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La Virginité de Mademoiselle Thulette/8

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Albin Michel (p. 161-182).



CHAPITRE VIII


Le menton dans la main, le coude sur la table, M. Thulette se remémorait ses voyages d’antan, non pas les randonnées lointaines à travers les deux Amériques, mais son premier déplacement — inoubliable — au pays des hôteliers, dans la Suisse, auberge du monde, qu’il avait parcourue… comme le temps passe !… voilà plus d’un quart de siècle.

Tout jeune alors, encore inexpérimenté, mais futé déjà, sa mine débrouillarde amusait : un vieux juif très riche et très neurasthénique, brusquement, lui proposa de l’accompagner à Monte-Carlo comme interprète, car ce millionnaire francfortois nasillait un « yddisch » si violent que, dans les hôtels, même bien tenus, la valetaille, parfois, ne pouvait s’empêcher de lui rire au nez — qu’il portait long et crochu.

Enthousiasmé, Thulette partit pour la Côte d’Azur dans les bagages de son coreligionnaire qui, le soir même de son arrivée à Monte-Carlo, lui remit trois louis avec ce plan de campagne : « Nous resterons ici douze jours ; tu aventureras chaque matin 5 francs à la roulette ; c’est assez pour goûter les émotions du jeu et il est fort possible qu’au moment de notre départ il te reste du bénéfice. Va, et que te bénisse le Tout-Puissant, béni soit-il ! »

Le débutant réfléchit quelques secondes dans l’atrium ; puis il entra dans la salle de jeu, s’approcha de la première table et, trop impatient pour miser au compte-gouttes, comme le conseillait son prudent bailleur de fonds, il résolut de jouer toute sa masse, d’un seul coup.

Sur une chance simple ? Allons donc ! Qui ne risque rien n’a rien. Entre tous les numéros, le 20 le tentait, parce que c’est au 26 de la Judengasse (aujourd’hui Boernestrasse) que tout bon Francfortois admire, révérencieux, la maison ancestrale des Rothschild, divin berceau.

Résolument, il posa sur le 26 ses trois louis, toute sa fortune.

La petite bille blanche sautilla, nerveusement, rageusement, puis, vite lasse, prit le parti de se reposer dans la première case venue, n’importe laquelle.

Et la voix indifférente du croupier annonça :

« 26, noir, pair et passe ».

Un rateau poussa devant le joueur tout pâle, qui s’en empara, les mains tremblantes, un petit tas d’une vingtaine de louis, vingt-cinq, trente peut-être (ses yeux papillotants d’émoi y voyaient à peine) ; sur l’or, un billet de mille et un de cinq cents francs vinrent se poser. Le gagnant s’éloigna, d’un pas ivre.

Fier de cette bourse de voyage inespérée, le cœur incendié de joie, comme Enoch qui, ravi au Ciel, fut changé en feu et devint Metamoron, l’heureux Thulette abandonna prestement son compatriote, désormais inutile, et s’offrit une ballade en Suisse qu’il désirait depuis longtemps.

Elle l’ennuya certains jours.

À Zurich, notamment, sa jeune âme tumultueuse déplora la monotonie de ce superbe pays tranquille et fixe. La belle chaîne de montagnes blanches qui, le jour de son arrivée, décorait le fond du beau lac lapis-lazulique, ne cessait jamais de le décorer. Alors, parfois, accoudé à la belle terrasse du bel Hôtel Belle-Vue, il s’écriait intérieurement :

— Oh ! mon Dieu, comme c’est beau ici ! Comme c’est calme et immuable !

Or, un soir, vers six heures, il arpentait, l’âme plutôt mélancolique, les quais aimables qui bordent le lac. Les soldats promenaient leurs petits bourgerons et leurs petites baïonnettes de poche. Le jour jaunissait doucement, graduellement, les montagnes et l’horizon se violaçaient. Les montagnes, oui, les montagnes, là-haut. Et, là, le lac, oui, le lac. L’eau s’huilait de mauve, des barques circulaient par l’effort cadencé et ployé des rameurs debout. Les bateaux à vapeur baudelairiens chantaient leur Invitation au voyage et faisaient la navette d’une rive à l’autre, charmés de desservir les villages de ces sites riants.

