Aller au contenu

La chute de l’empire de Rabah/I

La bibliothèque libre.
Hachette (p. 3-28).

I

MISSION DE 1895-1898

Considérations générales. — Comment je devins Africain. — M. de Brazza. — Crampel. — Fourneau. — Maistre. — Mizon. — Séjour dans la Sanga et l’Oubangui. — Première mission. — Difficultés de début. — Mise en route. — Ouadda. — La Kémo. — La Tomi. — Les G’Baggas. — Les N’Dis.


En 1892, je n’étais plus un nouveau venu sur la terre d’Afrique. J’avais déjà passé plus de deux ans au Gabon en qualité d’enseigne de vaisseau attaché à la station locale. On m’employa surtout pendant cette période à exécuter des levés hydrographiques, seul ou en compagnie d’autres officiers, sous la direction du capitaine de frégate Rouvier. La grande liberté dont nous jouissions pendant l’exécution de notre travail, jointe à l’attrait de ce travail lui-même, exerçait sur mon esprit une attraction très grande. Si bien que peu à peu je rêvai, à l’exemple de mon glorieux aîné, M. de Brazza, d’accomplir un voyage dans cet intérieur à peine entrevu par quelques rares agents qui en revenaient la plupart du temps malades et fatigués, mais toujours enthousiastes, et se promettant d’y retourner.

En 1890, Paul Crampel, qui avait reçu des fonds du Comité de l’Afrique française, débarquait à Libreville avec quelques agents européens, un Targui nommé Ichekkad et une petite Pahouine nommée Niarinzé. Il avait pour intention de partir du Congo et de rentrer par l’Algérie. Il était jeune ; sa fine tête d’apôtre, aux longs cheveux, respirait l’énergie, et sa parôle, pleine de charme, attirait à lui toutes les sympathies. En moins de rien, je fus séduit. Aller au Tchad, se lancer dans cet immense inconnu, si plein de dangers de toutes sortes, n’y avait-il pas de quoi tenter le jeune enthousiaste que j’étais ! Nous nous rencontrâmes, Crampel et moi, chez un ami commun, M. Dorlhac, receveur des postes à Libreville, et je lui demandai à l’accompagner. Dès les premiers mots, il accepta ; je serais chargé des observations astronomiques… Bref, il ne s’agissait plus que d’une chose, obtenir du ministre de la Marine l’autorisation de partir. Cela ne paraissait pas très commode et j’allais me décider à faire intervenir M. de Brazza, quand tout fut rompu.

Crampel, dans une des nombreuses causeries que nous avions, exprima un jour l’idée qu’un chef de mission devait toujours prendre conseil de son entourage et que si, à un moment donné, un Sénégalais même lui donnait un avis, il ne le dédaignerait pas.

Cette thèse me paraissait, à moi officier, tout à fait extraordinaire. J’estimai que, du moment qu’on était le chef, on devait savoir ce qu’on voulait et qu’on n’avait à prendre conseil de personne… Crampel s’obstina dans son opinion, moi dans la mienne, si bien que je me décidai à le laisser partir seul. J’avoue que j’en eus beaucoup de chagrin.

Peu de temps après, je fis la connaissance d’un agent du Congo, M. Fourneau, qui recevait de M. de Brazza une mission identique à celle de Crampel. Mais, au lieu de prendre l’Oubangui comme voie d’accès, il devait emprunter le cours de la Sanga, créer un poste au point terminus de la navigation de cette rivière, et s’en servir comme de base d’opérations pour pénétrer plus avant et entamer des négociations avec les peuplades musulmanes.

Ce plan, conçu par M. de Brazza lui-même, était parfait. Il ne manquait qu’une chose pour qu’il fût réalisable… des moyens… Fourneau n’était pas outillé pour réussir. Il lui aurait fallu une centaine de Sénégalais ; il n’en avait que trente. Il avait très peu de munitions et tout son bagage ne se montait pas à plus de cent charges. Il avait de quoi tout au plus procéder à une première reconnaissance du cours de la Sanga, mais il lui était matériellement impossible de faire plus. Aussi, qu’arriva-t-il ? Dès qu’il eut atteint le 4e degré Nord, les populations païennes qu’il rencontra, razziées par les Foulbés, s’étaient naturellement groupées en grand nombre ; il fut assailli par des forces tellement supérieures, qu’il échappa à grand’peine à un massacre. Il revint donc en arrière, ayant eu l’un de ses compagnons, Thiriet, tué ; l’autre, M. Blom, blessé. Lui-même avait reçu un coup de lance au front. Sa retraite, grâce à son énergie indomptable, ne fut pas un désastre, mais il s’en fallut de peu. Quand il regagna le village de Nola, où il reçut un bon accueil, il ne restait à ses hommes que 19 cartouches.


vue générale de libreville.

Cette expédition, toute malheureuse qu’elle fût, avait néanmoins donné des résultats. Les itinéraires remarquables de Fourneau nous firent connaître le bassin de la Sanga et de la Mamberé jusqu’au 5e degré de latitude Nord, et on eut ainsi une première idée des populations qui l’habitaient.

