La digue dorée/17

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (30p. 52-55).

III


(De la « Nation » du 5 août)
UN CANARD QUI A LA VIE DURE


« Notre confrère de la rue Saint-Jacques en tient fermement pour son fameux canard. Dans son extra d’hier soir, il nous raconte toute une histoire que ses reporters, clients trop assidus des « petites vues », ont brodée en marge du bon sens et de la logique.

La commère a décrété que le pauvre Germain Lafond est vivant et, s’il le faut, elle créera de toutes pièces un nouveau Lafond pour le substituer à celui qui, en réalité, ne vit plus que dans l’imagination de ses reporters.

Pour contredire les témoignages si précis et si positifs du Chef de Police de la vieille capitale et du Gérant du Château Frontenac, elle nous donne les affirmations pâteuses d’un fervent adorateur du dieu Bacchus encore sous l’effet des vapeurs émanant de la médecine de la Commission des Liqueurs, elle nous donne le récit fantaisiste du dénommé Durand, un accusé que le défaut de preuves assez convaincantes et certaines influences ont permis d’arriver sur le théâtre des événements après qu’ils eussent pris fin et enfin, le témoignage d’une jeune personne, très sympathique à la vérité, mais dont l’esprit est imbu de l’image de son fiancé perdu et qui, naturellement, se rattache à tout espoir.

Et puis, le confrère devient lyrique, il a des larmes plein ses lignes, il invente des histoires abracadabrantes, saupoudrées d’évocations de la nébuleuse Orphir et du fabuleux Pérou : découvertes merveilleuses, séquestrations, menaces de mort, tout le tralala enfin… Il suppose… Il suppose… Il suppose…

Anxieux de mettre fin, une fois pour toutes à cette sotte histoire, nous avons fait une enquête sérieuse et ce n’est pas des suppositions, mais bien des faits que nous présentons aujourd’hui à nos lecteurs.

Le maire de Golden Creek, à qui nous avons télégraphié, nous répond : « Nous ignorions que le cercueil de Germain Lafond ait été exhumé, ne connaissons même pas l’endroit précis où Lafond fut inhumé. » (Voir ci-contre photographie du télégramme dont nous donnons la traduction).

Et de un !…

De Québec, Ministère des Mines, on nous répond : « Aucun permis minier enregistré sous le nom de Germain Lafond ». (Voir photographie du télégramme).

Et de deux !…

De Toronto, Ministère des Mines, on nous répond également : « Aucun permis minier enregistré au nom de Germain Lafond ». (Voir photo du télégramme).

Et de trois !…

Et maintenant, si notre confrère veut absolument que son canard ne meure pas d’inanition, qu’il nous apporte des faits et non des suppositions ! »

Décidément, la polémique était engagée entre les deux grands quotidiens de Montréal et cette polémique eut sa répercussion non seulement dans le public ; mais aussi dans les journaux de moindre importance de la ville et de la campagne. Un théâtre de banlieue fit salle comble durant six semaines consécutives avec « Le Trésor de Germain Lafond », élucubration fantaisiste due à la plume d’un dramaturge de fortune ; régulièrement tous les deux jours on voyait en première page du « Monde » les photographies de Mouton ou de Durand, « les fidèles amis du malheureux disparu » et enfin, une trentaine de représentants de journaux américains s’étaient inscrits dans divers hôtels de la ville, à l’affût de tout nouveau développement dans l’affaire Lafond.

Depuis plus de dix jours, aucun incident nouveau ne s’était produit et les esprits semblaient vouloir se calmer quand un fait, insignifiant semblait-il, vint donner à cette cause déjà si mystérieuse un regain d’intérêt.

Dans le numéro du dix-sept août, du « Monde » on pouvait voir la photographie d’un bambin et sous la photo : « Le petit Louis Larivée, fils de Pierre Larivée, employé civil et de Madame Pierre Larivée, (née Marie Rose Garneau), le petit garçon qui a été le premier à apercevoir le « Ballon Mystérieux ».

Plus bas, on voyait la reproduction d’un terrain de jeu entouré d’une clôture de bois avec un coin marqué d’une croix et sous l’illustration la légende : « Terrain de jeu de la Maison Jean Le Prévost, la croix indique l’endroit précis où se trouvait le jeune Larivée quand il a aperçu le « Ballon Mystérieux ».

Et sous le titre énorme : « UN BALLON MYSTÉRIEUX » le journal donnait trois colonnes de texte serré.

Vers dix heures, cet avant midi, un bambin s’était présenté au journal et avait demandé à parler au Directeur. Intrigué, celui-ci avait consenti à le recevoir. En pénétrant dans le bureau directorial, le bambin avait été quelque peu décontenancé ; mais il avait bien vite réagi. Et voici l’histoire qu’il avait racontée.