Que faire ? Il s’était fort peu diverti, la veille au Corso, dont le portier de l’hôtel, expert en géométrie sentimentale, lui avait mystérieusement vanté les horizontales, les bars parallèles, les gens de cercles s’ébattant loin de leurs carrées.

Sa promenade incertaine le conduisit jusqu’à la Tonhalle, immense construction de couleur orange et de style allemand, indien, chinois… voire presque français puisqu’elle s’apparente au Trocadéro de Paris, imité du Longchamp marseillais, assure Bartholdi, sculpteur éloquent. Et cette considérable bâtisse s’étale au milieu d’un jardin anglais à l’usage des Suisses.

Commodément installé devant une tasse de café (chicorée et réglisse) dans la galerie du pourtour, le voyageur dominait la terrasse, encombrée de ménages pacifiques et d’étudiants assoupis.

Des brumes incertaines flottaient sur le lac dont on devinait les vagues au léger clapotis en sourdine. Sous l’éclairage violent des trop somptueux réverbères, les feuilles des arbres acquiéraient des teintes bizarres, ni roses, ni bleues, ni jaunes, ni violettes, mais impressionnistes et impressionnantes.

Et l’orchestre vrombissait, avec douceur, l’ouverture de Poète et Paysan, gentille et bébête, pour la plus grande joie des petits employés mélomanes qui, chaque soir, leur labeur achevé, viennent absorber du son, comme les ânes débâtés absorbent du foin.

Peu à peu, le Francfortois Thulette prenait en horreur cette emphatique et dérisoire construction découpée comme les pièces de pâtisserie que l’on appelait, sous le Régent, des « Sultanes », ces lourds balcons dorés sans discrétion, cette diarrhée d’ornementation, ce vomis de peinturlurage. Et, dans son exécration, il comprenait, injuste, les avenues plantées d’arbres équidistants, les pasteurs compassés, les journaux lourds et les Zurichois même si occupés de leur commerce extérieur que, se souciant comme des poissons de la pomme de Guillaume Tell, ils ont remisé depuis belle lurette la cornemuse et le ranz qui était dedans, et tout leur beau passé de poésie et de gloire.

Ainsi songeait, inique parce qu’excessif en ses généralisations amères, le voyageur Thulette.

Et ses méditations, de plus en plus assombries, finirent par obscurcir son âme dolente, et le lac pacifique, et l’agressive Tonhalle, de si noires pensées qu’il comprit : « un seul remède me reste : la fuite ; prenons-le, prenons-la ».

Adieu Zurich !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Quand M. Thulette débarqua, rasséréné, à la gare de Bâle, il descendit, le nez au vent, tout guilleret, vers la ville. Le vieux pont du Rhin le captiva un instant. Comme il crachait parfois en fumant, il consacra quelques minutes à créer des ronds, sur l’eau, par-dessus le parapet. Son cigare terminé, il se remit en marche. Il monta du côté du Musée qu’il dédaigna, non pour les trop nombreux Bœcklin qui servent de repoussoir aux Holbein, mais simplement parce qu’aucune peinture ne l’intéressait.

Obliquant dans la direction du temple protestant, il halta sur une terrasse du haut de laquelle il laissa tomber son regard vers la plaine immense et calme. Un instant, il essaya de se convaincre qu’il était ce Melanchton, tontaine, ce Melanchton, tontaine tonton, dont la statue orne le portail de l’Église, et qu’il prêchait la Réforme.

Mais trop foncièrement israélite pour comprendre l’état d’âme d’un parpaillot, son rêve, d’ailleurs taquiné par des tiraillements d’estomac, s’évanouit bien vite et le voyageur se rendit sur la Grand’Place.

Là, devant l’Hôtel de Ville peinturluré, dans la salle basse d’un restaurant où sommeillaient, piquées de mouches, les effigies des conseillers fédéraux, il avala une salade de cervelas, mâcha du rosbif aux pruneaux et but des chopes innombrables, cependant qu’une courte servante rougeaude, à tablier blanc, jouait des valses de Strauss l’ancien, Morgens-blaetter, Künstlerleben, et tant d’autres, sur un piano de la maison Burkhardt.

