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La conquête du paradis/XXIX

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Armand Collin (p. 388-393).

XXIX

RAHOU

C’est un grand tapage, un bruit métallique, retentissant, de boucliers heurtés violemment par le pommeau des sabres, de grands tambours, rapidement battus, de cymbales qui vibrent, et les cris de toute une armée se mêlent à ce tumulte.

La pleine lune verse sa lumière sur les blancheurs du camp mahratte, où les guerriers éveillés, la plupart en vêtement de nuit, agenouillés ou debout, ont tous les yeux au ciel. On distingue des figures énergiques et fines, sous le hérissement particulier de la barbe, partagée en deux, et peignée à rebrousse-poil.

La manœuvre de Bussy a parfaitement réussi : les ennemis se sont repliés au plus vite vers leurs frontières menacées. Dans plusieurs escarmouches déjà, cette célèbre cavalerie mahratte, dont l’impétuosité balayait tout d’ordinaire sur son passage, pour la première fois est restée sans effet : une infranchissable barrière de mitraille a toujours arrêté son élan. Maintenant, toute l’armée est réunie, avec son roi, Balladji-Rao, au milieu d’elle, à une journée de marche des Français, et une bataille décisive est imminente. Mais, pour l’instant, un danger plus grave que celui des combats menace le monde et agite tous les esprits ; les astrologues l’ont prédit : Rahou, le monstre sans corps, va dévorer la lune.

L’on fait tout ce bruit pour l’effrayer et l’éloigner de sa victime, qui, toute pâle, roule dans le ciel limpide comme fuyant, épouvantée. Mais déjà le dragon avide l’atteint ; sa gueule noire vient de saisir le bord de la courbe pure et brillante, les dents cruelles la mordent, l’échancrent ; Tchandra ne peut plus échapper, Rahou ne la lâchera pas, il l’avalera, plongeant ainsi le monde dans la nuit.

Alors des invectives, des imprécations éclatent, mêlées à des hurlements de désespoir, croissant à mesure que l’astre disparaît entre les mâchoires du monstre.

— Va-t’en ! va-t’en, hideux vampire ! mauvais génie qui traîtreusement te glissas parmi les dieux, tandis qu’ils barattaient la mer !

— Infâme voleur ! tu leur dérobas un peu de l’amrita d’immortalité, afin de ne pas mourir.

— Mais les deux yeux du ciel, l’œil d’or et l’œil d’argent, t’ont reconnu et dénoncé.

— Alors, Vichnou furieux t’a tranché la tête, et elle roule dans l’espace loin de ton corps.

— Et tu poursuis sans cesse ceux qui t’ont trahi, pour te venger en les dévorant.

— Brûle-lui la langue, Tchandra, répands sur ses gencives impures un poison tellement corrosif que l’horrible Rahou soit forcé de s’enfuir, en hurlant de douleur, après l’avoir rejetée dans le ciel.

Quand l’ombre fut complète, le vacarme grandit encore, les cris redoublèrent, les cymbales et les tambours semblèrent pris de folie.

Mais tout à coup, une voix formidable, qui semblait le rugissement du monstre qui mangeait la lune, couvrit ses clameurs. L’horizon se raya d’éclairs, et des globes, rouges comme des braises, passèrent en sifflant : les Français canonnaient le camp mahratte.

La surprise fut complète. À la terreur superstitieuse, succéda une épouvante plus sérieuse, une stupeur qui ôta toutes leurs facultés à ces hommes demi-nus, perdus dans l’ombre. Ils ne savaient même pas de quel côté fuir, à travers la fusillade ininterrompue qui les enveloppait de nuages. « On ne respirait, dirent-ils plus tard, que feu et fumée. »

Quand Rahou eut rejeté la lune, et que la clarté revint, elle illumina les baïonnettes françaises à la place où était tout à l’heure le camp. Les Mahrattes qui l’occupaient encore étaient morts ou prisonniers, tout le reste avait fui ; Balladji-Rao, en chemise, ne s’était échappé que grâce à un cheval, rencontré sur sa route, et qu’il avait enfourché.