Il était à jouer dans la cour du Patronage quand il vit venir dans les airs un ballon comme on en lance à la Saint-Jean Baptiste. Le ballon suivait la direction nord sud. Quand il l’aperçut, il survolait la Brasserie Frontenac et n’était pas très élevé. Sur le ballon même, il y avait quelque chose d’écrit. Il a d’abord cru que c’était une annonce ; mais après plus ample examen et comme l’aérostat primitif se rapprochait, il avait pu lire les deux mots : « Germain Lafond ».


Depuis ce moment, plus de vingt personnes avaient téléphoné au journal déclarant avoir vu le fameux ballon. Interrogées à leur tour, certaines de ces personnes avaient déclaré avoir pu distinguer quelques unes de ces lettres écrites, presque toutes avaient distingué le G. et le L. dont les dimensions étaient plus grandes.


Était-on en face d’un nouveau développement de l’affaire Lafond ? Le journal ne semblait pas en douter et offrait une très généreuse récompense à celui qui apporterait les restes de cet aérostat de fortune.


Malgré l’appât de la récompense et les recherches acharnées de reporters tant canadiens qu’américains, ce n’est que trois jours plus tard qu’il fut retrouvé. C’est un cultivateur de Longueuil qui l’apporta aux bureaux du journal et ce jour là, le « Monde » eut deux extras.


Le ballon était monté sur une carcasse de cette broche dont se servent les « presseurs » pour lier les balles de foin, son enveloppe consistait en une multitude de serviettes de table « papier soie » collées l’un à l’autre, les mots « Germain Lafond » avaient été écrits sur l’enveloppe au moyen d’un charbon et enfin la torche consistait en un paquet d’étoupe imbibée de pétrole.


Mais à peine le premier extra était-il mis en circulation que les reporters et le photographe envoyés pour prendre la photo de l’endroit où avait été retrouvé le ballon mystérieux revenaient porteur d’une nouvelle sensationnelle. Près de l’endroit où avait atterri l’aérostat, ils avaient découvert un carton attaché à une cordelette de deux verges de long. En examinant le carton ils constatèrent qu’il était double et qu’au centre se trouvait une lettre et en première page du second extra du « Monde » on pouvait lire, en caractères de deux pouces de hauteur :


LE VENT APPORTE L’APPEL SUPRÊME DE GERMAIN LAFOND. — LE MESSAGE ATTACHÉ AU « BALLON MYSTÉRIEUX ».


Et dans le centre de la première page, en caractères gras, la lettre suivante :

« Ce papier est précieux !… Qui que vous soyez, vous qui le trouverez, allez voir le chef de police de Montréal, remettez-lui cette lettre et vous obtiendrez une généreuse récompense aussitôt que je serai en liberté.

On ne m’accorde plus que dix jours pour révéler le secret de la mine que j’ai découverte. Après ce délai, si je persiste en mon refus, ce sera la mort… et quelle mort !… Je suis séquestré en un grenier assez élevé, car j’ai compté trente-neuf marches quand on m’y a conduit. Ma porte est continuellement verrouillée. Mon réduit n’est éclairé que par une petite fenêtre grillée par laquelle je puis apercevoir, dépassant les toits des maisons voisines, le sommet du dôme et la cheminée de la Brasserie Frontenac. Quant à la distance, elle doit varier de quinze à vingt arpents. Hâtez-vous de me délivrer, je suis immensément riche et l’on n’aura pas affaire à un ingrat.

Germain Lafond. »

Et le journal continuait :

« Comme le « Monde » a été le seul quotidien à l’affirmer, Germain Lafond est vivant ! Nous en avons maintenant la preuve certaine. Mademoiselle Jeannette Chevrier nous a communiqué divers spécimens de l’écriture du jeune ingénieur et le Docteur Delorme, expert officiel en écriture, affirme sans hésitation que la lettre que nous reproduisons est bien de Lafond.

Notre confrère de la rue Sainte-Catherine nous demandait des faits, en voici, des faits d’une évidence probante et que, même avec la plus mauvaise volonté, on ne pourrait mettre en doute ! Resterons-nous stoïques devant l’appel désespéré de ce pauvre malheureux ? La direction du journal porte à mille piastres la récompense offerte à celui qui nous fournirait une indication aboutissant à la délivrance de Lafond.

En outre, le « Monde » lance ses meilleures limiers dans l’entreprise. Que tous nos lecteurs nous donnent la main, comme dans l’affaire du « ballon mystérieux », la plus légère information sera peut-être le fil conducteur nous orientant vers le réduit où est séquestré notre compatriote. »