Crampel, lui, s’était avancé jusqu’à 8° 30’ de latitude en partant du coude de l’Oubangui. Faute de porteurs, il dut diviser sa troupe en trois fractions ; la première, qu’il commandait lui-même, avait atteint El Kouti. Il fut assassiné là avec son interprète Saïd, et la petite Niarinzé fut faite prisonnière.

Le deuxième groupe, commandé par Biscarrat, ne fut pas plus heureux. Biscarrat fut tué et les quelques hommes qui l’entouraient massacrés ou prisonniers.

La troisième portion, commandée par M. Nebout, prévenue à temps de la mort de ses camarades par l’un des fuyards, se replia et revint à Brazzaville.

Entre temps, le Comité de l’Afrique française avait constitué une deuxième mission sous les ordres de M. Dybowski pour renforcer la mission Crampel, qui arriva à Libreville en février 1891. À Brazzaville, elle apprit par M. Nebout, le massacre de la mission Crampel ; celui-ci se mit sous les ordres de M. Dybowski, lequel, par la mort de Crampel, devenait le chef de la nouvelle expédition. Le point atteint par M. Dybowski est situé dans les environs du 7e degré Nord, c’est-à-dire à 200 kilomètres environ de l’endroit où était mort Crampel. Les résultats de cette deuxième mission furent surtout scientifiques. Elle ne rapporta pas de documents bien nouveaux sur les circonstances qui avaient entouré la mort de Crampel, et le doute continua à planer sur ce lugubre drame. Tout ce qu’on put savoir fut que Crampel avait été assassiné chez un chef musulman nommé Senoussi, à l’instigation du Targui Ichekkad. On verra plus tard que ce dernier point est faux. M. Dybowski, après avoir fondé un poste sur la rivière Kémo, à 60 kilomètres de son embouchure, revint en France, malade.

Pendant que la mission Dybowski était en route, Fourneau revenait à Libreville. Mon temps de séjour dans la colonie était expiré. Nous rentrâmes en France par le même paquebot.

Les échecs successifs subis par les missions françaises augmentaient encore en moi le désir de parvenir au Tchad. J’étais hanté de cette idée fixe qui se gravait de plus en plus dans mon crâne de Lorrain et je me souviendrai toujours d’une certaine soirée passée chez M. Dorlhac avec le secrétaire particulier de M. de Brazza, un de mes compatriotes, M. Walter, et un jeune agent du Congo, Léon Blot. C’était quelques jours avant mon départ… Nous causions du Tchad et de la possibilité de l’atteindre. Très excité, Léon Blot se lève de sa chaise et dit : « Je sais bien qui ira au Tchad. C’est moi. » Je le regardai et lui répliquai : « Vous irez peut-être, mais moi aussi… » Et le lendemain matin je fus chez M. de Brazza pour lui demander de l’accompagner dans l’expédition qu’il projetait et dont quelques rares initiés parlaient à mots couverts. Il me reçut fort bien, mais ne m’encouragea pas. Je dois dire qu’il en agissait ainsi avec tout le monde et qu’il n’avait pas coutume de présenter la carrière d’explorateur sous un jour bien brillant.

Du reste, il n’avait pas besoin de faire de la propagande pour s’attirer les dévouements. Je connais peu d’hommes ayant exercé sur ceux qui les approchaient un semblable prestige… On sentait en lui une de ces personnalités devant laquelle tous s’inclinent. Comme tout le monde, je subis le charme et je me promis de me faire agréer par lui… Je rentrai donc en France où, grâce à la recommandation de mon commandant, le capitaine de frégate Rouvier, je fus mis en rapport avec le sous-secrétaire d’État des Colonies, M. Étienne. Ce dernier, avec son affabilité bien connue, voulut bien prendre en considération mes projets et me désigna pour servir au Congo français en qualité d’administrateur de 4e classe.

J’étais au comble de mes vœux. Arrivé à Libreville, je ne tardai pas à être mis à la disposition de M. de Brazza, qui était déjà parti dans la Sanga. Il n’entre pas dans mes intentions de m’étendre longtemps sur cette partie de mon séjour au Congo. Qu’il me suffise de dire que, jeune et inexpérimenté, j’eus le très grand bonheur d’être à une école remarquable. Ayant tout à apprendre des choses d’Afrique, je ne pouvais trouver meilleur maître. Le temps que je passai sous les ordres de M. de Brazza (quoique ou peut-être parce que nous eûmes tous à souffrir de grandes privations et de rudes fatigues), compte comme le meilleur. Outre le plaisir que j’eus à rendre quelques services, entre autres à faire la reconnaissance de la haute Mamberé avec le vapeur Courbet, j’en retirai un enseignement complet et un grand profit.

Au contact de cet homme qui ne s’emportait jamais, on acquérait malgré soi les qualités de calme et de patience sans lesquelles on n’obtient rien en Afrique.

