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La chute de l’empire de Rabah/VI

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Hachette (p. 178-210).

VI

Retour à Fort-Archambault. — Le sultan Gaourang. — Son troupeau d'esclaves offerts comme porteurs. — Préparatifs de départ. — Nouvelles de la mission saharienne Foureau-Lamy. — Marche sur Koussouri. — Rencontre de Foureau. — État lamentable de la colonne de Baguirmiens que nous amène Gaourang. — Jonction des trois Missions.



Au moment où le lieutenant Meynier vint nous rejoindre à Sada, la situation était la suivante. Son chef de mission, le capitaine Joalland, dont on ne saurait trop louer l’initiative, était installé en face de Goulfei, avec cent cinquante fusils environ ; les troupes du Chari, sous le commandement du capitaine Robillot, étaient à Fort-Archambault ; la mission saharienne Foureau-Lamy, signalée à Zinder vers le 15 novembre, devait être vraisemblablement en route vers le Tchad. Quant à Rabah, il s’était replié, à la suite du combat de Kouno, sur Logone et Dikoa où se trouvait déjà son fils Fad-el-Allah.

J’ai dit que toutes ces nouvelles m’étaient parvenues au moment où je regagnais le poste du Gribingui, après avoir été chercher des renforts. En attendant mon arrivée, le capitaine Robillot avait pris ses dispositions pour se mettre en communication constante avec la mission Joalland.

Cette communication étant assurée et réglée, le lieutenant Meynier se remit en route pour rejoindre le capitaine Joalland à Goulfei. Pendant que se passaient ces événements, le capitaine Bunoust, les lieutenants Martin et Larrouy m’aidaient dans la grosse besogne de la réunion du matériel nécessaire à la nouvelle campagne qui allait être menée contre Rabah et que j’estimais pouvoir durer plusieurs mois.

On ne se doute pas combien il est difficile, en Afrique, avec des moyens aussi précaires que ceux dont on dispose, de mettre une expédition sur pied. Il est indispensable de tout inventorier, de tout cataloguer, pour être sûr que rien ne manque et que les colis sont en bon état, car ce n’est pas tout de marcher, il faut arriver au but muni du nécessaire. Grâce au dévouement des fonctionnaires de la région civile, MM. Bruel, Pinel, Rousset, Perdrizet, le matériel qui nous était nécessaire arrivait rapidement. Le rôle de ces agents, pour avoir été dans toute cette période moins brillant que celui de leurs camarades de la région militaire, n’en aura pas été moins utile. Ils se sont acquittés de cet ingrat service des transports d’une façon remarquable, et c’est grâce à eux que l’on put engager la suprême partie contre Rabah.


m. perdrizet à fort-crampel.

Le 13 février, tout était prêt pour le départ, sauf le fameux détachement de soixante-dix hommes que devait nous expédier le Haut Oubangui. Seul, le lieutenant Faure était là, avec la moitié de l’effectif ; le reste, retardé pour toutes sortes de causes, devait mettre encore pas mal de temps à arriver. Je ne pouvais attendre plus longtemps et j’en fus réduit à me priver de la collaboration de l’excellent officier qu’était M. Faure, obligé d’attendre la deuxième partie de son détachement.

Nous quittons Gribingui le 13 février avec une trentaine d’hommes, le capitaine Bunoust, le lieutenant Martin et le maréchal des logis Papin. Le lieutenant Larrouy et le docteur Ascornet doivent rejoindre par la suite, dès qu’ils auront pu se procurer des embarcations. Le lieutenant Faure, qui, en attendant son monde, est occupé aux transports, les accompagnera, s’il est prêt à temps.

Le Gribingui est presque à sec. À chaque instant nous rencontrons des cailloux ou des bancs de sable qui nous arrêtent. Le gros chaland, chargé de trois cent cinquante colis de trente kilos et d’un personnel nombreux, avance avec la plus grande difficulté. Jamais je n’ai vu les eaux aussi basses. À tout moment, on est obligé de mettre les hommes à l’eau pour déséchouer ce maudit bateau… Ce sont alors des cris, des vociférations poussés par nos hommes qui s’excitent à traîner cette énorme masse. Les journées se passent et nous avançons à peine. À ce train-là, nous allons mettre une éternité pour atteindre Fort-Archambault.

Un mauvais passage est à peine franchi qu’on en retrouve un autre. Jusque là je n’avais noté que cinq ou six rapides sur le Gribingui. Nous en avons déjà rencontré une douzaine et encore sommes-nous au début. Quelle corvée longue et ingrate ! Hunoust, Martin et moi, nous nous remplaçons à tour de rôle, pour hurler les « Attention… ferme… enlevez » ! qui donnent du cœur aux hommes. Les malheureux sont fourbus et nous avons des extinctions de voix. Mais nous prenons notre mal en patience et au bout d’un certain temps nous finissons par nous habituera ce mode de locomotion.

Quand nous rencontrons des biefs, où nous pouvons marcher pendant quelques kilomètres, nous sommes fort heureux. Si nous n’étions pas aussi pressés, cette descente de la rivière ne serait cependant pas sans charme. Les bancs de sable, complètement découverts, sont littéralement garnis d’oiseaux de toute espèce, pélicans, grues, courlis, canards, oies, aigrettes, etc. C’est un fourmillement ininterrompu, un bruit d’ailes incessant. Que de joies sont réservées aux spécialistes qui, plus tard, viendront étudier la faune de ce pays !


oiseau sultan tué par m. de mostuejouls sa hauteur est de 1 mètre, ses ailes de 1m50 d’envergure.

