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La nouvelle couvée (Lettres à Françoise)/03

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La nouvelle couvée (Lettres à Françoise)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 9 (p. 96-115).
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LA NOUVELLE COUVÉE[1]
(LETTRES À FRANÇOISE)


LETTRE V[2]


Ambleuse, 12 septembre.

Vous n’ignorez pas, chère Françoise, que mon jeune hôte, Georges de Lespinat, sans offrir au regard aucun des traits consacrés du « joli garçon, » a une charmante figure. Une de ces figures, si rares, où tout exprime la pensée active et les sentimens robustes ; une figure qui traduit l’intensité de la vie intérieure. Les cheveux noirs, abondans, partagés sur le côté, encadrent avec une négligence somptueuse un visage mat, à grand front aride, à méplats nets, à menton fin, à nez osseux, un visage dont l’expression serait rude sans la tendresse de la bouche irrégulière, un peu trop forte, sans les yeux foncés dont on aurait dit justement, au temps de Mme de Sévigné, qu’ils sont « les plus beaux du monde, » au moins par leur chaleur et leur esprit… Sa mère, m’a-t-on conté, avait ces mêmes yeux, et aussi ce charme ardent, contenu, irrésistible. À son père, Georges a pris la belle silhouette de sportsman, la grâce aisée des manières, un timbre de voix assez rare dans la région berrichonne, la voix métallique des Méridionaux. Il s’habille avec soin, mais de telle façon que Guy Demonville, infiniment plus recherché dans sa mise, a l’air, auprès de lui, d’un rastaquouère… Bref, je vous le répète : le goût très vif que lui marquent les personnes de votre sexe n’a rien pour nous étonner, même lorsqu’il s’agit de fillettes telles que Mlles Demonville ou May Footner, pour qui les principales qualités d’un homme sont la taille, la toilette, la gaîté, d’être bon danseur, et de bien « servir » au tennis.


… Donc, après la séance instructive de la bibliothèque, Georges, laissant le reste de la nouvelle couvée s’éparpiller à travers le parc, m’accompagna jusque dans la pièce voisine de ma chambre, où sont installés mes bouquins de travail, et mes paperasses. Je m’assis à ma table ; lui s’assit sur un fauteuil en face de moi. Je lui offris une cigarette qu’il alluma distraitement et qu’il laissa bientôt éteindre, tout en la gardant aux doigts. J’en allumai une moi-même.

— Mon cher Georges, lui dis-je, je vous écoute.

Il parla d’abord avec un peu de gêne et d’intimidation, cherchant les mots, laissant des phrases inachevées. Mais il reprit vite l’assurance caractéristique de sa génération, heureusement tempérée chez lui par une naturelle politesse et une déférence voulue. Néanmoins son attitude signifiait : « J’ai beau n’avoir pas dix-huit ans, mes soucis, mes affections, mes desseins, mes travaux et ma personne doivent vous apparaître comme importans, et il est juste que vous y donniez votre attention. »

— Monsieur, me dit-il en substance, je suis en ce moment à la fois très heureux et très tourmenté. Je suis heureux parce que j’aime Mlle Sylvie Bertrand-Tasqué…

— Et tourmenté, interrompis-je, voyant qu’il hésitait, parce que vous êtes un honnête garçon, et que, même en risquant l’imprudence d’aussi lointains projets, Mlle Sylvie Bertrand-Tasqué, fille d’un médecin et d’une infirmière, n’est pas un parti pour vous…

— Je crains surtout que ce ne soit pas un parti accepté par mon père.

— Votre père n’a-t-il pas fait lui-même un mariage d’inclination ?

— Mon père a épousé une jeune fille sans fortune, mais d’une excellente maison, plusieurs fois déjà alliée à la nôtre. L’idée que mon beau-père sera cet illuminé de docteur Bertrand-Tasqué…

— Et que Mme Amalia-Bertrand Tasqué sera doublement belle-mère dans votre ménage…

— Justement… Cela ne sourira guère à papa. Sans qu’il me l’ait annoncé de façon précise, je devine qu’il rêve pour moi d’un mariage opulent… Des officieux, des caillettes du voisinage lui ont raconté que Mme Demonville couvait une de ses filles à mon intention. Comme tous les pères un peu glorieux de leur famille, mon père voudrait voir la sienne se relever… Et il ne compte guère sur ma poésie pour opérer ce relèvement.

Nous méditâmes en silence.

— Mon cher enfant, dis-je, est-il bien nécessaire de prévoir les choses de si loin ? Votre mariage ? Mais vous avez dix-sept ans…

— Presque dix-huit !…

— Presque dix-huit, soit. Sylvie en a seize. Voilà deux ans seulement que vous vous rencontrez ici durant un mois chaque automne ; il est très facile que vous ne vous rencontriez plus jamais. Je me charge de la négociation avec le docteur Bertrand-Tasqué, lequel est un illuminé, comme vous dites, mais une conscience scrupuleuse et un cœur fier. Sylvie aura un peu de chagrin, vous aussi ; vous n’en mourrez ni l’un ni l’autre. Six mois à chacun pour souffrir gentiment de la séparation, je vous accorde bonne mesure… Sylvie, qui est jolie et gracieuse, et à qui son père fera des rentes convenables, se mariera sans peine à Paris. Vous-même, ayant laissé couler au moins une dizaine d’années (car, permettez-moi de vous le dire, vous êtes un enfant), vous vous marierez selon le vœu de votre père, ayant ajouté, j’en ai la ferme espérance, un beau renom littéraire à l’ancien honneur de votre héritage patronymique. Voilà la sagesse : vous en êtes convaincu comme moi, et j’incline à penser que vous me demandez mon avis parce que vous le prévoyiez d’avance.

