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La goélette mystérieuse ou Les prouesses d’un policier de seize ans/09

La bibliothèque libre.
Anonyme
Bibliothèque à cinq cents (p. 49-53).

CHAPITRE IX

JOE DONNE UNE COMMISSION AUX DÉTECTIVES


Deux heures après l’événement que nous venons de raconter, les deux détectives du gouvernement étaient assis dans leur chambre de l’hôtel Richelieu.

M. Parry paraissait en proie à une violente agitation, tandis que M. Harrison, indolemment étendu dans son fauteuil, mangeait une pêche de l’air le plus tranquille du monde.

— Et bien, fit aigrement M. Parry, nous avons décidé d’attendre que l’affaire marchât d’elle même ; et je crois qu’elle ne marche pas d’une façon agréable pour nous.

— Soyons calmes, soyons calmes, pour l’amour de Dieu, répondit M. Harrison, en avalant un morceau de pêche entre chaque membre de phrase. Vous croyez toujours qu’en bourdonnant comme une mouche, vous ferez avancer les affaires. C’est une erreur, mon cher ami, une grande erreur. À quoi cela vous servira-t-il de sortir de votre tempérament ?

— Je ne peux pas me faire à l’idée que les gens de Fahey ont l’avance sur nous et sont peut-être sur la bonne trace, pendant que nous en savons un peu moins que le premier jour. Lafortune a arrêté quelqu’un aujourd’hui : N’êtes-vous point piqué, à la pensée que d’autres font une besogne qui devrait vous revenir ?

— Oui, j’ai entendu quelque chose de cela et nous ferons peut-être bien de faire un tour du côté du palais de justice, pour savoir de quoi il est question. Mais je crois que ce n’est pas grand chose.

— Lafortune n’est pas fou, et je serais étonné qu’il eût fait un impair, remarqua M. Parry. Avez-vous des nouvelles du gamin auquel vous avez avancé dix dollars ? Pourvu qu’il ne se promène pas à travers les rues, en racontant la façon dont il a mystifié deux détectives du gouvernement !

— Le fait est que ce serait un peu bleu ! fit une voix jeune et rieuse à travers la porte, et les policiers, en se retournant à ce bruit, virent apparaître la petite tête espiègle et rusée de Joe Briquet.

Le lecteur sait, que depuis sa précédente visite il avait fait de grand frais de toilette ; mais l’expression de sa physionomie était restée la même.

— Oui, vous voyez que j’ai fait peau neuve, dit-il en se tournant avec orgueil, pour se montrer sous ses différents aspects.

— Riche et de bon goût, murmura M. Harrison, cependant plus frappé de la bonne mine du gamin que de l’élégance de son costume.

— J’en ai pour six piastres, observa orgueilleusement Joe.

— Et qu’est-ce que tu as fait pour gagner ton argent ? demanda vivement M. Parry.

— Un peu de patience, M. Parry ; je ne peux pas vous montrer le fond de ma boîte, avant d’avoir seulement ôté le couvercle. J’aime à croire qu’on vous a dit ce que Lafortune vient de faire.

— Oui, sans doute.

— M’est avis, reprit le gamin, qu’il a fait une de ces gaffes qui feront époque dans l’histoire de la police.

— Ah ! Ah ! qu’est-ce que je vous disais ? fit M. Harrison en s’adressant à son collègue.

— Oui, continua Joe, je connais M. Robert Halt ; et je mettrais ma main au feu qu’il était aussi ignorant de l’affaire qu’une vache peut l’être de l’arithmétique.

— Quelle preuve y a-t-il contre lui ?

— On a trouvé une liasse de billets contrefaits dans son secrétaire. Mais c’est de l’ouvrage trop grossièrement faite pour ne pas avoir été faite exprès. Il y a quelqu’un qui a mis là ces billets, pour les faire prendre ; et c’est ce quelqu’un qui est l’homme que nous cherchons.

Les deux détectives étaient tout oreilles, et se regardaient l’un l’autre, avec une satisfaction d’amateurs, en face de ce jeune artiste dont le début était une révélation.

— Alors, dit M. Parry, tu penses que c’est-un ennemi de M. Halt, qui a déposé les billets chez lui, pour lui faire du tort ?

