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La conquête du paradis/XVI

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Armand Collin (p. 187-201).

XVI

MARCHE INDIENNE

La sombre, majestueuse et nocturne forêt, traversée de rousses lueurs et de fumée ; des éléphants en marche, sous la voûte noire d’une magnifique avenue ; des hommes, à droite et à gauche, qui courent en portant des torches.

On croirait entendre le tintement continu de la pluie, tombant sur les feuilles, mais ce sont d’innombrables pas, tombant en cadence, qui donnent cette illusion. Il y a des cavaliers, des chameaux, des piétons. Toute une armée qui chemine !

Le détachement français a rejoint Chanda-Saïb et ses troupes : on se hâte maintenant, à travers la nuit fraîche, vers le camp de Mouzaffer-Cingh, que l’on compte atteindre dans la matinée.

Bussy est heureux ; on marche sur Arcate, on se rapproche de Bangalore.

C’est le comte d’Auteuil qui commande l’expédition ; de La Touche et Bussy sont sous ses ordres, mais ce dernier a seul les instructions secrètes. Chanda-Saïb a reçu les Français avec enthousiasme ; il a fait présent, à chacun des trois chefs, d’un superbe éléphant, avec son mahout et son harnachement ; c’est donc dans un houdah brodé que le marquis est couché, sommeille, rêve, ou cause avec son ami Kerjean, à qui il a offert l’hospitalité.

— On finit par se faire à ce bercement un peu rude, lui dit-il. On dirait une nourrice qui secoue son marmot pour le forcer à dormir.

— Les premiers moments m’ont paru abominables, dit Kerjean ; mais c’est vrai, on s’y habitue, cela finit même par devenir agréable. Savez-vous qu’il est magnifique votre éléphant !

— Je crois bien, et il a une physionomie très intelligente ; je l’aime déjà. Comment vais-je l’appeler ?

— Ajax ou Alexandre.

— Pourquoi ?

— Puisqu’il va à la guerre.

— Pas de son plein gré. Non, quelque chose d’hindou plutôt. Voici, je l’appellerai Ganésa.

— Qu’est-ce que Ganésa ?

— Le dieu de la sagesse, et ce dieu a une tête d’éléphant.

— Parfait. Appelons-le Ganésa. Voilà tout de même un singulier cadeau : un éléphant plus un homme. Cela va vous entraîner à des dépenses folles.

— Pendant la campagne, nos frais sont à la charge du nabab…

— Et après la guerre, nous serons millionnaires ! dit Kerjean, ou ces princes ne sont que des croquants.

Les rideaux du houdah étaient ouverts d’un côté, et l’on voyait monter la traînée fumeuse des torches, traversée de flammèches, peuplée de toutes sortes d’insectes ; les feuillages, éclairés successivement, prenaient des reflets métalliques d’un vert vif, et parfois apparaissait, blotti aux coudes des branches, un singe, éveillé brusquement, qui, terrifié, regardait.

— Il court par moments des frissons dans le dos de Ganésa, qui sont pour nous de vrais tremblements de terre, dit Bussy après une somnolence.

— C’est qu’il sent le voisinage de quelque fauve, panthère ou tigre, et il témoigne ainsi son antipathie. Les terribles félins sont à la chasse. À cette heure, il ne ferait pas bon être seul dans la forêt.

On entendait en effet, par-dessus le bourdonnement de l’armée en marche, des rauquements, des cris de détresse ou de fureur, de longs miaulements, dans l’immense profondeur dont on était enveloppé.

Mais une fraîcheur plus vive annonçait l’approche du jour ; peu à peu l’impénétrable obscurité se désagrégeait, s’imbibait d’une molle blancheur ; bientôt on distingua les énormes troncs rugueux, les guirlandes de lianes, les feuilles aux formes singulières ; puis des perspectives se creusèrent, et, subitement, il fit clair. Alors toute la forêt se mit à chanter.

Les hurlements des fauves s’étaient tus ; les chants des oiseaux, comme des voix célestes, faisaient fuir vers leurs antres les sinistres rôdeurs. Sous chaque branche pépiait un nid ; des roucoulements, des cris d’appel, des roulades, mille gazouillements s’élançaient de chaque touffe de feuillage. Du haut de son houdah, Bussy voyait dans les arbres ; il surprenait les oiseaux faisant leur toilette ; près de la route un bengali vint se poser sur une large fleur emplie jusqu’au bord de rosée ; il y trempa son bec et but en renversant la tête ; puis il se baigna dans la fleur, secouant ses plumes, faisant jaillir des diamants. Puis les singes, les écureuils s’éveillèrent à leur tour, bondirent légèrement de branche en branche, se laissèrent glisser le long des lianes en poussant de petits cris aigus ; des gazelles passèrent dans les fourrés, s’enfuirent avec un grand bruit de feuilles froissées.