— Oh ! monsieur… vous avez de moi cette opinion !…

Ses joues mates s’étaient instantanément brunies d’un flux de sang, et il ne s’empêcha de pleurer que par un effort d’orgueil. En même temps, il voulut se lever.

— Voilà une révolte que j’aime, dis-je en lui prenant les deux mains et on le faisant rasseoir… Mais alors, nous sommes hors du roman, en pleine réalité : c’est plus grave. Une question encore : vous êtes sur de vos sentimens, bien ! Ceux de Sylvie, qu’en savez-vous ?

Je goûtai infiniment la visible et vraie pudeur avec laquelle il me répondit qu’il croyait bien en être sur aussi… oui, qu’il en était sûr… De la pudeur chez un adolescent de nos jours, alors que ses contemporains montrent si peu de vergogne !… Je dus le presser pour qu’il me confiât les motifs de sa certitude… Y avait-il eu, entre Sylvie et lui, ce qu’on appelait naguère, si joliment, des aveux ? Non, rien de pareil… Le goût réciproque et point dissimulé de se rencontrer le plus souvent possible, de se regarder, de se parler. « Il me semble, dit Georges, qu’elle s’ennuie quand je ne m’occupe pas d’elle. » Et cet ennui, — voilà quel était le point délicat, — s’était accentué récemment, à mesure que Blanche Demonville cachait moins sa complaisance pour Georges… Mon jeune ami sut exprimer ces délicates confidences avec tant de modestie qu’elles ne me choquèrent point. Rien du coquelet fanfaron : on eût <lit qu’il s’excusait de sa double victoire.

— En somme, conclus-je, vous tenez pour un aveu le chagrin de Sylvie. Mon observation s’accorde avec la vôtre. Mais je vais vous faire une querelle : il m’a semblé, lors du récent tennis à Chambon, et tout à l’heure encore, pendant notre joute académique, que vous ne découragiez pas Blanche Demonville ?…

Il eut envie de protester, puis la sincérité l’emporta :

— Vous avez raison : je ne vaux rien. Il y a en moi un mauvais génie… comment dire ?… un mauvais génie littéraire… ou plutôt romantique… qui par momens me suggère : « Va donc, satisfais-toi… use de la vie… sois Rastignac, Rubempré, Camors… Le temps où te voilà fuit comme un ruisseau de mai, que l’été va rendre aride. Pourquoi t’enlizer si tôt dans un devoir, fût-il tendre et doux ?… Inventes alium Alexin : tu trouveras toujours une autre Sylvie… »

— Je connais cette voix, dis-je : tous les hommes, les artistes surtout, l’ont entendue à votre âge. Mais une autre voix intérieure, il me semble, une voix plus grave, réplique en vous à celle-là, puisque vous ne songez pas sérieusement à Mlle Demouville ?

Georges se mit à rire avec cette éclatante gaîté qui, dans l’adolescence, illustre même les graves soucis.

— Blanche Demonville !… Je n’y pense pas cinq minutes après que je l’ai quittée… Ni à elle, ni à May Footner, ni à aucune autre. Cher monsieur, il n’y a qu’une Sylvie. Et l’inspiratrice intérieure dont vous me parlez, que j’entends en effet, durant mes longs momens de solitude, emprunte la voix et l’apparence de Sylvie… Oui… C’est une sorte de Sylvie idéale qui se penche vers moi quand je suis tout seul, rêvant sur la page où une strophe est en suspens. Elle me parle de tout près et me dit : « N’écoute pas l’autre… Le bonheur qu’elle te propose, rien n’est plus vide ni plus vain… Puisque tu crois à la joie que donne l’amour, sache qu’elle est interdite à ceux qui dispersent leurs désirs. De Pétrarque ou de Casanova, qui donc, penses-tu, a vraiment connu l’amour ? Même par égoïsme, même pour mieux satisfaire cette curiosité sentimentale qui tourmente ta jeunesse, n’aime qu’une seule femme. Deux cents gros sous ne font pas la même chose qu’un louis d’or, et un diamant pulvérisé n’est tout de même que de la poussière… »

Je ne change à peu près rien, ma charmante nièce, aux propos que me tint Georges de Lespinat : il a une éloquence contenue qui se fixe mal sur le papier, mais à laquelle la voix, le geste, l’animation du visage donnent un accent si naturel ! Il est sincère ; il est ardent : combien de telles vertus sont émouvantes ! Je me sentais déjà conquis à la cause de Sylvie, et je dus ramasser toute mon expérience, toute ma volonté de conseiller pratique et raisonnable, pour répondre :

— Mon ami, le duo des voix intérieures, l’opposition de Pétrarque et de Casanova, tout cela est fort agréable : mais c’est de la littérature. Parlons réalité : si vous cédez à la voix qui emprunte le timbre charmant de Sylvie, non seulement vous décevez les espérances de votre père et vous vous préparez une union bizarre, — mais vous enchainez toute votre vie, à l’âge où vous êtes encore presque un enfant… Ne protestez pas ! Vous n’avez pas dix-huit ans ! À dix-huit ans, vous voulez lier votre vingtième, votre trentième, votre cinquantième année : grave imprudence ! Vous ne pouvez pas raisonnablement vous engager à être, dans vingt ans, ce que vous êtes aujourd’hui…

— À quelque âge qu’on se marie ou qu’on se fiance, n’engage-t-on pas pareillement l’avenir ?

— Plus tard, on s’engage en connaissance de cause. Vous n’avez encore vécu que par le rêve, mon cher enfant. Attendez au moins d’avoir subi le choc des tentations, pour mesurer votre résistance.

Georges rougit encore, et fut un moment silencieux. Puis, me regardant bien en face :

— Monsieur, vous ne vous offusquerez pas si je vous dis toute ma pensée ?