Aussi, quand, après une année de séjour, il m’envoya dans le Haut Oubangui aux ordres du colonel Monteil qui venait d’être nommé Commandant supérieur du Haut Oubangui, n’étais-je plus un novice. Je passai encore quelques mois dans l’Oubangui où je commandai la région située entre Ouadda et Mobaye, après quoi, fatigué et malade, je rentrai en France, après une absence de 33 mois.

La petite expérience que je venais d’acquérir n’avait fait que fortifier mon désir d’arriver au Tchad. Mizon avait eu aussi le grand lac pour objectif. Après un remarquable voyage jusqu’à Yola, il avait tenté une deuxième expédition qui, grâce aux intrigues de la Compagnie du Niger, venait d’échouer lamentablement. Je résolus de reprendre son œuvre pour mon propre compte et je m’adressai à M. Delcassé, alors ministre des Colonies. Je reçus de lui l’accueille plus aimable et le plus cordial. Il s’intéressa vivement à moi et m’autorisa à reprendre l’exploration de Mizon. Il m’accorda tout de suite les crédits nécessaires pour la construction d’un vapeur démontable qui fut nommé Léon-Blot, destiné à remonter le Niger, la Bénoué et le Maio Kebbi à l’époque des hautes eaux. On devait créer un poste à Bifara servant de base d’opérations pour tenter un transport par terre jusqu’au lac Tubury, communiquant, dit-on, avec le Logone.

Tous mes préparatifs étaient faits. Je m’étais assuré la collaboration d’un des compagnons de Mizon, M. Huntzbüchler, et je me tenais prêt à partir, quand je fus arrêté. Nos rapports avec l’Angleterre n’étant pas assez cordiaux, il avait paru au successeur de M. Delcassé, M. Chautemps, que l’on s’engageait là dans une aventure qui n’offrait pas grande chance de réussite, si bien que je reçus l’ordre de surseoir à mon départ. Grâce aux démarches pressantes que je fis, j’obtins enfin de partir, en employant non plus la route du Niger, mais la voie du Congo. On devait m’envoyer des instructions, dès que M. de Brazza, qui était en route pour la France, serait arrivé. Il ne tarda pas du reste longtemps, car j’eus le plaisir de le rencontrer à Marseille au moment où il débarquait, la veille de mon départ.


m. huntzbüchler d’après le « monde illustré ».

Arrivé à Libreville, j’exposai ma situation à M. Dolisie, le gouverneur, qui m’engagea à prendre la route de la Likouala aux Herbes ou de la Sanga et qui sollicita immédiatement des instructions du ministère. Je profitai de mon séjour à Libreville pour faire démonter pièce par pièce toute la chaudière de mon vapeur, qui n’aurait pas été transportable par la route des caravanes, et j’envoyai à Loango Huntzbüchler et Vival avec notre matériel. Je ne tardai pas à les y rejoindre et l’on commença immédiatement les transports pour Brazzaville.

On a bien souvent décrit cette route de Loango à Brazzaville. Les uns l’ont représentée comme tout à fait agréable à parcourir ; les autres, comme un trajet infernal. La vérité, en cela comme en bien d’autres choses, est entre les deux opinions.

Le transport de 1500 à 2000 charges a toujours été une besogne très longue et très pénible. La route ou plutôt la piste longue de plus de 500 kilomètres, suffisamment praticable en saison sèche, l’est beaucoup moins en saison des pluies. Le terrain détrempé, les cours d’eau débordants, sont autant d’obstacles à la marche des porteurs chargés d’un colis pesant en moyenne de 25 à 30 kilos. Quand, et c’était notre cas, on avait à transporter des pièces pesant plus de 200 kilos, l’entreprise devenait plus dure. Les porteurs refusaient de s’en charger, ou s’ils acceptaient, c’était pour les déposer à quelques kilomètres du point de départ et s’enfuir. Aussi considérerai-je toujours comme un véritable tour de force le transport qui fut fait de sept de ces charges lourdes, pesant plus de 200 kilos chacune, en moins de 45 jours. Je me hâte de dire que le mérite en revient tout entier à mon camarade Huntzbüchler qui, pour obtenir semblable résultat, ne marchanda ni son temps ni ses peines. J’étais à Loango depuis quelques jours quand je reçus enfin les instructions attendues. Elles étaient courtes et résumées dans une dépêche dont la lecture me consterna tout d’abord, car elle semblait me prescrire une action plus restreinte que celle que j’avais en vue[1]. Mais je ne tardai pas à me rendre compte — ou tout au moins à me persuader — que je pouvais interpréter dans un sens plus large le texte un peu ambigu de cette dépêche. Et je sollicitai de M. Dolisie un supplément d’instructions.


m. prins d’après le « monde illustré ».