Nos préoccupations sont d’un ordre moins relevé. Nous classons tout bonnement ce gibier en deux espèces principales : celle qui se mange et celle qui ne se mange pas. Les canards, qui font partie de la première catégorie, sont excellents, à l’exception toutefois de celui d’une très grosse taille, que l’on appelle canard armé, car il porte au sommet des ailes, à la deuxième articulation, une espèce d’os pointu qui doit lui servir à se défendre contre les oiseaux de proie. Sa chair est très dure et de mauvaise qualité. Outre les canards, nous rencontrons à chaque instant, comme gibier à plume, des bandes de pintades. Aussi la cuisine est-elle abondamment pourvue.

C’est une chance, d’ailleurs, qu’il en soit ainsi, car à proximité de la rivière, il n’y a pas beaucoup de villages, et les malheureux habitants, qui s’y trouvent en butte depuis de nombreuses années aux razzias des chasseurs d’esclaves de Senoussi, ne peuvent offrir de grandes ressources pour les ravitaillements. Nous trouvons seulement à compléter le mil nécessaire à la nourriture de nos hommes, dont la ration consiste surtout en viande d’hippopotame.

À l’époque des eaux basses, cet animal pullule dans le Gribingui, au point d’être un véritable danger pour les petites pirogues qui circulent sur le fleuve. Nous sommes fréquemment secoués par ces pachydermes, qui, en se levant sous le chaland ou les boats, leur donnent d’énormes coups et même parfois les défoncent. Nous nous vengeons en tuant quelques-uns d’entre eux dont la viande fumée assure la subsistance de notre monde pour longtemps. Pendant dix-neuf jours, notre navigation se continue ainsi, fertile en échouages et en incidents de toute nature. Enfin, nous arrivons à Fort-Archambault.

Nous voilà donc réunis. Malheureusement les eaux complètement basses vont empêcher le Léon-Blot de naviguer. Nous ne pouvons faire circuler sur le fleuve que le grand chaland, les trois baleinières, deux embarcations en bois construites par nos propres moyens et les quelques pirogues que nous pourrons réunir. On y embarquera l’artillerie, les munitions et une partie des vivres. Quant aux tirailleurs, ils marcheront par la voie de terre, et les bagages et vivres de route nécessaires seront portés à dos d’homme.

Encore ce souci de porteurs qui intervient. Jusqu’ici en effet, nous n’avons pas encore pu nous procurer les bêtes de somme qui nous seraient nécessaires, le pays en étant complétement dépourvu.

Heureusement que le sultan Gaourang n’est pas loin. Il est installé à Sada, où Robillot l’a prié de séjourner, pour éviter une trop grande agglomération de monde au même endroit.

Je le préviens de mon arrivée. Il ne tarde pas à venir. J’avoue que je retrouve avec plaisir ce gros homme, tout content de lui. De son côté également, il manifeste sa joie de me revoir.

Je le fais entrer chez moi, où l’on a préparé un local pour le recevoir, et, tout en buvant du thé, il me raconte ses infortunes. Il rejette toute la responsabilité du massacre de Togbao sur le M’Baroma, celui de ses dignitaires qui gardait le défilé. « Ce M’Baroma est un misérable, me dit-il, tu l’as bien connu. Quand tu es venu au Baguirmi la première fois, il occupait les fonctions d’alifa-ba. Je lui avais conféré une dignité plus élevée et voilà ce qu’il m’a fait, il m’a trahi. Traître et lâche aussi, le Kadé Tchiroma qui était ton hôte à Massénia et auquel j’avais confié l’éducation de mon fils. Presque tous des traîtres, mes grands seigneurs, qui ont voulu à un moment donné m’abandonner pour aller se soumettre au maudit (nom sous lequel il désigne Rabah).

« Oui, continua-t-il, si je n’avais pas été prévenu à temps, le guermané avait formé le projet de se faire nommer sultan à ma place par Rabah. Il était tout prêt à partir, quand je l’ai fait appeler. Il fut mis incontinent à la chaîne et lorsqu’il eut avoué sa trahison je lui fis trancher la tête.

« Vois-tu, si tu n’étais pas venu et si vous n’aviez pas battu le maudit, j’étais perdu, et ce qu’on avait essayé une fois sans succès se serait reproduit plus tard. »

C’est d’un ton mélancolique et en même temps avec des accents passionnés qu’il me fit ce récit. Il fallait que réellement il eût passé par de vilains moments pour abandonner sa douce philosophie d’Épicurien…

Revenant ensuite au combat de Togbao, il ne cessa de témoigner du courage des nôtres.

« Pour moi, me dit-il, je suis resté jusqu’au dernier moment, voulant mourir avec tes frères. Mes esclaves m’entourèrent alors et me traînèrent hors du combat. Regarde les deux blessures que j’ai reçues à ce moment, — et il me faisait voir son bras couturé de deux cicatrices profondes provenant évidemment de balles… Maintenant les mauvais jours sont finis, je te revois et je suis heureux, j’ai confiance en toi et tous les miens vont me suivre.