— Allez !

— Je crois que vous ne jugez pas tout à fait comme ils sont les jeunes Français de ma génération. Il y a bien de la différence avec la précédente, telle qu’elle m’apparait chez mes aînés immédiats, et surtout avec votre génération à vous, telle que les livres nous la racontent… Vous êtes frappé, — m’avez-vous dit, — de l’absence de vergogne des jeunes gens d’à présent, et même des jeunes filles. Certes, nous sommes plus libres dans nos manières et dans nos propos : pourtant, croyez-moi, il y a parmi nous moins d’intrigues suspectes que je n’en surprends chez mes aînés. Mais, surtout, comment vous exprimer cela ?… eh bien !… il me semble que nous pensons autrement aux femmes… un peu comme y pensent les jeunes gens Anglais, dont nous avons pris de plus en plus les habitudes physiques. Sam Footner, qui n’est guère plus vieux que moi, est engaged en Angleterre avec une jeune fille un peu plus âgée que lui : il est admirablement sérieux, et, tout « flirt » qu’il paraisse, très respectueux du sexe féminin, avec une nuance de peur. Guy Demonville, lui, n’a pas grands scrupules, mais sa conversation, entre hommes, est surtout farcie de snobisme ; il affecte un grand dédain pour l’autre sexe, qu’il déclare bon, sans plus, au papotage et au flirt. L’an passé, quand j’allai à Paris avec mon père, on m’a fait connaître des jeunes gens de mon âge : j’ai vu des arrivistes, des esthètes, des sportsmen, des noceurs de chez Maxim’s ; je n’ai pas vu de Faublas… Ici, dans ma province, c’est plus significatif encore. Des amis à moi, le jeune Lasmolles, par exemple, se font un orgueil de leur sages.se monastique, exactement comme Sam Footner, qui n’a pas assez de sarcasmes pour la « malpropreté française. »

Je ne pus m’empêcher de demander :

— Et vous ?

Il ne baissa pas les yeux.

— Moi ?… Je suis fort tranquille… Et je vous avoue que quand je lis certains romans de Zola ou même de Maupassant, la fièvre sensuelle de tous ces gens-là me semble un peu risible… Je ne les comprends pas… Voilà pourquoi l’idée de me fiancer à dix-huit ans pour me marier cinq ou six ans plus tard ne m’effraie pas plus qu’elle n’a effrayé Sam.

Nous ne parlâmes plus, de quelque temps. L’aveu si net de Georges ne me surprenait pas au point qu’il croyait : je ne l’avais pas attendu pour remarquer la sérénité dédaigneuse des adolescens français d’aujourd’hui en face de l’attrait féminin. J’en avais même cru distinguer les causes : . nouvelle allure des jeunes filles, plus camarades, plus égales, plus rivales des garçons dans l’activité physique ou intellectuelle ; développement de l’esprit positif et arriviste chez les deux sexes ; énorme accroissement de l’activité sportive, laquelle peut avoir des inconvéniens, mais qui assainit merveilleusement les cœurs en endormant les appétits. À la vérité, je n’étais pas entièrement du même avis que Georges. Nos jeunes Français s’acheminent, sans aucun doute, vers les mœurs sentimentales de leurs contemporains d’outre-Manche : mais d’abord, ils n’y sont pas encore, et, d’autre part, je doute qu’ils y arrivent jamais ; on ne change pas le tempérament d’une race. J’exprimai ces réserves à Georges, qui s’obstina :

— Vous vous trompez, je vous assure. Nous sommes, dès maintenant, une génération de garçons très raisonnables, très calmes, sous nos apparences de flirt. N’apercevez-vous pas déjà que les jeunes filles, comme en Angleterre d’ailleurs, sont plus provocantes que nous ?… Je vous répète que, personnellement, je ne suis point tourmenté par ma jeunesse. La voix intérieure qui me chuchote de temps en temps : « Sois Rastignac ! sois Rubempré ! » n’a d’écho que dans mon imagination. Elle laisse mon tempérament paisible.

Ce bel adolescent de dix-huit ans, qui en paraît vingt, solide, râblé, entraîné à tous les sports, familier de tous les livres de passion et de sensualité, accoutumé à la société des jeunes filles qui le comblent d’attentions, — je le regardais tandis qu’il parlait. Aucun doute : la sincérité même.

— Mais alors, questionnai-je, puisque vous êtes, au fond, si calme dans votre jeune célibat, pourquoi cette alliance prématurée avec une femme ?

— Oh ! vous sentez bien, répliqua-t-il. que c’est justement pour cela…

Oui, il avait raison, je devinais, je comprenais… Du dégoût, à l’avance, pour la bohème de l’amour ; une vague peur de céder tout de même à la tentation ; l’idée, commune parmi les jeunes Anglais, qu’une affection sérieuse est une défense… Quelle objection valable avais-je le droit d’opposer ? Si un adolescent prend pour modèle le Thouvenin de Denise, il lui faut le mariage jeune, et, avant le mariage, des fiançailles longues et sérieuses.

— Soit, repris-je. Vous avez un bel idéal de jeunesse : je ne me crois pas le droit de vous en détourner. Mais combien il me paraît difficile de choisir la jeune fille à qui on confie le dépôt, ta sauvegarde d’un tel idéal ! Etes-vous sûr que Sylvie ?… Oui, j’entends bien : vous l’aimez… N’est-ce pas ses cheveux blonds, ses yeux clairs, son air d’Ophélie bien portante que vous aimez, c’est-à-dire, malgré vous et à votre insu, des avantages physiques ?

