Il croyait respirer, il respirait, sous ces voûtes pieuses où l’ensorcelante païenne avait rajusté sa jarretelle, un mélange grisant d’encens et de « Quelques fleurs » comme l’eût choisi, pour ses Messes roses aux mignardes obscénités, Catulle Mendès.

Percé jusques au fond du cœur d’un désir imprévu aussi bien qu’autoritaire, il dit, d’une voix que l’émotion enrouait légèrement :

— J’aimerais visiter cette vieille chapelle. Elle est très curieuse, assurent les guides.

Sans demander de qui le comte Kolding tenait sa science archéologique, Guy de Maupassant ou Guy de Baedeker, mademoiselle Thulette acquiesça, en dissimulant un sourire de triomphe.

À ce moment, un affreux petit bonhomme à gueule de batracien, qui lisait en marchant, s’arrêta net et leur lança un regard empoisonné.

— Edvard, voyez donc ce nain qui nous fait un sale œil ! Il est horrible ! Il ressemble au crapaud Astaroth.

— À qui, chère amie ?

— Astaroth, le crapaud de madame Fontaine, vous savez bien !

— Non, je ne sais pas. Madame Fontaine ?

— Mais oui, la tireuse de cartes, voyons !

— Bon, admit sans autre discussion le comte Kolding qui lisait assidûment les auteurs norvégiens (Jonastic, Kjelland, Christian Elster, Holgar Drachman, Einar Christensen, Arne, Griborg, pour ne citer que les illustres), mais fréquentait peu Balzac. Et ils entrèrent.

Fanny regardait Edvard avec adoration. À travers un vitrail brisé, une longue flèche de soleil dorait les cheveux clairs du jeune homme, intensifiant sa jeunesse éclatante, caressant la fraîcheur de sa peau veloutée comme un fruit à point. Une résolution soudaine durcit ses traits, lui conférant une passagère ressemblance avec le César admiré de Machiavel… mollo segreto, biondo e bello… Il s’appuya contre un confessionnal vermoulu, attira la jeune fille sur sa poitrine et, lui renversant la tête, appuya sur cette bouche entr’ouverte par le Désir un long baiser profond qu’elle lui rendit passionnément, avec les intérêts.

Oui, certes, avec les intérêts. Dominant son trouble, l’amoureuse sut se rappeler à propos les leçons du Kama Soutra : comme l’indique la page 27, paragraphe 3, de ses lèvres passionnées elle pressa celles d’Edouard Kolding, qu’elle toucha d’une langue timide mais instruite. Sous cette caresse savante de néophyte, il frémit, voluptueusement…

Au sortir de l’église-boudoir, les jambes molles comme après une possession complète, le couple, exquisement vanné, n’aperçut pas le nabot maintenu là en sentinelle par son anticléricalisme combatif. Mais lui, bouillonnant d’un mépris courroucé pour ces gens qu’il accusait d’un mysticisme auquel ils ne songeaient guère, il haussa ses épaules inégales, les salit d’une nouvelle œillade venimeuse et reprit sa route ainsi que la lecture de l’Essor congressiste. Une saine lecture : « Le prêtre fait boire à la bouche de la femme, ogive de l’infini, du fiel de serpent dans le calice de la superstition ».

Les deux amoureux, serrés l’un contre l’autre comme sur une post-card anglaise, remontaient maintenant vers l’hôtel Thulette sans parler, sans même se regarder, grisés par cette minute d’extase, respirant avec délices le parfum des jardins fraîchement arrosés… L’arôme de la terre mouillée, les senteurs des rosiers et des clématites leur montaient au cerveau comme un vin puissant.

En arrivant au Thulette, ils virent à côté de l’omnibus automobile de l’hôtel, arrêté devant l’entrée, deux voyageuses qui surveillaient la descente de leurs bagages.

La plus âgée, se retournant, aperçut Edvard et s’écria gaiement :

— Une surprise… Nous sommes venues vous rejoindre, sans prévenir.

Et la baronne de Tresme, poussant sa fille devant elle, s’approchait du comte Kolding, auquel elle offrait le sourire de sa figure encore fort agréable malgré la fatigue d’une peau trop fine qu’étoilaient de petites rides rusées.

Louise de Tresme et Fanny Thulette s’étaient dévisagées d’un coup d’œil hostile ; la baronne n’avait pas hésité un instant à deviner la rivale de sa fille dans cette jolie femme appuyée au bras d’Edvard avec une tendresse lasse.

Affectant d’ignorer la présence de l’ennemie, elle ajouta :

— Rendez grâce à ma sollicitude maternelle, mon cher ami : votre fiancée s’ennuyait de vous, c’est pourquoi je vous ai ménagé ce plaisir imprévu.

— Avez-vous fait bon voyage, madame ? répondit Edvard, en saluant d’un air embarrassé.

Fanny examinait âprement Thérèse qui souriait en silence, aussi gênée que le comte Kolding. Instruite par les confidences du jeune homme, Mademoiselle Thulette connaissait tous les dessous de la situation et savait que, fiancé à Paris, mais délesté de tout projet matrimonial depuis la rencontre libératrice du skating, il continuait cependant, sans oser reprendre formellement sa parole, d’écrire de temps en temps à Thérèse, puisque la baronne de Tresme connaissait son séjour à l’hôtel de Monte-Carlo.