Kerjean s’était endormi ; mais Bussy se penchait en dehors, pour mieux jouir de cette fête de l’aurore, et il se disait que l’homme était un intrus dans cette forêt mystérieuse, si peuplée, si vivante.

À mesure que le soleil la pénétrait, la forêt devenait de plus en plus splendide ; les arbres, d’une extraordinaire vigueur, découvraient leur taille gigantesque, leur structure singulière : les sycomores, les tecks au bois impérissable, le santal blanc, qui exsudait son chaud parfum, les bambous, par groupes, faisant jaillir, à des hauteurs prodigieuses, leurs gerbes colossales ; toutes sortes d’essences enfin, prospérant libres, sauvages, dans leur domaine inviolé. On voyait bien qu’en ces lieux la hache ne blesse jamais, que l’arbre, chargé de siècles, meurt de lui-même, se penche vers ses enfants, qui le retiennent, l’empêchent de tomber, et lui font un suaire fleuri.

Sous l’ombre de ces géants au port superbe, tout un monde d’arbrisseaux, de buissons, de fruits, de fleurs, d’herbes étranges, luttait de beauté, d’éclat, d’arômes exquis : le poivrier, le bétel grimpant, le manguier difforme, le gingembre, le cardamone ; et, à travers toute la forêt, la folle et aventureuse liane avec des transparences de vitrail, s’élançait de branche en branche, d’arbre en arbre : festons, guirlande ; enlaçant tout.

Le grouillement de la vie aussi devenait fantastique, inquiétant ; on sentait bruire et s’agiter toute une foule. Il semblait y avoir autant d’oiseaux que de feuilles ; les insectes se levaient comme des nuées de poussière, et les singes, innombrables maintenant, bondissaient à droite et à gauche, grimaçant, criant, poursuivant les hommes, les lapidant avec des fleurs et des fruits.

Kerjean reçut un limon en pleine poitrine, ce qui le réveilla brusquement, maugréant et furieux.

— J’ai cru que c’était un boulet, dit-il en ramassant le fruit qu’il se mit à éplucher ; pouah ; que c’est acide !

— Je crois bien, dit Bussy, c’est un amblid ; Naïk prétend que, si l’on y enfonce une aiguille, elle se dissout.

— Envoyez-moi autre chose, affreuses bêtes, dit Kerjean en rejetant aux singes les débris du fruit, ce qui lui attira une grêle de projectiles ; mais sont-ils mauvais ! continua-t-il, il est temps que nous sortions de la forêt ; sans cela il nous faudra livrer bataille. Demandez donc au mahout où nous en sommes.

— Encore quelques instants, et l’on débouchera dans une vallée où l’on fait halte.

Déjà les soldats musulmans se débandent, beaucoup se mettent à courir pour arriver plus tôt.

— Qu’est-ce qui leur prend ? s’écria Kerjean.

Ce n’est qu’en arrivant dans la vallée, large et charmante, avec une rivière coulant au fond, qu’on a l’explication de cette course. Beaucoup sont au bord de l’eau, défaisant leurs vêtements, il s’agit des ablutions pieuses, déjà un peu en retard, car le soleil est levé.

— Ma foi, je veux voir cela de près, dit Bussy, descendant de l’éléphant, pour courir, lui aussi, vers la rivière.

Un umara, faisant office de muezzin, chantait à tue-tête, sur la mélopée prescrite :

— Dieu très grand ! Dieu très grand ! Dieu très grand ! J’atteste qu’il n’y a pas de Dieu sinon Dieu, et que Mahomet est le prophète de Dieu. À la prière de l’aube ! à la prière ! Il n’y pas de Dieu sinon Dieu !

Et, à toutes jambes, les fidèles dévalaient vers la rivière, se déshabillant tout en courant. On s’orientait pour se tourner vers la Mecque.

Bussy s’était approché : l’umara était à genoux penché vers l’eau et se lavait les mains, en récitant la première prière :

— Qu’Allah soit loué, il a créé l’eau limpide, et lui a donné la vertu de purifier. Il a aussi rendu notre foi pure et sincère.