— Non, me répondit-il avec chaleur. Je trouve Sylvie adorable à voir, et vous ne me contredirez pas. Mais je l’aime aussi parce qu’elle est unique, parmi les autres jeunes filles. Il n’y a qu’une Sylvie. D’abord, de toutes les jeunes filles que je connais, elle seule est simple, vraie… Les jeunes filles de ma génération sont intelligentes, actives, ambitieuses, amusantes ; elles sont terriblement apprêtées et poseuses : voilà leur grand défaut. Sylvie se montre telle qu’elle est. Elle ne pose ni pour la culture, comme cette petite Bernier à laquelle vous avez si bien montré son béjaune, ni pour la mondanité comme les petites Demonville, ni pour le sport comme May Footner, ni pour rien. Et moi, je la trouve plus cultivée, plus femme du monde, plus adroite de ses membres qu’elles toutes… Et puis, — et surtout ! — elle seule a une vie intérieure, une vie morale… Vous qui nous observez de près, monsieur, avez-vous remarqué que les jeunes filles d’aujourd’hui, si conforme à la morale que puisse être leur vie pratique (et elle l’est souvent), n’ont guère de vie morale, guère de croyance morale ? Pas de religion, ou une religion de snobisme ; rien à la place. Aucune réflexion sur le devoir : marions-nous, nous verrons bien après ! Sur la maternité, une seule résolution : pas tout de suite et pas trop… Une activité intellectuelle fiévreuse, désordonnée, mais qui se dépense à absorber des conférences et des lectures sans choix, sans profit, parce que la réflexion, le retour sur soi font défaut. Elles ont une peur affreuse de la méditation, de la vie intérieure, du tête-à-tête avec soi-même… Me fiancer, me marier avec de semblables péronnelles !… J’aimerais encore mieux le célibat, ou la bohème de sentiment !…

J’écoutais, et je pensais : « Tout ce que dit ce jeune poète est marqué au coin de la plus saine raison… » Cependant je crus devoir objecter encore :

— Sylvie est jolie, sage, sincère, gracieuse. Son cœur est tendre. Dans le ménage libre penseur de son père remarié, elle a continué tout doucement à pratiquer sa croyance traditionnelle, sans affectation, sans dispute : preuve, comme vous le dites, d’une âme ferme et d’une vie intérieure active. Je vous accorde qu’elle égale en intelligence, avec plus de simplicité, Mlles Demonville et même Mlle Bernier… Mais une intelligence moyenne, est-ce suffisant pour la femme que vous épouserez ? Un esprit féminin vraiment supérieur ne serait-il pas mieux placé auprès de vous, comme conseil, comme aide, comme critique utile ?

Le joli rire éclatant de Georges sonna derechef :

— Une femme supérieure ? Une femme auteur, peut-être ? Oh ! monsieur, qu’est-ce que je vous ai fait ? Mais tous, tant que nous sommes, dans ma génération, nous sommes déjà excédés par l’intellectualité des jeunes filles ! Nous sommes résolus à épouser les moins pédantes, les moins « supérieures, » celles qui n’auront pas la prétention de tout savoir et de tout juger, et surtout celles qui en aucun cas, à aucun âge, ne nous feront la méchante surprise d’écrire un roman, ou des vers, avec notre nom sur la couverture !

Je reconnus dans cette sortie un sentiment que j’avais déjà noté parmi les coquelets de la nouvelle couvée : la sourde rancune contre la concurrence intellectuelle des jeunes filles… C’est que, depuis le temps où vous-même étiez jeune fille, ma chère Françoise, il a coulé la dixième partie d’un siècle. La boulimie intellectuelle de votre sexe s’est exaspérée. Les jeunes filles se sont précipitées avidement sur les études classiques, que les jeunes gens négligeaient par la faute des programmes. Corollaire : les jeunes gens d’aujourd’hui ont la sensation d’être moins cultivés que les jeunes filles, et celles-ci ne manquent pas de faire parade de leur avantage… Cela finira, espérons-le, par fouetter la paresse intellectuelle des jeunes gens ; ils accepteront la lutte et la concurrence, et finalement, l’intellectualité des deux sexes y gagnera… Mais un pareil équilibre, pour s’établir, requiert encore pas mal d’années.


Il fallait une conclusion pratique à mon entretien avec Georges.

— J’admets, lui dis-je, que Sylvie soit bien la femme qui vous convient, malgré l’absence de fortune et une certaine différence sociale. J’admets que vous soyez homme à vous engager quatre ou cinq ans à l’avance, et à rester fidèle à vos engagemens. En quoi puis-je servir vos projets ?

Il me prit la main et la pressa gentiment :

— En faisant pour moi, répondit-il, ce que vous avez fait naguère pour votre nièce Françoise et pour le saint-cyrien qu’elle aimait. Je sais bien que nous n’avons pas les mêmes droits à votre appui ; Sylvie n’est pas votre nièce. Mais elle vous aime beaucoup, elle aussi… Et elle aussi, de temps en temps, vous appelle : mon oncle.

Ah ! le malin petit poète ! Il savait bien ce qu’il faisait en vouant ses projets au patronage de Françoise ! Il me rajeunissait de dix ans et plus, comme par un coup de baguette féerique… J’en fus si troublé que je ne lui répondis pas sur-le-champ. Je me revoyais, sortant de chez moi, par un jour d’automne, pour me rendre à cette place Possoz où demeurait votre maman, Françoise, la douce Mme Le Quellien… La carcasse de l’Exposition universelle débordait encore jusqu’à la place du Trocadéro, sous mes fenêtres… Comme c’est loin, déjà, ce temps-là !… Les derniers vestiges de l’Exposition (la galerie des Machines) ont disparu récemment. La provinciale place Possoz est bouleversée, éventrée par des avenues : ce n’est plus la placette de sous-préfecture, c’est l’aboutissement de cinq ou six grandes voies parisiennes, garnies de gratte-ciels modernes, pierre de taille, balcons monumentaux, dômes coiffés d’ardoise… Un de ces immeubles occupe le lieu même de la maison vieillotte, de la maison à trois étages où vous êtes venue au monde, Françoise, où votre mère est morte.. Le bouleversement des choses, autour de nous, nous avertit que les années coulent, malgré notre illusion d’être, nous, toujours les mêmes. Et les mots de Baudelaire tintent mélancoliquement dans ma mémoire : une ville change plus vite que notre cœur.