Plongés dans une silencieuse extase, des pompiers écoutaient ; leurs casques déposés à côté de leurs chopes, ils faisaient sortir de leurs pipes d’imposants tourbillons de fumée, comme s’ils eussent voulu suggérer au monde qu’ils s’étaient rendus là pour cause d’incendie.

— C’est beaucoup plus gai, ici, qu’à Zurich ! s’affirma le voyageur, sans aucune conviction.

Pour secouer cette poussière d’ennui qu’il sentait pleuvoir sur lui, implacablement, il pénétra dans une sorte de musée où, mornes, s’étalaient des pertuisanes, des hallebardes, des mousquets et aussi des mannequins godiches aux uniformes fleurant la naphtaline.

Quand il sortit, de grosses gouttes de pluie tombaient, douces et froides. Il revint à l’hôtel, ouvrit la fenêtre, contempla l’averse, des grands chariots chargés de meubles qui passaient en grinçant, conduits par d’épais rustres au feutre noir. Et il bâilla largement, à grand bruit, comme un toutou.

Distraction inespérée : une mouche s’opiniâtrait en vain à gravir le carreau de la fenêtre. Il la regarda monter, dégringoler, remonter encore, agiter des ailes rageuses en bourdonnant de colère. Brusquement, elle s’envola, disparut. Il resta seul. La pluie tombait plus fort.

À bout de force, il se jeta sur l’Indicateur, puis sur sa valise, puis dans un wagon. Et le train partit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Non loin de Lucerne, le voyageur descendit à la gare d’un village dont les toits grisâtres pointaient au milieu d’arbres tout spécialement verts. De gras pâturages l’entouraient, où chantonnait une rivière sans prétention. De légères fumées, minces comme la taille de Mlle Polaire, montaient vers les cieux et, vu que c’était le matin, des chiens aboyaient, des bœufs mugissaient et, aux cocoricos de jeunes coqs se mêlaient des gloussements de vieilles poules. Un tableau d’Auguste Boulard ou de Jules Dupré.

Avisant une carriole, le juif errant se fit conduire au seul hôtel de ce lieu, l’Hôtel de la Gare. Il se débarbouilla, trempa dans un bol de café au lait deux ou trois tartines enduites de miel et sortit par le village.

Après avoir dégringolé de petites rues, il en gravit de non moins petites, puis accéda à une place assez vaste, ma foi. Là, un superbe magasin ostendait ses vitrines lavées, frottées, étincelantes « Magasin de tabac ». Thulette ne put s’abstenir d’admirer les pyramides, les château-forts, les escaliers en colimaçon, les gradins disposés en étages, toutes ces constructions ingénieuses que les Suisses ont l’habitude et le don infus d’ériger avec la matière fumable. Soudain, à travers la glace, il aperçut, assise au comptoir, une jeune fille. Tout de suite, elle l’intéressa d’une manière intense et, comme elle se levait, comme elle allait et venait, il la suivit des yeux, partout. En vérité, ses deux yeux la suivaient hardiment et obstinément, à la façon de deux moustiques attachés tantôt aux naseaux, tantôt au quasi d’une génisse innocente. Chaste génisse !

Délicieuse jeune fille !

Elle avait le front doux, les prunelles rêveuses, la bouche calme. Blonde, elle tressait ses cheveux en natte épaisse dans le dos, serrée au milieu par un nœud de velours sombre, un autre nœud les serrait au sommet de la tête. Elle cachait jalousement sa poitrine sous un corsage gris, pudique, et sa robe laissait à peine voir ses pieds chaussés de bottines solides. Pour préserver ses vêtements, elle portait un tablier de couleur claire attaché aux épaules par un double ruban bleu — un petit tablier de famille, coupé, bâti et ourlé un soir dans la clarté paisible d’une lampe à pétrole, sous l’œil débonnaire de sa maman.