Pendant ce temps, grâce à la complaisance du délégué de l’intérieur à Loango et à la dévouée collaboration de mes compagnons, toutes les pièces du vapeur étaient expédiées rapidement. Je me mis en route, fin juillet, en donnant l’ordre à Huntzbüchler de continuer les expéditions, et de se charger lui-même d’accompagner les grosses pièces. Le 23 octobre, nous étions tous réunis à Brazzaville, à l’exception du jeune Vival, cet enfant de vingt ans, qui, de retour, depuis six mois, du voyage qu’il avait fait avec Clozel, repartait avec nous. À peine avait-il quitté Loango qu’il tombait, atteint d’une fièvre bilieuse hématurique, qui l’enlevait, trois jours plus tard, à notre affection et à celle des siens. C’était une victime de plus à ajouter à la liste déjà nombreuse de ceux qui avaient payé de leur vie la poursuite du même programme. Mais, si la mort d’un soldat attriste ses camarades, elle ne les décourage pas. La place de l’absent fut de suite prise par un jeune homme nommé Prins, qui, en fait dépassé colonial, n’avait guère qu’une connaissance approfondie du Paris joyeux, mais qui, grâce à sa ténacité et à son énergie, ne devait pas tarder à devenir un Africain. Du reste je n’avais pas le choix, car je l’avoue sans fausse honte, nous étions tenus en très piètre estime. Nous étions, au dire du Tout-Brazzaville, destinés à être rappelés, ou bien, si par malheur nous partions, voués à un irrémédiable échec. Aussi, j’aurais pu chercher un collaborateur parmi les agents en service dans la deuxième capitale du Congo, je ne l’aurais pas trouvé. Je ne le cherchai pas d’ailleurs, je gardai M. Prins et j’eus tout lieu de m’en féliciter.


marché de brazzaville.

Mon séjour à Brazzaville fut tout entier consacré à la reconfection de nos colis qui avaient été bien avariés et dont beaucoup nous manquaient, principalement ceux de vivres ; mais fort heureusement le vapeur était au complet.

C’était le point important.

Nous étions donc à Brazzaville. Mais il fallait en partir et ce n’était pas commode. Nous avions en effet pour atteindre Bangui à parcourir, sur le fleuve Congo et son affluent l’Oubangui, environ 1200 kilomètres, et, comme la flottille du Congo français se composait juste de quatre petits vapeurs, l’Oubangui, le Djoué, l’Alima, le Faidherbe, destinés à ravitailler nos postes extrêmes de la Sanga et du Haut Oubangui, dirigés par mon ami Liotard, il était probable que notre séjour serait de quelque durée. Heureusement pour nous, se trouvait à Brazzaville un administrateur de haut mérite doublé d’un excellent homme, M. Chauvot.

Il n’hésita pas un instant à mettre à ma disposition trois de ses vapeurs. Comme on le voit, il ne pouvait faire davantage. Ma reconnaissance pour lui durera toujours, car ce fut cette généreuse initiative de sa part qui fut cause que nous réussîmes dans notre entreprise.

N’ayant pas reçu de réponse à ma demande d’instructions, je pris le parti de me mettre en route, en laissant Huntzbüchler et Prins, avec la mission de rassembler le plus possible de nos colis et de me rejoindre par la suite. J’emmenai avec moi le vapeur, me disant qu’après tout si l’on me désapprouvait en haut lieu, il serait toujours possible de céder le Léon-Blot au Haut Oubangui, tandis que le Jacques d’Uzès, qui lui était destiné et qui était d’un type identique, resterait à Brazzaville.


paysage de l’oubangui.

Ce raisonnement, quoique peut-être fort judicieux, était plutôt fait pour rassurer ma conscience un peu alarmée par les suites que pouvait avoir pour moi la façon légèrement large avec laquelle j’interprétais une dépêche officielle.

Et puis après tout, pourquoi était-elle si peu claire cette dépêche ? Tout le monde sait qu’on emploie aussi bien le mot monter que celui de transporter quand on veut désigner l’acte de diriger un objet du Sud vers le Nord. Évidemment on avait voulu dire : le vapeur sera transporté à Brazzaville par Huntzbüchler, ou toute autre personne de confiance, et de là vers le point que j’aurai reconnu… C’était certain, d’autant plus certain que cette dépêche avait été rédigée d’après les indications de M. de Brazza, et il m’avait promis trop formellement de ne pas m’oublier en me quittant à Marseille, pour que je pusse avoir l’ombre d’une arrière-pensée… Cette conclusion mathématique calma tous mes scrupules.

J’emmenai le vapeur. Je pus, dès lors, jouir en paix de l’agréable spectacle qu’on a devant les yeux en naviguant sur le fleuve immense qu’est le Congo, et sur son affluent l’Oubangui, encore large, en bien des points, de plusieurs kilomètres. Végétation splendide, arbres géants, lianes à caoutchouc, c’est une débauche de verdure ; on sent un écrasement de tout l’être devant cette puissance inouïe de la nature. Pendant vingt jours, on ne voit pour ainsi dire que la forêt avec çà et là quelques clairières, où s’élèvent les huttes carrées, en écorce d’arbres, des indigènes.