Il prit ensuite de l’eau dans sa main gauche, en but une gorgée et se lava deux fois la bouche :

— Je t’en supplie. Seigneur, abreuve-moi de cette eau que tu as donnée, dans le paradis, à ton prophète ; elle est plus parfumée que le musc, plus blanche que le lait, plus douce que le miel, et elle a le pouvoir d’apaiser pour toujours la soif de celui qui la boit.

Alors, il aspira de l’eau par le nez, se lava trois fois le visage et le revers des oreilles, et, puisant à pleines mains, s’inonda l’épaule droite, puis la gauche, et le sommet de la tête, lava l’ouverture de ses oreilles, son cou, sa poitrine, son ventre, son pouce, tous ses doigts et enfin ses pieds, en disant la dernière prière :

— Soutiens-moi fermement, ô Seigneur ! et ne souffre pas que mon pied glisse, de peur que je ne trébuche sur le pont tranchant du sirat, qui passe sur la géhenne.

Cela faisait un bourdonnement vibrant, toutes ces voix mâles récitant la prière. Chacun la disait pour soi-même : les uns en étaient aux oreilles quand leurs voisins en étaient aux pieds et que d’autres ne faisaient que commencer. Il y avait des bras levés, des regards au ciel. Ceux qui toussaient ou éternuaient recommençaient.

— Est-ce ridicule, ces momeries ! dit Kerjean, qui avait rejoint le marquis.

— Je ne trouve pas, mon cher, répondit Bussy, cela a de la grandeur ce salut au soleil levant, et je ne puis me défendre de respect et de sympathie pour une religion où la propreté est une prière.

Avant midi, le camp de Mouzaffer-Cingh était en vue. Il s’étendait dans une plaine verdoyante, aux pieds d’une colline, et semblait de loin un parterre de fleurs.

Les trois chefs français quittèrent leurs montures indiennes et remontèrent à cheval, pour se mettre à la tête de leurs hommes. Chanda-Saïb marcha avec eux, voulant lui-même les présenter au Soubab.

Dès qu’ils furent aperçus du camp, on envoya vers eux une escorte d’honneur, composée d’une vingtaine de cavaliers. Ils accoururent au galop vertigineux de leurs chevaux, de petite taille, mais pleins de grâce et de feu. Ils tirèrent des coups de fusil, secouèrent leurs armes en poussant des cris, exécutèrent la plus joyeuse fantasia. Alors le comte d’Auteuil donna ordre de battre les tambours et de faire sonner les clairons.

Quand les cavaliers du Soubab furent tout près, l’un d’eux fit remonter dans la rainure du casque le nasal qui masquait son visage et s’avança vers Bussy. En le reconnaissant le jeune officier pâlit d’émotion.

— Arslan-Khan ! s’écria-t-il.

— Je te cherchais et tu viens à moi, dit l’umara.

— Tu me cherchais ?… balbutia le marquis.

— On t’attend à Bangalore, dit le musulman en baissant la voix, pour se délivrer de toi ou t’accorder le baiser sacrilège.

Bussy fît tous ses efforts pour paraître calme.

— On m’attend ; c’est bien, dit-il, si je suis vivant après le combat qui se prépare, je me rendrai à Bangalore.

— Quand il sera temps, un homme s’approchera de ta tente et sera ton guide. Arslan se recula et reprit son rang.

Une double haie de cavaliers, de l’entrée du camp à la tente royale, formait comme une large avenue. Ces hommes, à l’air fier et majestueux, avaient tous un morion de fer, sous leur turban de couleur vive, et une cotte de mailles retombait sur leur tunique de mousseline ; ils étaient armés de la lance, de l’arc et du sabre ; un léger bouclier s’arrondissait sur le flanc du cheval, et de l’autre côté était attaché le carquois, rempli de flèches, empennées avec des plumes de perdrix. Aussi immobiles que des statues, ces guerriers regardaient, comme sans le voir, passer au milieu d’eux le bataillon français, qui s’avançait seul, précédé par Chanda-Saïb, aussi armé en bataille et très superbe.

Devant la tente de Mouzaffer-Cingh, très haute, très large, en soie verte soutachée d’or, flottait l’étendard royal. Il était blanc, frangé d’argent ; sur une de ses faces on voyait représentés un livre et une main, sur l’autre étaient tracés des versets du Coran, les premiers de la sourate de la Victoire :

« C’est à Dieu, plein de savoir et de sagesse, qu’appartiennent les armées du ciel et de la terre.