Sa maman, elle aussi, était Suissesse des talons aux tempes, intégralement. Mais cette helvéticité ne déplaisait pas aujourd’hui à Thulette. Au contraire, elle le stimulait. Quand il sentit son cœur battre plus fort devant la jeune fille, quand il sentit un à un ses autres organes s’émouvoir, il ne songea pas à refréner cette appétence naissante. Il regarda, chaud de joie secrète, son désir germer, éclore, et, loin de l’arracher, il se reconnut enclin à le cultiver précieusement. C’est pourquoi, entrant dans le magasin, il s’approcha du comptoir chargé de tabac jaune, blanc ou noir, de cigares qu’entourait un anneau de paille, de cigarettes avec tube, alignées à la prussienne dans des boîtes de carton. Sans rien dire, il égara ses doigts parmi cet odoriférant farrago, faisant craquer un cigare, tâtant un paquet de « nicotiane », soulevant une pipe, et ses yeux pétillants, ses yeux moustiques poursuivaient à la dérobée les charmes de la jeune fille. Elle semblait n’y point prendre garde, distraite. Tout de même, elle s’étonnait un peu de ces préliminaires insolites et considérait avec quelque intime émerveillement ces mains blanches, soignées qui, coquettement, inventoriaient l’étalage. Quatre, cinq, qui sait ? six minutes s’écoulèrent. L’acheteur dressa la tête :

— Combien ces cigares ?

— Quinze centimes pièce, répondit la petite marchande dans un français très net, avec un léger, tout léger accent. Et elle précisa :

— En tout, nonante.

Il déposa sur le comptoir, lentement, afin de gagner encore quelques secondes, huit gros décimes français et une petite pièce de nickel suisse, demanda que l’on enveloppât avec soin sa demi-douzaine de cigares, mit la main à son chapeau. Et à voix douce, de peur d’éveiller l’attention de la maman, il flûta :

— Vous êtes exquise. Où peut-on vous voir ?

Comme il s’y attendait, il n’obtint pas de réponse, acheva de saluer et sortit, avec le sourire.

Dès lors, Thulette fut épris. Oh ! non pas à la façon de Roméo ou de Werther. Il n’eut pas un instant l’intention de se pourvoir d’une mandoline et de venir, la nuit, ténoriser des airs langoureux sous le balcon de la bien-aimée. Il ne suspendit pas non plus, à ce balcon, une échelle de corde, afin de s’y balancer au vent, dans « l’aurore grelottante en robe rose et verte » ; il retourna simplement le lendemain, puis le surlendemain, puis les autres jours, choisir quelques cigares, tâter quelques paquets de « petun » et laisser sur le comptoir quelques pièces de monnaie, progressivement plus nombreuses. Il apprit ainsi que le juvénile objet de sa convoitise s’appelait Fraenzle, — Françoise, — qu’elle avait dix-huit ans, que son père, un vieux guide retraité, était mort depuis trente mois, qu’elle vivait avec sa mère et qu’elle était sage et honnête, absolument vertueuse. Ah ! le séduisant fruit vert !

Il risqua de menus assauts partiels : une première fois ses mains frôlèrent celles de Fraenzle, qui frémirent ; une seconde fois, elles les serrèrent ; une troisième, elles les caressèrent. La petite marchande eut un tendre regard surpris et parut éprouver une vague commotion. Un matin, comme les manches de son corsage s’arrêtaient aux coudes, il loua en convaincu les bras fort blancs et fermes que duvetaient de soyeux poils, tout blonde ; elle baissa gentiment ses yeux bleus. Un soir, il lui baisa le poignet et, comme elle se défendait, il la baisa sur la nuque. La vieille mère tricotait avec trop de sollicitude pour s’apercevoir du manège. Et une semaine s’enfuit. Il avait employé en achats divers dans le bureau de tabac cinquante-cinq francs septante. Le huitième jour, jugeant suffisantes ces dépenses préliminaires, il pria Fraenzle de consentir à déjeuner en sa compagnie.

— Là, voyons, dimanche prochain.

Elle répondit en inclinant le front :

— J’emmènerai ma mère.