Appuyés sur leurs lances, on les voit bordant les rives, superbes dans leurs proportions athlétiques, vous regardant passer, immobiles. Leur physionomie sombre et farouche a quelque chose de repoussant. Leurs dents limées en pointe achèvent de leur donner une expression sinistre. C’est bien ainsi qu’on se représente des cannibales, et de fait ils le sont avec passion. Si l’on s’arrête dans leurs villages, on trouve, au seuil de presque toutes les cases, des crânes humains provenant de leurs hideux festins. Sans être aussi persuadé que certains voyageurs qu’ils ont des esclaves à l’engrais, je suis certain qu’ils en achètent pour les manger. Arrêté un jour dans un village bondjio (ainsi se nomment ces aimables personnages), on me proposa de m’acheter un petit domestique noir contre quatre chèvres…

Aussi bien n’est-on pas tenté de prolonger longtemps son séjour chez des gens aussi peu ou trop hospitaliers, comme on voudra. Les seuls rapports qu’on a avec eux consistent à leur acheter des vivres frais, poules, chèvres, manioc, bananes, et, quand le marché est terminé, on s’éloigne pour aller camper plus loin. La précaution est bonne, car si ces gens sont lâches et répugnent à une attaque de vive force, ils sont d’une adresse remarquable pour surprendre un homme endormi, ou isolé, ou pour venir voler des armes à bord des bateaux. On s’étonnera avec quelque raison que nous n’ayons pas pris depuis longtemps vis-à-vis de ces sauvages quelques mesures protectrices… La cause en est très simple : l’argent faisait défaut et par suite la création des quelques postes qui auraient non seulement assuré la sécurité du fleuve, mais auraient permis d’entrer en rapports commerciaux avec les indigènes, ne put se faire.


le poste de bangui.

Désireux avant tout de devancer les missions anglaises et allemandes qui ne cessaient de nous contrecarrer, nous étions obligés malgré nous d’aller de l’avant pour tâcher d’arriver les premiers au Tchad et de réaliser notre programme de jonction de l’Algérie, du Soudan et du Congo français. Aussi ne prîmes-nous pas le temps de garder solidement les fleuves qui offraient à la navigation une route suffisamment sûre et nous occupâmes-nous surtout des régions situées plus au Nord. Il aurait fallu faire les deux choses à la fois. Les quelques centaines de mille francs qui auraient été dépensées dans la construction de postes de pénétration et d’occupation auraient été largement compensées par les profits qu’auraient recueillis plus tard les commerçants qui se seraient établis sous leur protection et qui auraient pu, grâce à eux, trouver chez l’indigène préalablement éduqué des dispositions plus favorables et une collaboration qui, à l’heure actuelle, fait complètement défaut… Je reviendrai plus tard sur ce sujet.

Le vapeur à bord duquel je me trouvais était le Faidherbe, qui plus tard navigua sur le Nil avec Marchand ; il me conduisit enfin à Bangui où j’arrivai en novembre.

Bangui est le seul poste que nous ayons sur l’Oubangui, depuis Lirranga, à son confluent avec le Congo, soit environ sur six cents kilomètres. On conviendra que c’est peu.

Bâti sur un rocher au pied d’une colline et en face des fameux rapides de Zongo, il offre à la vue un aspect agréable. Mais le séjour n’y a rien de réjouissant. Tout autour du poste le terrain est mouvementé et couvert de forêts. C’est un véritable exercice de gymnastique que l’on fait quand on veut entreprendre une marche de quelques centaines de mètres. Les malheureux que la destinée a conduits sur le rocher de Bangui n’avaient à cette époque d’autres distractions que de voir arriver de temps en temps un vapeur avec des nouvelles de France… La chasse, il n’y fallait pas songer, sous peine d’être soi-même transformé en gibier… Heureusement que la préoccupation de l’organisation des convois intervenait dans une très notable mesure pour occuper les quelques Européens qui s’y trouvaient et qui sans cela seraient morts d’ennui… J’ai dit, en effet, que Bangui était situé en face d’un rapide. Pendant six mois de l’année au plus ce point est le terminus de la navigation en vapeur. Pendant les six autres mois, on ne peut pas l’atteindre et les navires s’arrêtent à une centaine de kilomètres en aval, à Zinga.

Le rapide de Bangui et ceux qui lui succèdent sur une étendue de soixante kilomètres environ sont très dangereux et on n’y risque pas volontiers un vapeur. Aussi on organise des convois de pirogues avec les indigènes qui habitent le haut du fleuve, et qui se nomment Banziris, Sangos, Bourakkas, etc. Leurs pirogues taillées dans d’immenses troncs d’arbres sont généralement à fond plat, ont la poupe et l’avant sculptés d’une façon élégante et portent en moyenne vingt colis de trente kilos avec quelques hommes, sans compter leur équipe variant entre 10 et 16 pagayeurs. Mariniers remarquables, les Banziris ou les Sangos n’ont pas leurs pareils pour manœuvrer leurs frêles embarcations, au milieu des rapides et des rochers. La pirogue lancée à toute vitesse semble vouloir s’écraser sur les cailloux ; point, un léger coup de perche, des coups de pagaie plus vigoureux, on passe, on est passé. Un chant retentissant et cadencé s’échappe des poitrines de tous, accompagné par un tam-tam, et l’on continue ainsi pendant deux jours environ ; le troisième on atteint Ouadda.