J’ai déjà fait justice des traitres, je continuerai encore si cela est nécessaire. Il faut que tu voies ce que j’ai fait du M’Baroma. »

En me disant ces mots, il donna l’ordre de faire venir devant moi le personnage en question.

Celui-ci se présenta simplement vêtu, les chaînes aux pieds et aux mains, la figure couverte d’un voile qui lui venait jusque sous les yeux. Ce voile enlevé, je m’aperçus avec horreur que ce malheureux avait eu le nez, les oreilles et les lèvres coupés. Je ne pus réprimer un mouvement d’effroi, et je dis à Gaourang : « Tu aurais mieux fait de le tuer que de lui infliger pareille torture. C’est très mal ; Dieu défend ce que tu as fait là.

— Que veux-tu ? me dit-il, c’était un esclave dont j’avais fait un grand seigneur. Je l’ai puni pour servir d’exemple aux autres… »

Emu de pitié, j’obtins de Gaourang qu’on lui enlèverait ses fers, ainsi qu’au Tchiroma.

Il tint sa promesse, croyant me faire une concession bien grande. Certainement, si j’avais essayé de lui démontrer l’atrocité de sa conduite, il ne m’aurait pas compris.

Je n’insistai pas davantage et lui demandai de me fournir des porteurs et des chevaux. Il me promit tout sans retard. Dès le lendemain, je reçus pour ma part un beau cheval noir qu’il avait lui-même monté. Les autres officiers et les Européens furent ensuite pourvus ; mais en général, à part quelques exceptions, ces montures ne valaient pas grand’chose. C’était cependant mieux que rien, et il ne fallait pas se montrer trop exigeant, car le pauvre Gaourang n’avait plus une cavalerie bien belle. La plupart de ses chevaux étaient fourbus et à bout de forces.

Les porteurs vinrent après. Gaourang n’avait pas eu beaucoup de peine à se les procurer. C’étaient tout simplement des esclaves qu’il avait razziés chez les Saras. Encore enchaînés ou réunis par couples à des fourches de bois, ces malheureux présentaient un spectacle lamentable. Je n’oublierai jamais l’impression de profonde pitié qui nous saisit tous à la vue de ce troupeau humain, que quelques soldats poussaient devant eux à coups de fouet. Comme il n’y avait pas assez d’hommes, des femmes s’y trouvaient en grand nombre. Nues, sans un lambeau d’étoffe pour les couvrir, hâves, exténuées de fatigue, quelques-unes portaient de petits enfants qui essayaient de trouver un peu de lait aux seins taris de leurs mères…

Quel spectacle navrant !… Quelque endurcis que nous pussions être, les larmes nous venaient aux yeux. Et ce qu’il y avait de pire encore, c’est que tout ce monde mourait de faim. Il ne faut pas croire qu’on s’était occupé de leur nourriture. Mangeait qui pouvait, comme et quand il pouvait… C’était simple et horrible… Tel est le tableau que j’ai vu, de mes yeux vu, et que je ne charge pas. Je suis plutôt en dessous de la vérité… Il eût été à souhaiter que les partisans de l’Islam à tout prix pussent se rendre compte de l’œuvre néfaste accomplie par les adeptes de ce dogme de sang, de rapine et de meurtre. Peut-être leurs idées se seraient-elles modifiées. Je donnai l’ordre de détacher tous ces misérables, qui furent installés dans la cour du poste. On leur prépara de formidables platées de mil et de haricots qu’on leur distribua. Ces affamés se précipitèrent sur la nourriture comme des bêtes fauves, les plus grands renversaient les plus faibles et engouffraient dans leur bouche tout ce qu’ils pouvaient saisir… On fut obligé, pour que tout le monde pût manger, de procéder à une répartition équitable.


esclaves saras pris par les baguirmiens encore enchaînés ou réunis par couples à des fourches de bois.

Je prévins Gaourang que ces gens étaient dorénavant à nous, et, à part moi, je me réservai de les rendre plus tard à la liberté. Je leur fis dire que, s’ils consentaient à nous accompagner et à porter nos charges, nous les nourririons tous convenablement ; après quoi, on les renverrait dans leurs villages.

Comme bien on pense, ils acceptèrent avec enthousiasme. Mais ils étaient tous trop faibles pour qu’on pût leur donner un poids de vingt-cinq kilos à porter. Nous attendîmes donc quelques jours encore qu’ils eussent repris des forces et, après avoir éliminé les femmes, mères ou nourrices, ainsi que les hommes trop chétifs, nous nous trouvâmes prêts pour le départ.

Je pus donc rédiger, à la date du 12 mars, un ordre prescrivant de reprendre, dès le lendemain, les opérations contre Rabah sous les ordres du capitaine Robillot.

Pendant que se terminaient tous ces préparatifs, je recevais à Fort-Archambault une lettre du commandant Lamy m’annonçant son arrivée à Debenenki dans le Kanem, à la date du 18 lévrier. Le capitaine Joalland, rejoint par Meynier, m’informait, de son côté, qu’il avait laissé ce dernier officier en face de Goulfei avec le gros de ses forces pour se porter à la rencontre de la mission Foureau-Lamy, qu’il avait rejointe à ce même point de Debenenki.