Elle comprit, à voir la gaucherie (cependant charmante) de Thérèse, pourquoi cette rougissante ingénue ne plaisait pas à son Edvard tout ensemble timide et pervers. Mais elle sut apprécier la saveur discrète de cette blonde, presque enfant, et murmura pensive : « Il va falloir jouer serré ».

… Edvard sentit tout à coup une petite main étreindre nerveusement son bras, le pétrir avec des agaceries caressantes de chatte. À ce léger contact, indéniable engagement de possession future, il frissonna de joie. Il bénit la présence de Thérèse attisant la jalousie de Fanny et, désireux de prouver à son amoureuse qu’il n’entendait nullement la sacrifier aux convenances de ses fiançailles, il força la réserve dédaigneuse des dames de Tresme en leur présentant avec solennité :

— Mademoiselle Fanny Thulette, la fille du principal administrateur de la Société des Grands Palaces.

L’œil impénétrable de la baronne se fixa sur les yeux bleu sombre de Fanny. Puis, sans une parole, elles échangèrent un salut dont l’irréprochable correction mondaine dissimulait une de ces férocités de choix comme il s’en rencontre, au Bengale, chez les tigres et en France chez les femmes de la bonne société.

Pour peu que le gendre visé en vaille la peine, la mère d’une fille non pourvue ne balance guère à mettre sa dignité au rancart. Mme de Tresme avait décidé brusquement son voyage devant l’indifférence persistante d’Edvard, retenu là bas, elle le pressentait, par quelque aventure. On verrait bien ! Trop pratique pour se retrancher derrière une susceptibilité offensée, elle avait tout de suite dressé son plan : descendre avec Thérèse à l’hôtel où habitait le comte Kolding et, la promiscuité des mêmes distractions aidant, ramener en un tournemain dans la voie droite du mariage ce fiancé enclin aux amourettes buissonnières.

Mme et Mlle de Tresme n’occupaient pas le Thulette depuis une heure qu’elles se trouvaient déjà en relations avec tous les hôtes que le comte Kolding fréquentait depuis un mois et demi. Devinant sans peine les projets de celle qui aspirait à devenir sa belle-mère, honteux de trahir des engagements qu’il n’osait rompre, le jeune homme se disait : « Plus je placerai de tiers entre elles et moi, plus j’écarterai le risque d’un tête-à-tête gênant soit avec la mère qui exigerait des explications, soit avec la fille à qui Fanny me reprocherait de faire la cour ».

De là son empressement fébrile à présenter en masse, aux deux voyageuses tous les gens du Thulette qu’il connaissait. Immédiatement Annie et Maud Scott avaient accaparé d’autorité la jeune Thérèse qu’elles emmenaient au tennis, escortées du marquis Yuerta, l’éternel compagnon des jeunes filles. Cependant d’aimables inconnus, porteurs de noms très difficiles à retenir, entreprenaient une conversation, panachée de tropes métèques, avec Louise de Tresme. Inopinément plongée dans ce bain d’exotisme, la baronne ressentait l’impression de se trouver transportée tout à coup sur la ligne de l’Équateur, à mille lieues de la France, mais elle se rassérénait en songeant à sa fille : « Dans cette atmosphère nouvelle qui respire la joie de vivre et le goût effréné du plaisir, Thérèse ne peut manquer de prendre enfin une allure plus délurée ». Souriant de tendresse au penser des félicités qu’elle se forgeait, elle s’excusa auprès de ses connaissances récentes et remonta dans son appartement, recrue de fatigue mais énivrée d’espoir.

Elle redescendit à l’heure du thé. Un lot de vieilles dames dévoraient toasts et gâteaux à beaux rateliers, occupant toutes les petites tables disposées autour du salon rectangulaire ; au centre, des couples dansaient sans s’inquiéter outre mesure — si l’on peut dire — de la musique grattée par des mandolinistes italiens juchés sur une estrade et conduits par un chef si maigre qu’il semblait un lévrier nourri de dessins cubiques.

La baronne aperçut aussitôt Fanny qui tournoyait gracieusement aux bras du comte Kolding et, les lèvres pincées, elle la détailla avec une malveillance incisive. Puis, souhaitant se renseigner sur cette demoiselle bizarre et trop jolie qu’elle n’arrivait pas à identifier, elle avisa, tout près d’elle, un sexagénaire bien mis qui regardait l’originale valseuse avec complaisance ; certaine qu’il devait faire partie du flot d’inconnus qu’on venait de lui présenter, elle adressa la parole tout de go à ce vieillard en parfait état de conservation, riche sans doute car la domesticité lui témoignait des égards particuliers :

— C’est une bien séduisante personne, ne trouvez-vous pas, que cette Mademoiselle Thulette ?

— Charmante, madame, charmante.

Il n’ajouta rien.

Sa trop rapide approbation et aussi le mutisme dans lequel il semblait vouloir se renfermer vexa la baronne. À travers son face à mains impertinent, elle toisa son interlocuteur, évalua sa réserve diplomatique et l’artificielle noirceur de sa chevelure (le nitrate est d’argent et le silence est d’or). Puis, revenant à la charge, elle insista, d’une voix perfide qui invitait à la médisance :

— Au fond… Qu’est-ce donc au juste que Mademoiselle Thulette ?

— C’est ma fille, madame, répondit le directeur de l’hôtel, avec une onction infinie.

Et, ce jour-là, ils ne causèrent pas plus avant.