À mon arrivée à Bangui, Le Bihan, qui m’y avait précédé de quelques jours, était déjà parti avec des pirogues que lui avait procurées M. Michaud, administrateur. Il avait enlevé une bonne partie de notre matériel ; aussi, ne voulant pas attendre le retour de ces pirogues, je me décidai à passer les rapides en vapeur.

J’avais déjà tenté l’opération avec succès en 1893, j’étais donc sûr de moi, et comme le Faidherbe était encore capable de donner douze nœuds, j’estimai qu’il était possible de recommencer.

Je me mis en route dès le lendemain. Lancés à toute petite vitesse, nous nous engageons dans le rapide ; les eaux bouillonnent, le courant est d’une violence inouïe. Tenant moi-même la barre, je fais augmenter peu à peu l’allure de la machine, le vapeur semble sauter par bonds, nous avançons doucement, le premier seuil est franchi, le deuxième aussi, nous saluons à notre passage la mission catholique des pères du Saint-Esprit qui, récemment arrivés, s’occupent de construire leurs habitations, et nous continuons. Successivement nous passons quatre autres seuils et nous voici devant le rapide de l’Éléphant. Il est formidable et presque terrifiant, les eaux se précipitent sur les rochers avec un grondement effroyable, la passe où nous devons nous engager est étroite, des tourbillons nous prennent, faisant évoluer le navire cap pour cap, la barre est impuissante, la vitesse est presque nulle. On fait monter la pression à 11 kilos (la chaudière étant timbrée à 9) et finalement après quelques minutes angoissantes nous voici hors de danger. Il n’y a plus qu’à passer le seuil de Mokoangaï, très facile quand on le connaît bien, et l’on n’est pas loin de Ouadda. Mokoangaï est franchi, et, tout soulagé, je me prépare à fumer une cigarette, avec la satisfaction du devoir accompli, je me relâche un peu de ma surveillance, et nous allons nous échouer sur un banc de sable. Une minute après nous étions de nouveau en route, mais l’arbre de l’hélice faisait en tournant un broutement anormal ; la vitesse était diminuée, nous avions certainement un accident dans notre hélice. Tant bien que mal nous arrivons à Ouadda ; l’hélice est démontée : elle n’avait que deux branches, l’une d’elles s’était cassée. À l’examen, la cassure était brillante sur environ un quart de sa longueur, l’autre partie était rouillée et l’avarie datait de longtemps. Nous venions donc de passer les rapides avec une hélice dont une aile était aux trois quarts cassée. Quand j’y songe encore, j’en ai froid dans le dos. À quoi tient la vie en certaines circonstances !

Enfin nous sommes à Ouadda. On met en place l’hélice de rechange et je renvoie le Faidherbe à Brazzaville. Je retrouvai le poste que j’y avais créé à peu près abandonné. Seul un Sénégalais y gardait notre pavillon et une factorerie hollandaise s’y était installée pour faire le commerce de l’ivoire avec les indigènes…

On construisit d’abord un magasin, pour y renfermer le matériel, après quoi on continua l’éducation militaire de nos hommes qui laissait beaucoup à désirer. J’avais alors comme personnel indigène quarante Sénégalais, autant de Soussous, une trentaine de Bacongos recrutés à Brazzaville et une douzaine de déserteurs de l’État Indépendant. Tout le monde était armé, mais en réalité des Sénégalais seuls on pouvait faire des soldats. À part quelques exceptions, tout le reste était surtout bon à faire des porteurs… Des porteurs ! C’est là la question capitale. J’en avais soixante-dix et il me fallait en trouver deux mille. J’étais loin de compte et il ne fallait pas espérer que les indigènes de la rivière en fourniraient. Les Banziris, Bourakkas ou Sangos, riverains du Haut Oubangui, sont avant tout pêcheurs et piroguiers. S’ils se risquent dans l’intérieur, c’est pour y échanger leur poisson fumé contre du manioc, qu’ils ne plantent pas, ou contre des cabris, des poules, voire même des chiens dont ils apprécient beaucoup la chair. Ils servent aussi depuis quelques années d’intermédiaires entre les commerçants européens et les indigènes de l’intérieur pour des achats d’ivoire. Ils désignent ces derniers sous le nom de N’dris ; c’est un terme de mépris voulant dire : homme de brousse. C’est cette appellation qui les a fait identifier par certains voyageurs avec des populations de la Sanga que l’on nomme N’derés (appellation tout aussi fausse d’ailleurs), et qui ne leur ressemblent en rien. Les Banziris, qui ne tenaient pas à porter, n’avaient pas non plus grand désir de nous voir entrer en rapports directs avec les soi-disants N’dris, car ils prévoyaient naturellement que leur courtage cesserait par cela même. Aussi quand, désespérant de trouver des porteurs à Ouadda, je me décidai à suivre l’itinéraire précédemment adopté par Dybowski et Maistre, c’est-à-dire la Kémo, j’eus relativement assez de peine à trouver les pagayeurs nécessaires. Heureusement que pendant le peu de temps que j’avais commandé la région, j’avais eu la chance de soigner le fils d’un chef bourakka, nommé Droumba, d’une blessure résultant d’un coup de sagaie qui l’avait traversé de part en part.

