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La Vocation/Deuxième partie/I

La bibliothèque libre.
Paul Ollendorff (p. 65-72).
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DEUXIÈME PARTIE


I


— Hans, veux-tu m’accompagner ?

— Où vas-tu ?

— Chez Mme Daneele ; elle nous attend.

— Non ; excuse-moi. J’aime mieux rester. Je travaille.

Mme Cadzand n’insista pas, referma la porte ; et le bruit de son pas lent décrut dans l’escalier tournant de la demeure. C’était ainsi chaque fois qu’elle proposait à son fils une promenade, quelque anodine distraction. Il ne sortait avec elle que le matin pour aller assister à la messe de Notre-Dame. Elle aussi, dont la foi pourtant n’était que tiède, depuis son grand deuil qui l’avait presque fait douter de Dieu, avait pris cette habitude de la messe quotidienne, mais plutôt afin de sortir avec son fils, de se trouver un peu plus avec lui, car, sitôt le retour, il s’enfermait des journées entières dans la grande chambre du premier étage où l’on fêtait jadis les jolis mois de Marie. La cheminée avait encore un aspect de reposoir, et les fleurs s’y renouvelaient devant la statue de la Vierge, toujours fraîches, comme sur une tombe neuve. C’est là que Hans s’était installé pour travailler, devant une grande table encombrée de livres, de paperasses.

Durant les quelques mois écoulés depuis sa sortie du collège, il avait cherché à se créer des occupations, des travaux qui fussent de piété en même temps que d’érudition. Il préparait une étude sur les béguinages flamands ; il en avait étudié l’histoire, dès leur lointaine création par sainte Béga, sœur de Pépin, fondatrice de l’ordre ; surtout sur le béguinage de Bruges, dont l’enclos subsistait. Hans y allait parfois, les seuls jours qu’il se décidait à sortir, cheminait vers la verte banlieue où il s’isole, passait de délicieux instants à rêver sous les ormes du terre-plein, à suivre le passage d’une cornette dans les vitres, comme d’un oiseau blanc dans le champ gelé d’un télescope, à prier parmi la chapelle où des noms d’anciennes Grandes Dames s’effacent avec des dates reculées, quinzième et seizième siècle, sur les dalles tumulaires qui la pavent.

Chez lui, il priait aussi durant plusieurs heures, lisant chaque jour le bréviaire, avec la ponctualité d’un religieux. Car ses travaux n’étaient qu’une façon d’occuper le temps, d’ennoblir des loisirs qu’il sentait transitoires.

Mme Cadzand s’en apercevait bien, et qu’il restait ferme dans son idée. Par obéissance et tendresse filiale, il avait ajourné son projet, mais seulement ainsi qu’elle l’avait voulu, pour quelques années, tout au plus jusqu’à sa majorité. Il vivait déjà presque comme un moine : messe matinale, jeûnes sévères, le bréviaire et les vêpres, confession et communion fréquentes. Il ne frayait avec personne.

Pourtant Mme Cadzand espérait encore. Le temps collabore si mystérieusement à user tous les projets ! Il fait sur nos idées les plus vives, les plus arrêtées, un lent travail de décoloration, où notre esprit les réincorpore, s’en dénude, comme une étoffe où des fleurs pâlissent. Chaque heure emporte quelque chose de nous, apporte quelque chose en nous. Bientôt nous n’avons plus que l’apparence d’être les mêmes. Les molécules dont notre chair est l’agrégat ont toutes été remplacées, au bout de peu d’années. N’en est-il pas de même du cerveau et des idées qui y adhèrent ?