Ainsi donc, tout allait au gré de mes désirs et l’œuvre poursuivie avec tant de persévérance approchait de sa réalisation.

Les deux missions Afrique Centrale et Saharienne allaient se trouver réunies, sous l’autorité du commandant Lamy qui, par suite de la mort du colonel Klobb, devenait le chef des deux groupes. J’allais donc pouvoir, dès que la jonction complète serait terminée, disposer des effectifs des trois missions au mieux de nos intérêts. Je sentais tout l’honneur et toute la lourdeur de la tâche qui me revenait. Mais j’avais l’espoir, avec de telles forces, de porter le dernier coup à Rabah. Et l’avenir me paraissait glorieux.

Le 13 mars 1900, la mission du Chari se met en route. Les points de Togbao et de Bousso sont déjà occupés par nos troupes, ainsi que Robillot, en mon absence, l’avait décidé.

La marche des deux groupes par terre et par eau s’effectue sans incident ; malheureusement elle est d’une désespérante len teur. Les chemins sont mauvais, l’eau est rare ; on circule au milieu de buissons d’épines qui blessent tirailleurs et porteurs. D’autre part, ces derniers se fatiguent assez vite et l’on ne peut, par raison d’humanité, les presser davantage.

En outre, le ravitaillement en vivres est très difficile. Nous avons en effet à traverser toute une région complètement dévastée par Rabah, lors de son passage. Le lieutenant Galland a pu constituer à grand’peine un petit stock de mil à Togbao, c’est tout ce que l’on trouvera probablement jusqu’à Bousso. Aussi, les hommes et les officiers sont-ils à la portion congrue. La ration, uniforme pour tous, se compose au maximum d’à peu près deux cents grammes de mil en grains. C’est peu, trop peu, pour des gens qui doivent fournir une telle marche. Heureusement pour nous que la viande ne manque pas. Dans ces contrées, où la dévastation s’est opérée d’une façon si radicale, il ne reste absolument rien ; partout des villages ruinés ; pas une plantation. L’homme a fui ces lieux désolés et a été remplacé par les animaux sauvages.

Les antilopes de toute espèce s’y trouvent en quantité si nombreuse et sont si peu farouches que, sans même arrêter la marche de la colonne, on peut en abattre une douzaine chaque jour. Deux ou trois cavaliers se détachent, les ramassent, les hissent sur des chevaux et, le soir, à l’étape, on en fait le partage. Je n’ai jamais vu, pendant les douze années que j’ai passées en Afrique, de pays plus giboyeux que la région du Chari. Sans nous donner la moindre peine, nous pouvions tous les jours, sans exception, donner à nos six cents rationnaires au moins cinq cents grammes de viande par tête. Sans cette heureuse circonstance, je ne sais s’il nous eût été possible d’arriver au but.

C’est dans ces conditions que nous atteignons successivement Togbao, puis Bousso, où j’arrive avant la colonne, avec le capitaine Robillot. Le lieutenant Galland nous y a précédés et le capitaine de Lamothe est allé à Maciré pour tâcher de réunir du mil.

Quatre jours après notre arrivée à Bousso, la flottille est signalée. Elle a eu beaucoup de peine à opérer sa descente. Le fleuve est au plus bas et, en maints endroits, il n’y a plus qu’un mince filet d’eau. Les hommes ont été obligés de débarquer et de creuser des rigoles dans le sable pour que les embarcations puissent franchir les seuils. Le travail accompli a été surhumain. La compagnie de Cointet nous rallie ensuite avec son convoi, dont les porteurs sont très fatigués. Il faut donner un peu de repos à tout le monde et attendre Gaourang et ses Baguirmiens, à qui j’ai donné rendez-vous et dont nous sommes sans nouvelles.

Pendant que nous effectuions notre marche sur Bousso, la mission Foureau-Lamy s’était avancée sur Goulfei, où elle s’était jointe au gros de la mission Afrique Centrale, cantonnée devant la place. Depuis quelques jours, Fad-el-Allah, le fils de Rabah, s’y était porté avec six cents fusils environ et livrait quelques escarmouches au lieutenant Meynier. Mais le commandant Lamy ne s’attarda pas devant Goulfei ; il se dirigea sur Koussouri, moins bien défendu, et enleva la place d’assaut le 3 mars. Le chef de bannière Capsul, qui la défendait, y fut tué. Nous ne perdîmes qu’un homme dans cette affaire.

Apprenant la prise de Koussouri, Fad-el-Allah sortit alors de Goulfei et vint camper, sans qu’on s’en doutât, à cinq kilomètres dans le Sud-Est de Koussouri. Son intention était de profiter d’un moment favorable pour tomber sur une patrouille ou sur un détachement sans méfiance.

Ce projet fut sur le point de réussir. Une forte reconnaissance, commandée par les lieutenants Rondeney et de Thézillat vint donner dans une embuscade et faillit être surprise. En un instant elle fut entourée de toutes parts, l’ennemi, caché derrière les buissons d’épines, ouvrant sur les nôtres un feu d’enfer. Le terrain se prêtait mal à un déploiement et la situation était très critique. Grâce à l’héroïsme des deux officiers et au courage des tirailleurs algériens qui mirent la baïonnette au canon et se ruèrent sur l’ennemi, l’avantage fut de notre côté ; les Rabistes furent refoulés et poursuivis jusque dans leur camp, qui fut enlevé. Fad-el-Allah battu s’enfuit jusque dans Logone où il s’enferma.


en route pour koussouri. les hommes sont obligés de creuser des rigoles pour faire franchir les seuils à la flottille.