… Mais quoi ? Vais-je au stérile regret du passé ? Ce n’est pas notre manière, n’est-il pas vrai, chère Françoise, à vous ni à moi ? Vivre, c’est voir mourir des jours ; qu’importe si chaque jour aussi est une naissance, — un recommencement ?… Recommençons donc, pour Georges et Sylvie, l’effort que nous fîmes naguère pour Maxime et Françoise. Et peut-être, dans dix autres années, le souvenir d’avoir aidé leur jeune tendresse fera-t-il de la lumière à travers notre passé…

J’ai promis de sonder les intentions de M. de Lespinat, qui me marque une aimable confiance. J’ai promis, dès mon retour à Paris, de converser avec le docteur Bertrand-Tasqué. J’ai promis de plaider la cause des fiançailles à long terme, la cause des mariages d’inclination, la cause de l’amour… Ah ! je puis dire adieu à toute sérénité, pour quelques mois ! Mais, en récompense, j’ai pris part ce matin, dans la bibliothèque d’Ambleuse, à une scène digne de Jean-Jacques : Georges et Sylvie serrés contre moi, heureux et fous, riant et pleurant.

Car depuis Jean-Jacques, on a heureusement ajouté un peu de rire aux larmes de l’émotion heureuse.


LETTRE VI


Ambleuse, 19 septembre.

Ceci est ma dernière lettre datée d’Ambleuse, ma chère Françoise : je quitte demain l’exquise vieille maison et mes hôtes charmans. On m’écrit de Gascogne qu’on a fini de rincer les cuves, et d’exposer à l’air les comportes pleines d’eau, pour faire gonfler le bois des douves qu’a disjointes la chaleur de l’été. Les grappes du Sémillon, du Sauvignon, du Jurançon commencent à montrer çà et là, sur l’opale de leurs raisins, les tavelures mauves de la pourriture noble (ainsi disent les vignerons). Or, la pourriture noble des grappes signifie : « Nous sommes mûres ; cueillez-nous vite !… » On va commencer les vendanges. Rien ne saurait me retenir loin des coteaux où flotte l’acre senteur du pressoir… Je pars demain à l’aube.

Je pars demain. Et selon ma constante habitude (que je vous ai transmise parce que je la crois utile), avant de quitter ce coin de France, mon abri durant plusieurs semaines, j’essaye de dresser l’inventaire du morceau de vie laissé là. Quel usage ai-je fait de mon séjour en Berry ? Fut-ce du temps perdu ? Fut-ce simplement un temps de plein repos, — nullement perdu si la vie intérieure ne demeura pas inactive, tandis qu’on chômait ?

À la vérité, je n’ai pas écrit une ligne de copie : le dossier qui renferme les projets de nouvelles, de romans ou de pièces est demeuré soigneusement sanglé… Tant mieux ! Au moins n’aurai-je pas ajouté une seule page superflue à toutes les pages, bonnes ou mauvaises, que j’ai déjà accumulées. Au moment de la vie où me voilà, un écrivain n’a plus le droit de prendre la plume à tout bout de champ. Et quand on a dédié vingt volumes à ses contemporains, le vingt-et-unième se doit commencer avec circonspection.

Donc, pas une ligne de copie en près de trois semaines. Je n’ai manié la plume (sans compter les ennuyeuses broutilles de la correspondance courante) que (pour vous écrire cinq longues lettres, ma Françoise, — pour résumer brièvement mes impressions de lectures (relu Corinne, relu le Médecin de Campagne ; lu un volume de Bergson), — -et enfin pour ajouter quelques fiches à mon dossier sur l’éducation. Tout à l’heure, j’ai classé ces fiches ; elles constituent le plus clair de mon acquis intellectuel, à Ambleuse. Essayons d’en résumer la substance pour mieux évaluer cet acquis.


J’ai trouvé ici une admirable opportunité, comme disent les Anglais, pour observer la « nouvelle couvée. » Je ne compte pas Pierre, Simone et le « lardon scientifique, » — trois sujets que déjà je possédais à fond. Mais Noël Laterrade, Guy Demonville et ses deux sœurs, Sam et May Footner, Cécile Bernier, Sylvie et Georges s’offrirent ici à mon objectif, échelonnés Comme par une complaisance providentielle, entre douze et dix-sept ans, entre la veille de l’âge ingrat et le seuil de la jeunesse, Merveilleuse occasion pour prospecter à l’avance cette troisième région de l’enfance dont Pierre et Simone vont s’approchant. Nous avions fixé, chère Françoise, notre méthode éducative de la naissance à la huitième année, et de celle-ci à l’âge dit ingrat. Mais nous n’avions pas encore arrêté notre doctrine sur la période qui va de la douzième aux environs de la seizième année… Pierre et Simone aborderont cette troisième période de l’enfance dans un avenir assez proche pour que le climat intellectuel ci moral n’ait pas changé depuis la présente couvée. Sur cette couvée, étudions donc la vie qui les attend, ses promesses et ses périls. Nous gouvernerons nos pupilles, nous les préserverons en conséquence.