Ce jeune chef, qui avait succédé à son père, me donna des pagayeurs et m’accompagna lui-même. Je remontai la Kémo avec presque tout mon personnel, laissant la majeure partie du matériel à la garde d’un sergent-fourrier, nommé Sada N’dyiaie. Nous avions avec nous juste assez de charges pour nous passer des indigènes et faire une reconnaissance avec nos propres moyens. Nous atteignîmes, au bout de trois jours de navigation assez pénible, le village du chef Krouma indiqué par Dybowski et Maistre. Le premier de ces voyageurs y avait fondé un poste dont il ne restait nul vestige. Il était impossible de continuer plus loin par rivière ; aussi pris-je le parti de réexpédier mon embarcation en fer, en même temps que les pagayeurs et un agent de la maison hollandaise qui nous avait accompagnés jusque-là.

Nous essayâmes en vain de recruter des porteurs. Tout ce que j’obtins de ce vieux nègre retors qui avait nom Krouma fut la proposition de me vendre un esclave qu’il me présenta.

Je déclinai l’offre, en lui disant que nous ne nous livrions pas à de semblables transactions et il s’en retournait avec son esclave, quand ce dernier, s’adressant à un de nos interprètes indigènes, lui dit : « Conseille au blanc de m’acheter, je connais la route de Semoussou ». Semoussou, corruption de Senoussi, le nom du chef musulman chez lequel Crampel avait été assassiné, l’offre était tentante… Aussi, je n’hésitai pas et expliquai à Krouma que, bien que n’achetant pas d’esclaves, je prendrais tout de même son homme à mon service… Je ne sais s’il comprit la différence. Quoi qu’il en soit, il me répondit : « Je te le donne pour vingt capsules. » Tous frais payés, pertes comprises, c’était au maximum un franc pour prix d’une vie humaine… Ne serait-ce que pour empêcher dans l’avenir semblable trafic, il est légitime que nous apportions parmi ces primitifs notre civilisation, et que, une fois de plus, nous nous fassions les champions et les protecteurs de ces opprimés. Ce but seul suffit à justifier notre expansion en Afrique… Notre nouveau compagnon avait un nom trop difficile à prononcer, je le baptisai Vingt-Sous. Il nous fournit de suite tous les renseignements que je demandai et nous pûmes nous mettre en route, le lendemain, à destination du village d’un chef nommé Azangouanda, avec lequel Maistre avait passé un traité.

Je ne tardai pas à m’apercevoir que notre nouveau guide nous trompait. Au lieu de nous faire suivre une route dans une direction O.-N.-O, nous marchions directement au Nord. Après nous avoir fait parcourir une trentaine de kilomètres sur des sentiers assez mauvais, il disparut subitement. Nous ne le revîmes plus. N’ayant plus d’autres indications que la boussole, nous obliquons à l’Ouest, et après trois heures de marche dans une broussaille épaisse, nous finissons par venir camper auprès d’un clair ruisseau. De temps en temps on entendait des cris partant du fouillis d’arbres qui nous entourait. C’étaient des indigènes qui se réunissaient. Bientôt des tam-tams résonnèrent de toutes parts, et vers la fin de la journée un guerrier armé de pied en cap se mit à nous héler. Grâce à notre interprète, je réussis à le faire venir et lui demandai de nous procurer des vivres… Il disparut et ne tarda pas à revenir avec de nombreux compagnons. Ils avaient bien quelques vivres, mais le désir de les vendre ne semblait pas être leur grande préoccupation.

Ce qui les attirait surtout c’étaient nos ballots de fusils, qu’ils auraient voulu posséder. Au fur et à mesure que leur nombre augmentait, leurs exigences devenaient plus grandes : on me demandait de donner un fusil pour une poule… Je me rendis vite compte que l’on voulait essayer un mauvais coup. C’était d’autant plus certain que pas une femme n’était venue vendre. Étant donné ce que je savais des mœurs indigènes, c’était ou une déclaration de guerre à bref délai, ou au moins le signe d’intentions peu bienveillantes. Aussi me décidai-je à rompre le marché et à me remettre en route pour occuper un meilleur point de défense.

Mon monde fut vite rassemblé, les porteurs au centre, encadrés par des Sénégalais. Tandis qu’une avant-garde protégeait la marche, l’arrière-garde avec Le Bihan surveillait les indigènes dont le nombre s’accroissait sans cesse. J’étais à peine de l’autre côté du ruisseau que je découvris une seconde troupe, bien plus nombreuse que la première, se dirigeant vers nous en poussant des vociférations… C’était décidément un guet-apens qu’on nous avait tendu. On forma le carré, et cette manœuvre sembla si fort étonner nos agresseurs qu’ils s’éloignèrent rapidement et se tinrent à distance respectueuse… Ces indigènes s’appelaient des G’Baggas.