Cette sanglante affaire, où le lieutenant de Thézillat fut grièvement blessé, nous coûta une vingtaine de tués ou blessés. Elle eut lieu le 9 mars.

J’en fus instruit à Bousso par une lettre du commandant Lamy, qui me fut transmise par les soins du capitaine de Lamothe installé à Maciré.

Peu après, une deuxième lettre me parvenait par le lieutenant de Chambrun qui m’annonçait que Rabah, à la suite de l’échec de son fils, avait quitté Dikoa et paraissait se rapprocher de Koussouri. Le commandant m’informait en outre de la pénurie je ses troupes en munitions et m’envoyait un sergent avec des chameaux destinés à recevoir les ravitaillements dont nous pourrions disposer en sa faveur.

Sur ces entrefaites, Gaourang nous rejoignit enfin. Il m’avait promis, lors de notre départ de Fort-Archambault, d’envoyer des cavaliers dans la région du Bahr-Erguig, afin qu’à notre passage à Bousso nous puissions trouver en ce point un approvisionnement de mil. Il n’en avait rien fait, ou plutôt ses ordres n’avaient pas été exécutés, si bien que nous nous trouvions à bout de ressources.

Exaspéré, je me préparai à lui faire d’amers reproches. J’y renonçai quand je vis son attitude contrite et le spectacle lamentable qu’offrait la masse des gens qui l’avaient suivi.

Les pauvres Baguirmiens venaient, en effet, de subir de rudes épreuves. Leur marche depuis Sada n’avait été qu’une longue série de souffrances, car les Saras, les Toummocks et autres païens, apprenant la marche de la colonne de Gaourang, s’étaient enfuis sur son passage emportant ou cachant toutes leurs provisions, si bien que les vivres leur avaient fait rapidement défaut. De plus, comme les pluies avaient été fort rares, tous les cours d’eau étaient taris. Pour boire, Gaourang avait dû creuser des puits, quelquefois à de très grandes profondeurs… Dans ces conditions, une foule nombreuse de femmes, d’enfants affamés ou mourant de soif restèrent en arrière… On ne les revit jamais.

Quant à ceux qui avaient pu surmonter ces fatigues, ils étaient dans un état d’épuisement presque complet.

En présence de cette situation, je conseille à Gaourang de ne se faire suivre ni des hommes malades et fatigués, ni des femmes et des enfants qui pourraient regagner le Bahr-Erguig à petites journées. Le reste de la bande, comprenant environ 1500 hommes, se mettrait en route immédiatement avec nous. Ce parti fut adopté.

Nous sommes presque sans vivres. Seule la chasse nous fournit la viande qui nous est nécessaire. Quant au mil, il se fait de plus en plus rare. Gaourang et sa troupe de Baguirmiens marchent sur la rive droite avec le convoi de munitions destiné à la mission Saharienne et un petit troupeau de bœufs que nous gardons comme réserve. Les trois compagnies sont sur la rive gauche et le convoi principal vient par le fleuve. Nous avons été rejoints par le lieutenant Larrouy et le docteur Ascornet. J’accompagne la colonne de la rive gauche.


m. foureau. (photographie piroc, boulevard saint-germain.)

Le trajet est atrocement pénible au milieu des buissons d’épines qui déchirent les chairs et entrent sous la peau, causant aux malheureux qui vont à pied des douleurs intolérables. On peut faire tout au plus des étapes de dix-huit kilomètres par jour.


près de maïnheffa, les pirogues montées par m. foureau.

Enfin nous avançons tout de même, lentement mais sûrement. Nous atteignons Magbala près de Maïnheffa le 14 avril. C’est là que je vois Foureau. Après la superbe expédition qu’il venait de faire à travers le Sahara, après les périls et les souffrances endurés, il avait terminé sa tâche. Son rôle d’explorateur scientifique était fini. Aussi s’était-il décidé à rentrer en France, laissant son escorte à ma disposition. Je lui fournis des embarcations convenables pour effectuer son retour et je conservai pour nous un convoi de pirogues de Koussouri, qu’il avait monté à notre intention.

Ces pirogues, quoique faisant eau de toutes parts, nous permirent de licencier presque tous nos porteurs et par suite d’alléger sensiblement notre convoi.


le commandant lamy (photographie valery).

Nous passons, Foureau et moi, une bonne partie de la nuit à deviser. Il me raconte les longues étapes sans eau, qu’ils ont faites dans les solitudes sahariennes, et les périls qu’ils ont courus. Ah ! ils avaient fait de bonne besogne, nos amis sahariens. Ils venaient d’accomplir un des plus beaux tours de force qu’on puisse citer en matière d’exploration. Mais à quel prix ! Leurs chameaux, surmenés, périssaient l’un après l’autre, les bagages et les munitions qu’on ne pouvait transporter étaient détruits, si bien qu’ils étaient arrivés à Koussouri, manquant de tout, de vivres et même de vêtements. Quant aux munitions, il leur en restait très peu, à peine 130 cartouches par homme, c’est-à-dire de quoi soutenir une seule grosse affaire…

L’ennemi, ainsi que je l’ai appris plus tard par une lettre tombée entre mes mains, adressée par l’alifa de Goulfei à Rabah, était instruit de cette disette de cartouches de la mission Saharienne. C’est ce qui explique, du reste, le départ de Dikoa de Rabah et sa marche sur Koussouri.