— Laissez-le aller, sans l’interrompre, dit M. Harrison à son collègue, le gamin n’est pas au bout de son rouleau.

— Pourriez-vous m’écrire une lettre ? demanda tout à coup Joe, en changeant subitement de conversation.

— Certainement, Joe, nous pouvons faire, cela pour toi.

— Ce n’est pas que je sois embarrassé pour le faire moi-même, reprit le gamin ; mais je craindrais de me mettre en querelle avec le dictionnaire de l’Académie.

— C’est bien, dit M. Harrison, en s’asseyant devant un bureau. Dicte-moi ce que tu veux dire.

— Attendez un peu, fit le gamin. Il faut que je recueille mes idées. Supposez que je vous dise l’affaire en gros. Vous pourriez ensuite arranger le style.

— C’est cela, Joe, je me charge des fioritures.

— Cher monsieur, fit Joe, dictant, j’ai une grosse affaire pour un avocat à qui elle conviendrait. Il s’agit d’un demi million de piastres, et il y aurait une belle commission. Si vous êtes disposé à vous en charger, écrivez-le moi de suite et fixez-moi un rendez-vous.

— Et où faudra-t-il que ce monsieur te réponde ? demanda M. Harrison.

— Ne vous inquiétez pas de cela, mon nom suffit. Tous les facteurs de la poste me connaissent, car j’ai une correspondance très étendue. Il suffit d’écrire à Joseph Briquet, Montréal.

— Alors, que mettrais-je sur l’enveloppe ? reprit Harrison d’un ton interrogateur.

— C’est inutile, fit Joe. Je craindrais d’abuser de votre complaisance.

— Ne te met pas en peine de cela ; je suis à ta disposition.

— Non, vraiment, j’aurais peur d’être indiscret. Je mettrai l’adresse moi-même.

Il était évident que Joe n’avait aucune envie de faire connaître, ce jour là, le nom de son correspondant.

— J’espère, ajouta-t-il, que vous ne direz pas que je vous ai extorqué de l’argent sous de faux prétextes.

— Je ne vois pas que, jusqu’à présent, tu aies fait grand chose pour le gagner, interrompit aigrement M. Parry.

— Ah ! fit Joe, d’un ton surpris, il paraît qu’il vous faut quelque chose de plus. Alors je vais encore vous ouvrir une piste. Je vous recommande un marchand de seconde main nommé Salomon Sly. Il tient boutique rue Craig No. — et mon avis est qu’il ne fait pas seulement le commerce des vieux habits. C’est un homme qui demande à être surveillé.

— Qu’est-ce que nous en ferons ? demanda M. Parry.

— Vous en ferez le point de départ de découvertes qui vous intéresseront, si vous savez vous y prendre. Je vous l’abandonne avec d’autant plus déplaisir, que je ne peux pas être partout à la fois. Je poursuis un plus gros gibier. Mais pendant qu’on poursuit les aigles, ce n’est pas une raison pour négliger les hibous.

— Alors tu gardes les aigles pour toi, et tu nous donnes les hiboux ? demanda M. Harrison avec un gros sourire.

— Vous avez trouvé le mot juste, répondit le gamin avec impudence. Donnez moi encore dix dollars, car ma bourse est à sec ; et vous verrez d’ici, à peu, que je sais payer mes dettes.

Joe, après avoir mis un nouveau billet dans sa poche, sortit de la chambre, en droite ligne, sans perdre son temps à ajouter un mot inutile.

Dans une boutique de la rue Notre-Dame, il trouva un commis, complaisant, qui voulut bien se charger de mettre une adresse sur l’enveloppe, dans laquelle était enfermée la lettre écrite par M. Harrison.

L’enveloppe était adressée à

M. Ralph Turner, avocat
Rue St-Jacques, Cité.

Joe mit la lettre à la poste, et ne manqua pas de repasser le lendemain pour demander s’il n’y avait pas de lettres pour M. Joseph Briquet.

Il venait précisément d’arriver un pli, expédié par la poste, le matin même.

Joe lut vivement l’adresse et mit la lettre dans sa poche avec un air de suprême satisfaction.