Qualités de la nouvelle couvée, d’après mes observations sur le groupe Laterrade-Demonville-Footner-Lespinat-Bernier-Tasqué : énergie et entraînement physique ; une certaine franchise ; une façon réaliste, dans le meilleur sens du mot, de voir la vie telle qu’elle est, sans romantisme, sans minauderie ; peu de pessimisme ; renaissance d’un certain chauvinisme national qui avait presque disparu dans la génération précédente.

Chez le sexe féminin : curiosité intellectuelle, bonne volonté d’apprendre n’importe quoi (hélas ! sans beaucoup d’ordre, mais est-ce leur faute ?) Cette curiosité des jeunes filles a pour contre-partie une sorte de mauvaise humeur des garçons contre l’intellectualité en général, mais plus spécialement contre l’intellectualité des femmes.


Défauts de la nouvelle couvée : absence de beaucoup de choses que je considère comme essentielles au type idéal du jeune homme ou de la jeune fille, aux types d’après lesquels je voudrais sculpter peu à peu mes deux pupilles, Pierre et Simone. Enumérons ces absences :

Premièrement : absence de respect. — La jeunesse a toujours marqué certaine indépendance vis-à-vis des aînés, mais, cette fois, les aînés ne comptent plus du tout. Un adolescent de seize ans, une fillette de quatorze, s’estiment à égalité de valeur et d’importance avec les gens de trente à cinquante ans les plus considérables. Et cela est nuisible ; audit jeune homme ou à ladite fillette, d’abord parce que c’est ridicule, puis parce que cela ne correspond pas à la réalité. Veiller soigneusement chez Pierre et Simone à cultiver raisonnablement « le sens du respect ; » leur démontrer combien il est juste et utile. Tout en dressant l’enfant à agir par lui-même, tout en développant au mieux sa culture, ne négligeons pas de lui faire, de temps en temps, toucher du doigt les limites de son faible pouvoir, de son savoir débile. Il n’en résultera pour lui ni humiliation, ni découragement, si nous avons soin de lui dire chaque fois : « Mon enfant, le temps, maître que rien ne supplée, reculera peu à peu ces étroites limites, à la condition que tu ne le braves pas, que tu n’affectes pas de te passer de lui. »


Secondement, l’absence de vergogne. — Elle est un résultat de l’absence de respect ; l’autorité des parens ayant fléchi, les enfans ne se gênent plus en leur présence. Mais l’absence de vergogne a d’autres causes. D’abord, un affaiblissement général de ce qu’on nommait naguère « les convenances. » Naguère, les convenances régnaient, presque au-dessus de la morale. Une jeune fille, une femme, une famille se discréditaient, autant que par un grave désordre, si elles passaient outre certaines règles de toilette, de langage, de tenue, de fréquentation, règles admises sans discussion par tout le monde. Du jour où l’on a discuté lesdites règles, beaucoup d’entre elles n’ont pas résisté ; malheureusement, certaines règles défendables, fondées en raison, ont été balayées du même coup, et, depuis ce 89 des convenances, chacun se juge libre de dénoncer les convenances qui ne lui conviennent point. L’une des plus gênantes, pour les parens, était de se contraindre en présence de leurs enfans. Elle est abolie… Les enfans en profitent pour ne se point gêner en présence des parens. Liberté réciproque de paroles et d’allures.

Autre cause destructive de la vergogne : on a abattu, entre l’éducation des jeunes gens et celle des jeunes filles, la cloison étanche. On a très bien fait, vous savez là-dessus mon opinion. Mais il va sans dire que le mélange des garçons et des filles, dans l’enfance et surtout dans la jeunesse, requiert de la part des parens et des maitres une surveillance redoublée ; et, vu la nouveauté du système, vu le tempérament national de galanterie, la surveillance était plus nécessaire en France que partout. Avouons que les parens s’en sont tout bonnement affranchis. Jeunes gens et jeunes filles traversent donc, en France, une période assez dangereuse, où ils cherchent inconsciemment à établir le statut de leurs relations. Ils l’établiront, soyez-en sûre, ma chère Françoise ; ils l’établiront par la force des choses, par l’antagonisme des intérêts. Mais, provisoirement, le mélange a pour premier effet que les filles ont surtout envie d’égaler les garçons, d’une part, en adresse physique, en science, ce qui est bon, — d’autre part, en précoce expérimentation de la vie et en liberté, ce qui n’est pas sans danger. Je redis ici que je ne crois pas du tout la nouvelle couvée (section poulettes) moins morale que la précédente : je suis sûr qu’elle est moins pudique. D’où un problème inédit proposé à l’éducateur : de cette pudeur, charmante jusque dans son exagération, qui veloutait la jeune fille d’autrefois, — puisqu’il est certain que tout ne saurait être retenu, — qu’est-ce qu’il faut défendre à tout prix ? Qu’est-ce qui est essentiel ?

Il en faut retenir (et ce sera notre règle dans l’éducation de Simone) tout ce qui importe réellement au foyer futur, tout ce qui importe à la femme, à la mère que deviendra la jeune fille. Et, comme on se saurait aller contre son temps, il faut résolument sacrifier le reste.

Mères françaises, ne vous leurrez pas de l’espoir que vos filles seront « ignorantes » comme peut-être vous l’avez été. Et voici mon conseil absolu : chargez-vous vous-mêmes du grave soin de ne les point laisser ignorantes. « La morale, a dit Nicolay, consiste bien plus à enseigner la lutte contre le mal qu’à poursuivre le chimérique espoir que l’enfant grandira dans une naïveté idéale, tout en vivant dans l’air délétère que nous respirons. » Et Fénelon : « N’ayant pas de curiosité raisonnable, les jeunes filles en ont une déréglée… »

C’est la « curiosité raisonnable » qu’il importe de. satisfaire, et pas trop tard ! Les leçons de puériculture, données à des fillettes très jeunes, les apaisent, dérivent sur la maternité leurs anxiétés de savoir… Retarder cet enseignement ou s’en abstenir, c’est une paresse criminelle de la part de la mère. La mère a déguisé en pudeur sa lâcheté devant un devoir pénible ; l’enseignement sera donné tout de même à sa fille, — mais par qui ! mais dans quel esprit !