Au matin, je me sépare de Foureau qui continue sa route, non sans l’avoir remercié de la résolution qu’il a prise de revenir par le Congo. C’est à cette décision que je dois d’avoir un renfort aussi important et un concours aussi précieux que celui de la mission Saharienne.

Notre route se poursuit aussi rapidement que nous le permet notre convoi venant par eau, lequel me cause beaucoup de souci. Je demande au commandant Lamy d’envoyer au devant de ce convoi une escorte sérieuse par la rive droite, afin que je sois complétement tranquille sur sa sécurité.

Mais les événements se sont succédé avec la plus grande rapidité. Rabah a accéléré sa marche sur Koussouri. Il s’est en réalité installé à six kilomètres de la place et s’y est fortifié, sans que ses mouvements aient pu être signalés d’une façon certaine. Ce qui paraît probable au commandant c’est que le fameux chef soudanais n’est pas très loin de la ville et qu’il lui est impossible de se démunir d’aucun de ses défenseurs.

Voici quelques extraits d’une lettre que le commandant m’écrit à la date du 14 avril 1900 :

Monsieur le Commissaire du Gouvernement,

J’ai l’honneur de vous accuser réception de votre lettre qui vient de me parvenir à l’instant même. Permettez-moi d’y répondre paragraphe par paragraphe :

1° Vous me demandez d’envoyer au-devant de vous à Bougoman vers le 15 avril.

Actuellement, la place de Koucheri (Koussouri) peut être considérée comme en état de siège et il m’est absolument interdit de m’absenter, nos patrouilles, à douze ou quinze cents mètres de la place, ayant été attaquées avant-hier et hier. Ainsi que je vous l’avais proposé dans ma lettre numéro vingt-cinq, la position de Koucheri est de tout premier ordre. C’est elle qui doit être choisie comme notre base d’opérations, puisqu’elle commande à la fois les vallées du Chari et du Logone et qu’elle permet de tomber sur Karnak-Logone, sur Goulfei ou sur Dikoa suivant ce que vous aurez décidé.

2° La prise de Logone[1] aurait pu s’effectuer le 10 mars, si je l’avais voulu ; le gros inconvénient que présentait le fractionnement de mes deux missions, m’a empêché d’exécuter cette opération qui était encore relativement facile, il y a quelques jours ; mais je vois d’après des renseignements qui viennent de me parvenir ce matin, qu’actuellement, ce serait une grosse affaire, qui nécessitera la réunion de toutes nos forces, car Rabah, apprenant votre approche, a dû quitter brusquement son camp de Kala-Moulé et, tournant Koucheri par l’Ouest, a dû rallier Karnak-Logone à marches forcées, sans doute dans le but de vous tendre un piège, sur la rive gauche du Chari.

Ce que je vous dis là est plutôt une hypothèse, car l’autre version qui court ici est la suivante : enhardi par les petites escarmouches livrées les 11, 12 et 13 avril, sous les murs mêmes de Koucheri, dans le but de nous faire sortir de la place et de nous attirer dans une embuscade, Rabah aurait quitté son camp à vingt-deux ou vingt-quatre kilomètres au Nord-Ouest de Koucheri et sur les bords mêmes du Chari, il serait venu s’embusquer à très peu de distance de Koucheri afin de tomber sur la place à la première imprudence commise par nous et avant votre arrivée.

Comme vous le voyez, la situation est fort grave et la moindre faute commise peut occasionner des événements dont il est impossible de calculer la portée ou l’issue…

Signé : Lamy.

Comme on le voit par cette lettre, écrite à la date du 14 avril, les deux missions se trouvaient à peu près bloquées dans la ville, sans grandes munitions et sans approvisionnements.

De plus, on était sans renseignements certains sur Rabah qui était à cette date occupé à construire un retranchement à six kilomètres environ au Nord-Ouest de la ville.

C’est pour pouvoir opérer en paix la construction de son camp, qu’il avait envoyé des partis de cavaliers excessivement entreprenants, qui dans les trois escarmouches mentionnées par le commandant avaient tué une dizaine d’hommes aux nôtres, entre autres deux tirailleurs algériens à la garde du troupeau.

C’est dans les environs de Bougoman que me parvinrent ces nouvelles du commandant Lamy, c’est-à-dire à quelques journées de marche de Koussouri. Il fallait se dépêcher.

Gaourang, qui nous suivait toujours, avait, fort heureusement pour nous, fait la découverte d’un de ses anciens silos de mil encore intact ; il en partagea le contenu avec nous, de sorte que nous nous trouvâmes à la tête d’une vingtaine de jours de vivres en grains pour nos hommes.

Après Bougoman, nous atteignons Miskin, puis Milé. Nous sommes tout près de Logone, occupé par Fad-el-Allah. Nous nous attendons à une attaque ; mais personne ne se présente au devant de nous, et cependant Fad-el-Allah et Rabah sont renseignés sur notre marche[2].