Cette victoire, qui rompait l’antique prestige des guerriers mahrattes, les plongea, pour la première fois peut-être, dans un morne découragement, et, quand Balladji-Rao eut compris que le général français ne comptait pas se reposer et continuait sa marche vers Pounah, il fit des propositions de paix.

Bussy les accueillit volontiers, et, impatient de voir Salabet-Cingh, qu’il n’avait pu rejoindre encore, décida d’aller conférer lui-même de la paix avec le roi, et laissant le commandement à Kerjean, rebroussa chemin vers le camp du soubab, qui était, comme toujours, une ville ambulante.

Lorsque le marquis entra sous la tente royale, Salabet se leva vivement, et courut à lui.

— Ah ! Gazamfer, s’écria-t-il, tes triomphes sur les Mahrattes mettent le comble à notre gloire ! Heureux le roi que tu protèges ; défendu par ton bras, il n’a rien à redouter du sort.

— Ne parlons pas de moi, dit Bussy avec émotion ; après les faveurs dont tu m’as comblé, c’est à genoux que je dois te demander pardon de n’avoir pas su deviner un cœur comme le tien.

— Enfin, tu m’aimes donc ? s’écria le roi avec une charmante expression de bonheur, en ouvrant ses bras au marquis, c’est là ma plus grande victoire ! Tu ne sais pas ce que tu m’as fait souffrir, et quel supplice c’était pour moi de recevoir tout d’un homme qui me haïssait. Vois-tu, j’aurais donné mon royaume pour fondre cette glace de ton regard, et y faire luire ce chaud rayon d’amitié qui s’en échappe aujourd’hui. Méchant, qui n’a pas compris que je savais son secret, et que j’étais heureux de pouvoir enfin lui témoigner ma reconnaissance par un sacrifice digne de lui.

— Ah ; j’étais fou, aveugle et stupide, et plus le charme de ta personne m’entraînait vers toi, plus tu te montrais digne de mon amour, plus la jalousie me dévorait.

— Oui, tu as même songé à me tuer, dit le roi ; j’ai vu ma mort écrite dans l’expression de ton visage, quand je venais vers toi, plein d’impatience, t’apporter le bonheur.

— C’est vrai, dit Bussy, j’ai eu cette pensée horrible, toute ma vie ne suffira pas à la racheter

— Tais-toi, c’est oublié, dit le roi ; je me suis vengé d’ailleurs en te laissant souffrir quelques jours de plus ; pourtant, en fermant de mon sceau la lettre que je voulais d’abord te donner ouverte, je ne pouvais retenir mes larmes à l’idée que je prolongeais ta peine. Mais, j’avais tout fait pour t’éclairer. Je ne pouvais rien de plus ; il n’est pas dans nos coutumes de parler le premier à un homme, fût-il notre frère, de la femme qu’il aime ; contre toutes les convenances, je t’ai cependant nommé plusieurs fois Radiah, ma favorite, pour t’entraîner à m’ouvrir ton cœur, en te laissant voir que le mien était pris ; mais tu n’as pas su me comprendre.

— Je suis indigne de ton pardon, dit le marquis ; mes torts sont si graves que leur poids m’accable ; ils laisseront, malgré ta magnanime bonté, une ombre dans ton esprit.

— Tu me méconnais encore, Gazamfer, si tu crois que je te garderai la moindre rancune, l’amitié est pour moi une chose rare et sacrée que rien n’ébranle. Je t’ai donné la mienne spontanément et tout entière, tellement que l’immense gratitude que je te dois n’a rien pu y ajouter. Et, tu le vois, en ce moment, l’ami oublie le roi ; je ne le demande pas ce qui t’amène, ni quels sont les papiers que tu portes.

— Ce sont les propositions de paix de Balladji-Rao, dit le marquis ; j’ai fait avertir Rugoonat-Dat de me rejoindre auprès de toi, afin que nous puissions, sous tes ordres, arrêter les conditions.

La belle et douce figure du brahmane parut à l’entrée de la tente.

— Il m’aime, vizir, et c’est grâce à toi, s’écria le roi ; tu peux me demander, pour cela, telle faveur que tu voudras !