Mon but étant de les attirer vers nous, par l’appât d’un gain quelconque, je voulais par dessus tout éviter une effusion de sang, et tout en marchant, j’entretenais de loin la conversation par l’intermédiaire de mon interprète. Ayant enfin trouvé un terrain découvert pour nous y installer, nous reprîmes les transactions qui s’effectuèrent sans incident. Le lendemain nous repartons, toujours sans guide et toujours suivis par les G’Baggas, qui ayant rencontré un porteur retardataire se jetèrent sur lui et lui enlevèrent la caisse de perles qu’il portait, ainsi qu’un fusil à piston, sans lui faire de mal. Après quoi ils disparurent. Le soir seulement le porteur dévalisé me rendit compte du fait. Il était trop tard pour essayer de remettre la main sur les objets volés.

Sans aucun renseignement sur les habitants et sur les lieux, des représailles risquaient fort de tomber sur des innocents. Il n’y avait qu’à supporter l’affront et à attendre une meilleure occasion… Après tout étaient-ils si coupables ces primitifs, et la perte légère que nous avions subie valait-elle que le sang coulât ?… Je ne le pensai pas et, bien que ma mansuétude dût être considérée par nos voleurs comme un acte de faiblesse, je préférai cela à une facile opération de police qui eût fait de nous des meurtriers… Il y a souvent vis-à-vis de ces sauvages armés de lances ou de flèches plus de réel courage à attendre leur attaque de pied ferme, qu’à céder à un moment d’impatience et d’énervement et à commander un feu de salve dans des masses sans cohésion, sans discipline, qui disparaissent immédiatement en laissant derrière elles des morts et des blessés…

Une dernière journée de marche nous amena enfin, après avoir traversé des marais bourbeux, à une rivière d’une vingtaine de mètres de largeur. C’était la Tomi, deux fois traversée par Maistre. Nous nous disposâmes à camper et, pendant qu’on s’occupait à débrousser le terrain, un indigène d’une quarantaine d’années environ s’avança vers nous. Il me dit s’appeler Gano et connaître très bien les blancs qui étaient passés chez Azangouanda. Comme il ne paraissait pas très craintif, je lui annonçai mon désir de rester installé quelque temps dans le pays. Il me promit de nous approvisionner et de faire prévenir Azangouanda. Nous étions alors au 1er janvier 1806.

Partis de Ouadda le 12 décembre, nous avions donc mis dix-huit jours, arrêts compris, pour franchir une distance à vol d’oiseau d’un peu plus de 60 kilomètres au Nord de notre point de départ et nous avions transporté soixante-dix charges…


pileuses de mil.

Ce résultat était mince et profondément décourageant. Aussi cette journée du 1er janvier fut-elle pour moi remplie d’amertume et de tristesse… Une lueur d’espoir me revint après un examen plus approfondi du petit cours d’eau sur les bords duquel nous étions campés. Peut-être pourrait-on y naviguer en pirogue. Si oui, la partie n’était pas perdue. Il fallait d’abord voir en quels termes nous serions avec les indigènes, nos nouveaux hôtes.

Dès la première entrevue avec les N’dis, ainsi s’appelaient-ils, la glace fut rompue. Azangouanda, un de leurs grands chefs, qui avait un traité avec Maistre, ayant constaté le profit qu’il y avait à nous avoir chez lui, nous apporta ou nous fit apporter tous les vivres que nous pouvions souhaiter à des prix ridiculement bas : deux cuillers à café de perles de verre, soit environ 0 fr. 20 pour une poule ; 0 fr. 80 pour un cabri. Quant au manioc, qui pour nos Sénégalais et pour nous-mêmes remplaçait le pain, nous en pûmes constituer de suite un stock assez important. Il y a plusieurs manières de préparer le manioc ; aucune, à mon avis, ne vaut celle qu’emploient les N’dis : la racine plongée dans l’eau pour lui enlever ses sucs vénéneux est ensuite séchée au soleil pendant plusieurs jours et réduite en farine dans des mortiers en bois. Cette farine est très blanche et, si l’on prend la précaution de l’aérer fréquemment, on la conserve assez longtemps.

Les N’dis continuèrent à nous bien traiter. Leur bon accueil me fit oublier en partie mes découragements des jours précédents. L’idée d’atteindre le Tchad me paraissait moins irréalisable. J’entrevoyais avec plus de confiance la possibilité de réussir là où d’autres avaient échoué. Les trois grands fragments de notre jeune empire africain ne pouvaient être réunis que par l’occupation du Tchad. J’allais donc contribuer, pour une part, à cette entreprise indispensable à notre expansion dans le Continent Noir.

  1. Voir la Note 1 au Chapitre des « Notes et éclaircissements ».