Seule une petite patrouille de cavaliers, venus par la rive droite en éclaireurs, nous est signalée par le chef de Milé qui a reçu de l’un d’eux une balle qui lui a éraflé le crâne. Apercevant les Baguirmiens en nombre sur la rive gauche, ils s’enfuient sans même nous avoir découverts, cachés que nous sommes dans des fouillis de brousse épineuse.

Chaque jour qui s’écoule nous rapproche davantage de la mission Saharienne. Le 21, à midi, nous nous préparons à déjeuner et, au moment de nous mettre à table, on m’annonce l’arrivée du capitaine Reibell et du lieutenant de Chambrun. Avec quelle joie nous les voyons venir, on le devinera aisément.


le logone en face de koussouri.

Certes, nous n’étions ni les uns ni les autres en état de paraître élégants à une réception mondaine quelconque ; mais si minables que nous fussions, nous paraissions des gentlemen à côté de nos amis Reibell et Chambrun. « Et pourtant, nous dirent-ils, nous avons mis ce que nous avons de mieux. » Ce mieux était un assemblage de bandes d’étoffes du pays cousues ensemble, auxquelles on avait essayé de donner une forme de vêtement… On juge que ce ne devait pas être très luxueux.

Le repas terminé, nous nous remettons en route, et, à une heure, nous sommes enfin en face de Koussouri. Une foule immense se trouve campée sur la rive droite du Logone. Ce sont les Arabes bornouans qui ont fui avec tous leurs troupeaux et sont venus s’installer à l’abri de la citadelle. Il y a là au moins dix mille personnes et des troupeaux de bœufs et de moutons en grand nombre.

Dès que nous sommes signalés, tout ce monde se porte audevant de nous. Les femmes poussent des « you-you » perçants, les hommes brandissent leurs lances et tirent des coups de fusil. Confiant au capitaine Robillot le soin de s’occuper de l’opération du passage du fleuve, laquelle est d’ailleurs très simplifiée par le grand nombre de pirogues qui se trouvent accostées sur le rivage, je traverse le Logone pour me rencontrer sur la rive gauche avec le commandant Lamy, qui m’y attend entouré de tous ses officiers.


une cour de maison à koussouri.

Je laisse à penser quelle émotion profonde s’empare de nous tous. De semblables sensations ne se décrivent pas. Nous ne parlons pas, à vrai dire, mais les étreintes et les poignées de mains qui se distribuent sont tellement chaleureuses qu’elles en disent plus que de longs discours. La jonction des trois missions est donc un fait accompli. C’est la première fois que dans les annales coloniales on ait à citer un fait semblable.

Trois troupes parties l’une de l’Algérie, l’autre du Sénégal, la troisième du Congo, s’étaient rejointes en plein Centre Africain, malgré des difficultés de toutes sortes, malgré les pires souffrances, malgré les combats, malgré tout.

En vérité, une belle page d’histoire venait de s’écrire là. Elle réalisait définitivement le fameux programme tracé par le Comité de l’Afrique française, auquel s’étaient consacrés tant de dévouements, et qui avait déjà coûté tant de vies humaines… depuis Flatters, Crampel et Casemajou, jusqu’à Bretonnet et de Béhagle.


la marche sur koussouri. — passage du logone.

Pendant que s’opère le passage du Logone par nos troupes, j’entre dans Koussouri avec le commandant Lamy. La ville, qui s’étend tout le long du fleuve, est bâtie en forme de demi cercle. Elle est entourée, sauf du côté du Logone où la berge est très élevée, d’une enceinte en terre battue, épaisse à la base de plusieurs mètres et allant s’amincissant vers le sommet. Plusieurs portes en bois très dur permettent l’accès dans la ville. Un terrain vague, large de deux cents mètres environ, sépare les maisons de la muraille.

Cet espace sert d’emplacement pour le marché. C’est là aussi qu’on jette tous les détritus de la ville.

Dès qu’on y pénètre, on est saisi par une odeur insupportable de poisson corrompu et de chair en décomposition. L’air est vicié par les cadavres de chevaux qui pourrissent dans le fleuve…

Le commandant, à qui je fais part de l’impression désagréable que je ressens, m’apprend que, lors de la prise de Koussouri, les Rabistes avaient traversé le Logone pour fuir. Vigoureusement poursuivis par les tirailleurs algériens et soudanais, qui du haut de la berge tiraient sur eux, ils laissèrent dans le fleuve bon nombre des leurs, ainsi que des chevaux. Comme on n’avait pu les enterrer, leurs cadavres restaient là, empoisonnant l’atmosphère et la rivière, dont l’eau n’était plus potable.

Les maisons de Koussouri, assez mal entretenues en général, tombent pour la plupart en ruines. Beaucoup sont surmontées de terrasses et ont un premier étage. Des murs les entourent, constituant ainsi des cours où sont construites de petites cases en terre servant à loger les esclaves.

Le commandant habite la maison de l’alifa de Koussouri qui est relativement confortable. C’est une espèce de forteresse aux murs extérieurs très épais. Une porte en bois énorme se trouve à l’entrée principale, qui donne accès à une espèce de voûte servant de corps de garde.