Informée par sa mère, la jeune Française moderne, la Simone de seize ans n’affectera pas les ignorances qui lustraient le plumage de l’ancienne « oie blanche » (ainsi l’ai-je baptisée jadis, d’un mot qui a fait une belle fortune). Mais, mieux informée, si son âme est pure et droite, elle n’en aura que plus de souci de défendre en soi l’épouse et la mère de demain. Dans mes observations sur la nouvelle couvée, je constate avec plaisir que, — parmi beaucoup d’imprudences, parmi, hélas ! quelles faillites, — s’annonce et se développe le type de la jeune fille pour qui le flirt n’est qu’un amusement social, une façon gaie de comprendre l’éternel conflit des garçons et des filles, — mais qui se gardent jalousement contre les entreprises des garçons, et mettent à rester strictement des jeunes filles, et à être réputées telles, le point d’honneur que mettent les garçons à sauvegarder leur réputation de loyauté et de courage… Voilà, chère Françoise, la Simone que je veux : informée, ne jouant pas à l’innocente, ne répugnant nullement à ce que les jeunes gens la trouvent plaisante et la courtisent, mais excluant sèchement et définitivement quiconque, parmi eux, aura manqué aux règles strictes de la décence, ne tolérant ni mot ni geste qui prétende à diminuer la part réservée pour l’homme qu’elle aimera, qu’elle épousera, qui lui donnera des enfans.


Résolution : Sachant que leurs filles ne peuvent plus être ignorantes, les mères les instruiront elles-mêmes, et de bonne heure, à l’âge où cet enseignement est sans péril, et s’oriente vers l’instinct de la maternité, qui précède chez la fillette celui de la féminité. Après quoi, elles s’efforceront de leur inspirer le point d’honneur de la défense personnelle, comme on inspire aux garçons le point d’honneur du courage et de la loyauté.

Ayant fait cela, elles ne renonceront certes pas à surveiller les rapports sociaux de leurs filles avec les jeunes gens, mais elles laisseront cependant à celles-ci une liberté qu’on ne leur laissait pas à elles-mêmes, qu’on ne vous laissait pas à vous, Françoise. Elles chargeront leurs filles de préserver en soi l’épouse, la maman de demain : préservation non plus instinctive et causée par une vague pudeur, mais consciente et causée par la connaissance du danger. Et les jeunes filles, même sans la surveillance exclusive et taquine d’autrefois, se préserveront fort bien, comme en Angleterre, comme aux États-Unis d’Amérique : d’autant mieux que simultanément, les façons des jeunes gens, vis-à-vis d’elles, se modifieront… Déjà nos garçons, disciplinés aux sports, familiarisés avec la société des jeunes filles, ne sont plus tout pareils à ceux de ma génération, ni même à ceux de la génération de votre mari, ma jolie nièce… La préoccupation de galanterie est certainement, chez eux, moins obsédante ; Georges de Lespinat, dans ses confidences, me l’a nettement affirmé. On peut prévoir que cette évolution s’accentuera de plus en plus : Petit-Pierre et ses contemporains seront sans doute, encore moins que Georges, tourmentés par l’obsession galante des jeunes Français d’autrefois. Ils ressembleront de plus en plus (les inévitables différences de la race mises à part) aux jeunes Anglo-Saxons leurs contemporains ; la société des jeunes filles les attirera, ils y seront habitués ; mais ils y porteront la réserve un peu défensive qui sied avec un adversaire informé et armé… De cette évolution-là, je suis sûr. C’est un des rares pronostics que j’ose formuler. Et ce n’est pas une des moins curieuses conséquences de la tendance à l’égalité des sexes. On ne la prévoyait guère : maintenant qu’on la constate, on s’aperçoit qu’elle était fatale.

Sans doute, notre jeunesse française y perdra cette effervescence amoureuse qui fit parfois éclore des poètes, des artistes précoces, et qui prête un charme languide aux souvenirs puérils des hommes de mon temps. Mais je crois que le mariage y gagnera, que la nation y gagnera, que la race y gagnera.

Et je dirigerai résolument Petit-Pierre vers cet idéal.


Une troisième « absence » que j’ai notée au détriment de la nouvelle couvée, — c’est l’absence de loi morale supérieure, d’idéal, et de vie intérieure… Ce n’est guère sa faute : elle vit dans un pays où les traditions religieuses, morales, idéales sont, sinon abolies, du moins morcelées, dispersées en lambeaux. Il en résulte que, se rapprochant maintenant des jeunes Anglo-Saxons par les mœurs, le tempérament, la conception de la vie, nos enfans en diffèrent tout de même dangereusement : car les petits Anglo-Saxons ont une tradition morale, spirituelle, nationale, extrêmement solide encore, bien qu’on signale chez eux les symptômes d’une crise.

Or, j’ai la conviction que le tempérament d’enfant le plus sain, cultivé le plus sagement du monde, ne suffit pas à garantir, pour l’avenir, un être vraiment moral. Il vient un jour, en effet, où l’éducateur a fini sa tâche, et rend au disciple sa liberté. Libre, le disciple entre dans la vie du monde. Son caractère est, à ce moment précis, une résultante de deux composantes : les habitudes innées (nature héritée) et les habitudes acquises (éducation). Mais voilà qu’une composante nouvelle va influer sur lui : la vie, le contact des hommes, les leçons de l’expérience. Selon le hasard de ses expériences, le jeune disciple libéré recevra de la vie comme une « éducation seconde, » et ce n’est guère qu’après cinq ou six ans de cette éducation seconde que le caractère définitif sera formé, résultante de trois composantes : nature, éducation, expérience.