« Nous avons remporté pour lui une victoire éclatante. »

Le Soubab s’avança, hors de l’ombre aux chauds reflets, et fit un pas sur le tapis étendu à l’entrée de la tente. C’était un jeune homme de haute taille, robuste, noir de visage, avec des yeux brillants, des lèvres rouges et une barbe légère. Il était coiffé d’un casque d’argent sombre, sur lequel les vingt et un mille noms d’Allah, gravés en lettres d’or, s’enchevètraient comme des arabesques ; des mailles d’or et d’argent, formant une draperie souple, tombaient du casque pour protéger la nuque et le cou ; la cotte de mailles était aussi d’argent et d’or ; le brassard éblouissait, il était incrusté de diamants entourant un cabochon, énorme et fameux, appelé l’Éclair. Le bouclier, orné d’un tigre de rubis et d’émeraudes, se voilait d’un réseau de perles.

Chanda-Saïb présenta au Soubab les trois chefs français, qui avaient mis pied à terre. Mouzaffer leur tendit la main, les invita à se réconforter, car on se battrait sans doute ce jour-là même. Puis il regarda défiler, d’un air de plus en plus surpris et déçu, les quatre cents Français, dont les uniformes sévères contrastaient tristement avec les somptueux costumes des Maures, les sept cents cipayes et les six pièces de canon.

Quand ce fut fini, il attira Chanda-Saïb dans la tente.

— Mais c’est une dérision ! s’écria-t-il d’un ton irrité. Que veux-tu que je fasse de cette poignée de soldats ? Tu as six mille hommes ; c’est à peine si j’en ai autant ; et voilà ce que tu comptes opposer à l’armée d’Allah-Verdi ? Mais nous sommes perdus, malheureux ! car nous ne pouvons plus reculer ; notre ennemi est sorti d’Arcate et, campé à peu de distance, nous attend pour livrer bataille.

— Si tu avais vu comme moi ces Français à l’œuvre, Lumière de mes yeux, tu ne t’inquiéterais pas de leur petit nombre ; il était plus faible encore, quand ils ont dispersé comme de la poussière cette même armée d’Allah-Verdi ; un seul lion met en fuite un troupeau de gazelles. Attends le premier combat pour juger les hommes que je t’amène.

— Mais tu ne sais pas dans quelle formidable position s’est retranché l’ennemi, il a une artillerie puissante, et des espions m’ont appris qu’elle est desservie par des aventuriers européens.

— Ce dernier fait est grave, sans doute, dit Chanda-Saïb, mais il n’ébranle pas ma confiance ; toute une armée anglaise n’a pu triompher de nos alliés, ni faire tomber les murailles de Pondichéry. Ordonne le combat et si, quand il sera fini, ton inquiétude ne s’est pas changée en enthousiasme, punis-moi de t’avoir trompé.

La déception du Soubab n’avait pas échappé aux Français, et on avait rapporté à Bussy, qu’enfermé dans sa tente, le roi restait en prières et se lamentait.

— C’est pourtant un prince très brave, ajoutait-on, mais en face des forces du Carnatic, son armée lui semble bien faible, et il doute des Français, car il n’a pas assisté, lui, au combat de Méliapore.

Aussi c’était une impatience extrême de se battre, un agacement, une humiliation qui tenait les Français. Il leur fallait à tout prix une victoire.

Le comte d’Auteuil envoya un détachement pour reconnaître les positions de l’ennemi.

Allah-Verdi, qui commandait lui-même son armée, était établi près d’un village nommé Ambour, derrière un ruisseau qui débordait dans la plaine et l’inondait ; le camp s’appuyait à une montagne inaccessible, dominée par une forteresse. Le front qui longeait le ruisseau était bordé de tranchées et d’épaulements, garnis d’une artillerie nombreuse ; le retranchement était très fort, en effet, et difficile à enlever.

D’Auteuil décida qu’il fallait se reposer, ce jour-là et une partie de la nuit, pour attaquer le lendemain à l’aube.

On se mit en marche, le lendemain, un peu après minuit, les Français au poste d’honneur, à l’avant-garde, et suivis de l’armée des deux princes. Mais lorsqu’ils furent en présence de l’ennemi, le comte d’Auteuil offrit d’emporter seul, avec les troupes de Pondichéry, le retranchement derrière lequel s’abritait l’usurpateur. Chanda-Saïb accepta, tandis que le roi haussait les épaules, jugeant ses nouveaux alliés parfaitement fous.