De là on pénètre dans une première cour, au fond de laquelle se trouve la maison d’habitation, qui se compose d’une vaste salle où très vraisemblablement le propriétaire, gros personnage, donnait ses audiences. Au-dessus, une terrasse et des petites maisons en pisé couvertes de chaume. C’est ce logis que je partagerai avec le commandant Lamy.

Je m’y établis avec lui et nous causons. Depuis quelques jours, il est tout à fait renseigné sur les mouvements de l’ennemi dont il connaît maintenant la position exacte. Tous les soirs, des patrouilles de deux ou trois hommes, commandées quelquefois par un officier, vont reconnaître le terrain, soit par terre, soit par eau.

Le commandant n’a qu’une crainte, c’est qu’en apprenant notre arrivée, Rabah ne déguerpisse. Aussi me demande-t-il d’ordonner l’attaque pour le lendemain. J’hésite un peu : nos hommes sont bien fatigués ; pourra-t-on disposer tout le matériel en quelques heures ? Peu importe, on le fera.

Toutefois il reste un point délicat à régler. Rabah est en territoire reconnu à l’Allemagne. Les conventions internationales nous empêchent d’y pénétrer. Comment faire ? Heureusement le commandant Lamy, lors de son passage à Zinder, a trouvé en cette ville le fils aîné de Hachim, l’avant-dernier sultan du Bornou. C’est lui qui est l’héritier légitime du trône du Bornou, qu’il revendique d’ailleurs. Seul, à défaut de l’Allemagne qui n’a pas encore occupé le pays, il peut nous autoriser à pénétrer sur son territoire. Je lui fais donc écrire par Gaourang une lettre de véhémente protestation contre les agissements de Rabah. Je lui représente la violation du territoire baguirmien et les excès qui s’y sont commis. Enfin je le mets en demeure de remédier à cet état de choses qui ne saurait durer plus longtemps.

Le cheik Omar Seinda répond à Gaourang qu’il trouve ses réclamations très légitimes, mais que, ne disposant pas de forces suffisantes pour venir à bout de Rabah, il autorise Gaourang et ses alliés à pénétrer en territoire bornouan et à se joindre à lui pour lutter contre l’ennemi commun.

Cette pièce me permet d’agir à ma guise. Je ne commettrai, en entrant au Bornou de cette façon, aucune violation de territoire, puisque j’y suis autorisé, à défaut de la puissance protectrice qui n’occupe pas le pays, par le chef de l’État protégé. Ceci réglé, je pouvais rédiger l’ordre du jour suivant :

Le Commissaire du gouvernement,

Vu ses pleins pouvoirs,

Décide :

Les opérations contre Rabah seront dirigées par M. le chef de bataillon Lamy, qui, en outre des troupes déjà sous son commandement, disposera des troupes du Chari.

L’objectif de la colonne sera toujours Rabah qui sera attaqué partout où il se trouvera.

Signé : Gentil.

En possession de cette décision, le commandant Lamy fixe ses instructions de détail. Tous les officiers sont appelés et reçoivent des ordres. Il est prescrit que nos troupes seront sur pied le lendemain à six heures. On travaillera même la nuit s’il le faut. Chacun se met à la besogne sans tarder.

Pendant ce temps, je règle diverses questions politiques avec Gaourang et le cheik Omar, qui sont installés chez moi.

Le pauvre cheik ne paie pas de mine. Petit de taille, la figure osseuse, il est vêtu, plus que simplement, d’une longue robe bornouane et d’un pantalon d’étoffe légère. Il est chaussé de babouches en cuir jaune, et a la tête couverte d’une sorte de petite calotte d’un blanc sale. Il ne quitte pas son chapelet, qu’il égrène constamment en causant. À côté de lui, et assis sur le même tapis, Gaourang, splendidement vêtu, écoute les doléances du cheik Omar et lui fait les siennes.

Il est vraiment très drôle de regarder ces deux fourbes, l’un gros, l’autre maigre, qui essaient de se tromper réciproquement. Gaourang tient à rentrer en possession de toutes les femmes que lui a enlevées Rabah et cherche à persuader au cheik Omar qu’il doit les lui restituer. Ce dernier, qui se voit déjà sur le trône du Bornou, ne songe pas sans inquiétude au danger que vont courir ses futurs sujets, en face des 1500 Baguirmiens qui se trouvent en territoire bornouan ; aussi est-il très accommodant. À tout ce que demande Gaourang, le cheik souscrit presque immédiatement. En retour, Gaourang promet au cheik Omar qu’il punira sévèrement celui de ses hommes qui fera le moindre tort à un Bornouan. Bref, ils sont d’accord sur tous les points, et alors ils se congratulent et se serrent les mains avec effusion…

Tandis que devisent ces deux hommes, les nôtres achèvent leurs derniers préparatifs. La nuit se passe ainsi, sans que personne ferme l’œil. C’est la veillée des armes. L’heure décisive va bientôt sonner où nous nous mesurerons de nouveau avec l’armée de Rabah.

  1. Ce deuxième paragraphe était écrit en réponse à une lettre de moi dans laquelle je m’informais auprès du commandant s’il ne serait pas opportun de commencer les opérations par la prise de Logone, place forte située entre Koussouri et nous.
  2. Dans la correspondance de Rabah tombée entre mes mains se trouve une lettre de Fad-el-Allah à son père, lui annonçant mon passage à Maïnheffa.