L’expérience, quoi qu’on en dise, n’est pas toujours une éducatrice moralisante. Elle donne parfois des conseils d’égoïsme, de duplicité, voire de férocité. Elle en donne souvent de scepticisme, de laisser aller, de jouissance souriante… Pour choisir entre les leçons de l’expérience, pour mettre au point son enseignement, il faut à tout prix que le disciple, jeté dans la vie, porte en soi une inflexible règle morale, un idéal d’action, une foi dans le bien impératif : il pourra faillir, mais au moins saura-t-il qu’il a failli, au moins se jugera-t-il.

Créer cette règle morale inflexible dans Pierre et Simone, nous y travaillons de notre mieux, chère Françoise. Nous leur enseignons, selon le conseil de M. Jules Lemaitre, les croyances de leurs pères. Mais nous ne nous jugeons pas quittes avec eux lorsqu’ils ont ânonné des préceptes. Nous voulons que l’enseignement moral soit pour eux distinct de l’enseignement de la géographie ou du calcul, que ce ne soit pas, comme pour le reste, des pages qu’on apprend et envers lesquelles on est libéré dès qu’on les a comprises et logées dans sa mémoire. Nous nous efforçons d’implanter en eux cette rigide règle morale qui demeurera leur principe actif, défendant et développant notre enseignement à travers la vie, malgré les tentations de l’égoïsme et du scepticisme.


Je retrouve encore sur mes fiches, chère Françoise, l’indication d’un dernier déchet pour la nouvelle couvée : « l’absence de culture. » J’ai rédigé cette fiche après la séance de la bibliothèque. Elle est trop sévère et, en somme, injuste dans sa brièveté. J’aurais dû noter : faible culture chez les garçons, supériorité incontestable des filles ; agacement des garçons à le constater ; espoir que cet agacement provoquera l’émulation et que la culture des deux sexes y gagnera… Toutefois, la bonne volonté de la nouvelle couvée n’y suffirait pas : il importe surtout que les éducateurs secouent leur paresse, et y mettent du leur. Je ne reviendrai pas là-dessus, ma chère nièce, j’y ai insisté à satiété au cours de ces lettres, et nous savons parfaitement comment nous dirigerons la culture intellectuelle commune de Pierre et de Simone : culture identique jusqu’à seize ans, car nous ne nous reconnaissons pas le droit d’empêcher Simone d’être un jour, si cela lui plait, avocat, médecin, ou professeur au Collège de France… Pierre et Simone n’ont que huit ans ; mais les méthodes que nous leur appliquons aujourd’hui sont valables pour toute la durée de leur culture… Quand ils atteindront quinze ou seize ans, vous irez chercher dans votre bibliothèque, ma chère nièce, les premières « Lettres à Françoise, » celles que je vous écrivais lorsque vous étiez élève à l’Institut Berquin : et nous y retrouverons un programme de culture secondaire, et des disciplines pour la jeunesse de l’esprit, sur quoi nos idées n’ont pas varié.

………………………

Les premières « Lettres à Françoise !… » leur souvenir surgit tout naturellement à la fin de celles-ci, chère Françoise maman, — puisque me voilà au terme de la tâche que vous m’aviez assignée[3]. Vous épinglerez mes lettres d’Ambleuse au bout de la correspondance que je vous ai adressée, les mois précédens, sur l’éducation des plus jeunes enfans : elles en sont le complément, et cette brève étude sur la nouvelle couvée vous sera peut-être utile pour élever Pierre et Simone, entre l’âge dit « ingrat » et la fin de l’enfance.


J’écris donc en ce moment les lignes dernières du dernier volume des « Lettres à Françoise… » Et ce n’est pas sans mélancolie que je les écris. Durant douze années de ma vie, Françoise jeune fille, Françoise mariée, Françoise maman, m’aura demandé mes conseils : je les lui aurai donnés en conscience… Et c’est fini… Finir un livre, c’est mourir un peu. Finir le dernier volume d’une série composée au cours de douze années de sa vie, — c’est presque rédiger un testament…

Allons, pas de neurasthénie ! Les douze années sont vécues, c’est vrai, mais l’œuvre est faite : et il m’est venu trop de témoignages, de par le vaste monde, qu’elle a consolé, relevé, encouragé des âmes à l’action pour que je ne sois pas humblement content de l’avoir écrite, même pleine de défauts, comme elle est. Si les douze ans étaient encore à vivre, l’œuvre serait encore à faire. Savais-je, en la commençant, il y a douze ans, si la vie me laisserait le loisir de l’achever ?

Adieu, Françoise… Je vais signer la dernière lettre que vous m’ayez demandée… Toutes celles que je vous ai écrites m’apparaissent soudain comme un chemin sinueux derrière moi, sur lequel je vois échelonnés des visages différens de Françoise,… seize ans…, vingt ans…, vingt-cinq ans… La Françoise actuelle aura trente ans tout à l’heure.

Elle n’a plus besoin de conseils….

Adieu, Françoise.


MARCEL PREVOST.

  1. Copyright by Marcel Prévost, 1912.
  2. Voyez la Revue des 1er et 15 avril.
  3. Les premières Lettres à Françoise ont paru en 1900. Elles ont été suivies, en 1906, des Lettres à Françoise mariée. — Les six lettres publiées ici formeront le dernier tiers d’un troisième volume, les Lettres à Françoise maman, qui paraîtra cette année.