Ce n’était pas une simple manière de parler : elle emmena sa mère. Elle avait, pour cette solennelle circonstance, revêtu une robe azur, toute unie, et coiffé un large chapeau de paille blanche. La mère s’était pavoisée de bleuets artificiels, de verroteries et de rubans polychromes. Tous trois, graves en même temps qu’épanouis, ils traversèrent un bosquet, puis accédèrent dans le jardin de l’auberge à l’enseigne vaniteuse :

Zur Stadt Paris

La rivière passait par là — attention bien aimable, — et, sur la berge, un vieil homme pêchait à la ligne. Une barque percée disparaissait à moitié dans l’eau ; des canards barbottaient emmi la vase ; une fumée noirâtre s’échappait par delà la rive, d’une cheminée invisible. La servante, trop grasse, apporta le menu. Ce fut un déjeuner confortable. Il ne manquait ni le rosbif aux pruneaux, ni la choucroute, ni la saucisse, ni la bière. Fraenzle faisait preuve d’un appétit vigoureux. Sa mère ne discourait point, toute occupée à la consommation de tant d’aliments révérés. Mais Thulette conversait pour deux, même pour trois, et il y avait un peu d’enrouement, avec de l’espoir et de la tendresse dans ses bavardages.

— Je ne crois pas, disait-il à Fraenzle, tandis qu’elle découpait un gros cervelas en rondelles minces, je ne crois certainement pas que mon cœur ait jamais battu aussi fort que le premier jour où je vous vis. Enfant de la nature, élevée en un site enchanteur, vous manifestez dans vos moindres mouvements cette grâce rustique dont les habitants des villes n’ont même pas le pressentiment. Voyez comme tout ici semble naturel. Votre mère n’ignore pas que je vous aime ; elle ne s’en formalise point. Une heureuse expérience, une longue et douce pratique des droits et devoirs conjugaux, lui ont appris que l’amour est la loi du monde, et que s’y opposer serait enfreindre l’ordre établi dans l’univers.

Et après avoir montré cette mère qui, sourde et myope, ne s’opposait pas, en effet, à l’exécution de la loi du monde, l’amoureux posait sa fourchette, joignait les mains et disait encore :

— Je vous aime Franzle, ma belle enfant. Vous êtes jeune, naïve, et vos appas sont infinis. Mais qui croiserez-vous ici pour vous aimer ? Personne, sinon sur un sentier parsemé de pissenlits, un paysan sans éducation et sans prévenances, ou bien sur la place aux Herbes, quelque chétif employé de mairie ou de la gare, qui vous épousera, vous fabriquera des petiots aussi maigres que lui ; et, toute votre vie, vous vendrez du tabac. Suivez-moi. Je vous créerai une existence dont vous n’avez aucune idée, la plus délicieuse du monde, la plus douillette et, d’ailleurs, la plus méritée ; vous serez la maîtresse, la suzeraine, nul plaisir ne vous demeurera inconnu ; vous voltigerez de fête en fête, vos attraits, vos grâces, votre humeur à la fois enjouée et bénigne révolutionneront Paris.

Sans doute il ne pensait pas le premier mot de ce qu’il disait, et le dernier encore moins. Seulement il savait qu’en ces contrées patriarcales il faut toujours parler de mariage et que l’évocation de Paris fait bien dans ces paysages primitifs. Il ne quittait pas Fraenzle des yeux, il remarqua qu’elle avait rougi jusqu’aux lobes des oreilles.

— Il faudrait que vous en parliez à ma mère, murmura-t-elle en avalant une ultime bouchée de fromage blanc.

— Attendons un peu, pria-t-il.

En même temps il désigna la mère qui, ayant, elle aussi, achevé son fromage, dormait, tranquillement, les doigts ouverts sur son giron, le chapeau de travers. Il est des sommeils digestifs qu’il convient de ne point troubler, et pour ne point troubler celui-là la rustique petite marchande de tabac et son citadin de soupirant se levèrent et allèrent s’embrasser un peu plus loin. Tendres baisers, premiers serments, premiers serrements, mains unies, poitrine contre poitrine. Jamais Thulette n’avait rencontré plus de bonne grâce et autant de crédulité.

Deux jours s’écoulèrent encore ; il constata que Fraenzle tenait de sa mère cette crédulité charmante et précieuse. Fraenzle crut que le monsieur la voulait épouser, et la mère le crut également. Heureux Monsieur ! La jeune fille consentit à se rendre à l’Hôtel de la Gare afin de jeter les premières bases de ce mariage inespéré. Elle arriva, toute émue, elle entra toute écarlate, dans la chambre du Monsieur. Et sans chercher de grands mots :

— Me voilà, dit-elle.