Et puis, cette vocation religieuse de Hans était-elle bien foncière et irrémédiable ? Peut-être qu’il n’y avait là qu’une exaltation juvénile. La piété est une forme de la sensibilité extrême, une façon de canaliser la surabondance intérieure. C’est en cela que la religion est merveilleuse. Elle offre un amour sans périls, un plaisir sans remords. Grâce à elle, l’infini s’extériorise. Et quelle fraîcheur pour les doigts, pour le front, pour l’âme en feu de l’adolescent, dans l’eau des bénitiers ! Passion pour quelque chose de si loin qu’il est comme s’il n’était pas. N’importe, c’est assez pour aspirer, dire des paroles où il y a de l’amour, comme dans toutes les prières. Mais qu’un autre idéal apparaisse, la transposition s’opère. On avait humanisé Dieu ; on va diviniser la créature. C’est elle qui sera sur l’autel, adorée, priée, cajolée de fleurs, brodée de larmes.

Mme Cadzand avait confiance. Ce mot ancien de Hans lui revenait à l’esprit : « J’aime surtout la Vierge, parce qu’elle est femme ! » À son insu et par la force de l’instinct, il avait livré ainsi le secret de son cas. Qu’une femme arrive, qu’elle émeuve son cœur, et c’est elle aussitôt qui sera la Vierge et qu’il aimera par-dessus toute chose. Mais viendrait-elle, et d’où ?

La mère y songeait, sans avoir besoin de chercher loin, car une de ses plus anciennes amies, Mme Daneele, venait précisément de reprendre chez elle sa fille unique, la petite Wilhelmine, qui avait terminé son éducation au couvent de la Visitation. Il est loin, le temps où Mme Cadzand, jalousement, méditait de toujours vivre avec son fils, qu’il ne se marierait pas, se dévouerait tout à elle, serait l’assidu compagnon de sa vieillesse. C’était un rêve égoïste dont elle avait été punie. Maintenant il songeait à l’abandonner tout à fait, à la quitter pour la vie religieuse. Du moins il y avait une solution intermédiaire. Elle n’en était plus au point de seulement s’en accommoder, mais de la désirer fervemment, comme une issue suffisante et encore délicieuse. Oui ! qu’il se mariât ! Elle le conservait un peu. Elle le gardait, même à travers ce partage. Dieu, au contraire, le lui aurait pris tout entier. C’était le pire : qu’il fût vivant pour les autres et mort pour elle seule.

Or Wilhelmine venait d’avoir dix-sept ans, belle de cette beauté brune qu’on rencontre parfois en Flandre. C’est un reste de l’influence espagnole dans le sang. Car les grâces blondes constituent le type foncier de la race. Est-ce que les cheveux blonds ne sont pas nés durant le jour ? Est-ce que les cheveux noirs ne sont pas nés durant la nuit ? Or, l’Espagne, ce fut la nuit en Flandre.

La fille de Mme Daneele était séduisante, l’air très douce, malgré ses cheveux ténébreux et ses yeux qui concordaient, des yeux de velours foncés. Et une langueur pensive, une timidité charmante qui, à chaque instant, mettait une rougeur sur son teint mat, le ton du ciel quand l’aube va devenir le jour.

Mme Cadzand aimait beaucoup la jeune fille ; elle affectionnait aussi sa mère, une des seules amies qu’elle fréquentât dans l’existence close et solitaire qu’elle avait menée depuis son veuvage. Aussi l’idée lui était venue que ce serait le remède, le salut, la déviation des projets religieux de Hans, si l’amour de Wilhelmine s’offrait à lui. L’idéal couple ! Un mariage entre eux mettrait fin à toute cette angoisse.

Voilà pourquoi elle venait encore aujourd’hui d’engager son fils à l’accompagner chez son amie. Il avait refusé. Mais il y était déjà allé. Il irait encore. Mme Daneele, de son côté, venait souvent avec Wilhelmine passer l’après-midi dans la vieille demeure de la rue de l’Âne-Aveugle. Il fallait tout espérer du charme de la jeunesse, de la douceur des yeux et des cheveux, de la force des sens dont le fluide opère, de la promesse ingénue des lèvres dont le fruit rouge est toujours pareil à ceux de l’Arbre du Paradis.

Aussi, lorsque les deux mères étaient ensemble, elles pensaient à la même chose, sans se le dire.