Les fifres sonnèrent, les tambours battirent, et l’on vit frissonner les étendards français, où apparaissait une figure entourée de rayons d’or, au-dessous de la devise du roi-soleil : Nec pluribus impar.

Au pas de course, les Français s’élancèrent à l’assaut. Une grêle de boulets, crachés par des pièces très bien pointées, les repoussèrent ; mais ils se rallièrent aussitôt, et le comte d’Auteuil, l’épée à la main, s’élança le premier en s’écriant :

— Qui m’aime, me suive !

Cette fois ils s’acharnèrent, malgré le feu toujours très vif. La seconde attaque dura plus d’une demi-heure, et allait réussir, lorsque le comte d’Auteuil tomba, blessé à la cuisse par une balle. Ses hommes reculèrent encore.

Le commandement revenait au marquis de Bussy. Il parcourut, au galop, les rangs des soldats, les réconfortant, les encourageant, leur communiquant son enthousiasme.

— Ne voyez-vous pas, leur criait-il, les nababs et cette armée, qui sont là comme au spectacle, assistant à nos défaites ? Souffrirez-vous qu’ils rient de nous, et nous tiennent pour de piètres soldats ? En avant ! enfants. L’ennemi est déjà ébranlé et las ; nous aurons raison de lui, cette fois-ci, en un instant.

Et ils partent de nouveau, d’un élan si fougueux qu’en effet ils emportent le parapet, et tombent dans le retranchement, où ils sabrent et massacrent avec fureur. Les défenseurs des tranchées prennent bientôt la fuite vers le centre du camp, poursuivis par les vainqueurs.

Alors une immense acclamation monte de la plaine ; les armées spectatrices applaudissent au succès, et Chanda-Saïb, avec ses cavaliers, s’élance par la brèche ouverte.

— Ne nous arrêtons pas, lui dit Bussy, le nabab est ici en personne, il faut le joindre.

Allah-Verdi, sur son éléphant de guerre, prés de l’étendard du Carnatic et entouré de l’élite des guerriers, s’efforçait de retenir les fuyards, les couvrait d’injures, leur lançait des flèches. Il parvint à les rallier et les ramena vers l’ennemi. On vint lui annoncer, à ce moment, que l’oriflamme de Marphiz-Khan venait d’être abattue et que son fils était tué ; il pâlit sous sa peau brune, mais continua d’avancer.

Il aperçut Chanda-Saïb à quelque distance. Alors un flot de haine et de rage souleva son cœur.

— Je te donne la récompense que tu demanderas, si tu peux, à travers la mêlée, rejoindre mon ennemi, dit-il au conducteur de son éléphant.

Le mahout se hâte, écrasant tout ce qui entrave sa route, et déjà Chanda-Saïb est à portée de la voix.

— Arrête-toi, misérable, et viens me combattre si tu l’oses ! lui crie Allah-Verdi. Viens, lâche, qui fais gagner tes batailles par des sorciers d’Europe. Vil aventurier, à qui le pouvoir de nabab irait autant que le turban à un âne ! Viens que je t’arrache ta vie immonde, que je fasse rouler ta tête, qui offusque les yeux, sous les pieds des éléphants !

— C’est vrai, je suis le seul de la famille que tu n’aies pas fait assassiner ! s’écrie Chanda-Saïb, qui s’efforce énergiquement d’approcher. Infâme vautour, tu vas enfin expier tous tes crimes, ton jour est venu. Je vois planer tes victimes, attendant ton âme gangrenée pour la jeter à Iblis, du haut du pont de l’enfer !

Allah-Verdi, en ricanant, vise son adversaire et va lancer sa javeline, lorsqu’un coup de feu l’atteint au cœur et le renverse.

Qui a tiré ? On ne sait, la balle est partie des rangs français.

— Victoire ! crie Chanda-Saïb, qui s’élance et abat l’étendard du Carnatic.

Voyant leur chef mort et leur drapeau dans la poussière, ces troupes, qui tout à l’heure paraissaient déterminées à tenir ferme, lâchent pied et bientôt prennent la fuite, poursuivies à outrance par le bataillon français et l’armée musulmane.

Alors commence le pillage du camp abandonné. Les princes se réservent les éléphants, les chevaux, les armes et les munitions ; le reste est aux soldats qui, avec des chants de triomphe et des cris de joie, font un butin considérable.

Le jour même, on marche sur Arcate et, avant le coucher du soleil, on voit se profiler sur la pourpre du ciel, les dômes et les minarets de la capitale du Carnatic, qui ouvre ses portes sans résistance.