Elle dit cela avec une sorte de résignation touchante, et, pleine d’attention vraiment, elle déposa sur la table entre des gâteaux et une bouteille de vin blanc que son « fiancé » avait disposés là, un paquet de cigarettes blondes. Il les aimait, elle le savait. Pour la remercier, il la baisa au front, à la racine des cheveux, paternellement, puis bientôt, changeant de manière, il l’assit sur ses genoux et commença de lui caresser le menton sous l’œil attentif de M. Hauser, président de la Confédération Helvétique, qui, les cheveux rejetés en arrière, songeait dans un cadre saumon paré d’édelweiss, car que faire en un cadre à moins que l’on n’y songe ?

— Ma belle enfant, prononça-t-il, je voudrais que vous m’aimiez longtemps, j’ai beaucoup souffert (!) j’ai besoin d’un cœur jeune et ingénu, d’une âme sensible et d’un visage souriant. Réfléchissez. M’aimeriez-vous ?

— Je vous aime déjà, assura-t-elle, mais je vous aimerai bien plus encore lorsque je serai votre femme.

Il trouva :

— Vous l’êtes déjà, puisque vous êtes venue.

Une pause. Après le menton il caressait la nuque. Après la nuque… Ma foi, après la nuque, il continua :

— C’est un peu comme nos fiançailles. Il est bon n’est-ce pas, avant de s’unir pour jamais, de prendre ainsi connaissance l’un de l’autre. Ces sortes de visites avant la cérémonie officielle sont excellentes à tous les points de vue et à celui-ci notamment qu’elles sont sans cérémonie. Vous n’êtes pas cérémonieuse. Moi non plus, vous le voyez.

Et, pour lui prouver la sincérité de ses paroles, il déboutonnait le corsage, il délaçait le corset.

— J’adore, poursuivit-il, cette simplicité de mœurs. Combien vous fûtes favorisée d’avoir pu jusqu’ici vivre dans le calme et la retraite, parmi des villageois innocents, près d’une mère pacifique et bénévole !

Il se tut. Ses tempes battaient violemment, ses joues devenaient plus rouges, ses lèvres plus sèches et ses doigts plus impatients. Comme une agrafe résistait, il l’arracha d’un geste nerveux, en enlevant un morceau d’étoffe.

Fraenzle fut en chemise et, pour cacher sa confusion, elle mit son bras droit devant ses yeux. Le séducteur cueillit Fraenzle, la posa sur le lit, un agréable lit à la couverture bleu de ciel. Il ne tarda pas beaucoup à s’étendre auprès d’elle. Alors il multiplia les preuves de sa tendresse et les porta même jusqu’à ce point qu’au Grand Siècle on appelait « la tombe de l’amour » parce que disait-on, si l’ardeur va jusque-là, elle se termine en un instant… Et, la tombe creusée, Fraenzle ignorante et lasse s’endormit avec un sourire de confiance.

— Pauvre enfant, soupira Thulette, en la contemplant de haut en bas, de long en large.

Or il avait beau la contempler, si naïve, si jolie, si nue, si endormie, elle ne l’émotionnait plus guère. Il regretta de ne la point désirer de nouveau. Il poussa un soupir extrêmement mélancolique. Ses regards se portèrent à droite, à gauche, tout autour de lui. Sur la table ronde, couverte d’un tapis troué, deux verres vides s’ennuyaient, non loin d’une bouteille à demi pleine ; des gâteaux s’émiettaient. Au milieu de la chambre des vêtements féminins, jetés au hasard composaient un fouillis vulgaire, dérisoire. Et l’air sentait le vin blanc, la poudre de riz « bon marché », la pâtisserie de village, et je ne sais quoi de plus. Il fit la moue.

Et tandis que la petite marchande s’obstinait à dormir, si nue, si jolie et, malgré tout, si naïve, il réunit à la hâte les menus colis qu’il n’avait point laissés à la consigne ; puis, sur la pointe des pieds, il gagna la porte et sortit, non sans avoir déposé sur la table une petite somme, car il était honnête, à sa façon.

Et il s’éloigna en toute hâte car l’express partait dans quelques minutes.