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La pagode aux cobras/07

La bibliothèque libre.
(alias Michèle Nicolaï)
S. E. G. (Société d’éditions générales) (p. 32-38).

VII

POURSUITE EN MER

Le pire était que, dès lors, il ne fallait plus compter sur le concours des Mans.

Ceux-ci ne pouvaient admettre que la disparition des assiégés se fût effectuée par des moyens humains.

À leurs esprits superstitieux, la croyance s’imposait plus que jamais : les rochers abritaient les Makouis. Ces génies s’étaient rendus invisibles quand les hommes avaient pénétré dans leur repaire !

Mais ils se vengeraient et ce seraient, eux, les habitants de la forêt, qui supporteraient tout le poids de cette vengeance.

Leur inquiétude fut encore renforcée par le fait que le veilleur emprisonné avant l’attaque ne fut pas retrouvé.

Rigo l’avait laissé ligoté aux pieds des arbres sur lesquels étaient perchés ses hommes de garde ; il se réservait de l’interroger après l’assaut.

Seuls les liens qui avaient servi à l’attacher restaient là, ainsi que le bâillon qui avait maintenu sa bouche fermée.

Pour Rigo, l’explication était simple : les fuyards, sortis par une issue secrète, l’avaient délivré ; ils s’étaient sans doute glissés jusqu’à lui tandis que les sentinelles aériennes, tout occupées à surveiller les rochers, avaient forcément négligé de le garder.

Avant de quitter les rochers, le chef Man et ses hommes rentrèrent dans la caverne pour faire devant le bouddha les lays rituels et solliciter son indulgence et son pardon, puis, sans se retourner, sans prendre congé de Rigo — un maudit pour eux — ils reprirent la route de leur village.

Rigo, haussant les épaules, se remit à l’ouvrage ; il fallait retrouver la trace des fugitifs.

L’inspecteur présumait que l’issue par laquelle ils avaient pu se dérober devait avoir une sortie assez loin des rochers, puisque les hommes de garde n’avaient rien vu.

Il y avait peu de chance qu’ils eussent pris la route du village des Mans. Cette tribu, participant à l’attaque, s’était révélée hostile.

La conclusion était que, s’ils n’étaient pas restés en forêt dans quelque autre refuge à découvrir, ils avaient dû se diriger vers Port-Courbet et Hongay, d’où étaient arrivés les deux bonzes qu’il avait précédemment surpris sur le Song-Hip.

Comme il ne pouvait entreprendre seul, avec ses deux adjoints, une battue dans la forêt, il n’avait pas à hésiter et il n’hésita pas.

À marche forcée, il reprit la piste vers Port-Courbet ; de là, en sampan, il serait rapidement à Hongay. Dans l’une ou l’autre de ces localités, il saurait certainement si les fuyards avaient été vus.

En route, il interrogeait les nhaqués rencontrés. Ils étaient rares d’ailleurs, car la région parcourue était peu peuplée. La plupart répondaient — ignorance réelle ou prudence :

— Moi pas savoir ! Moi pas connaître !

Cependant, il s’en trouva un qui déclara :

— Oui, moi croire voir bonzes ! Deux, trois, quatre, peut-être.

Mais il fut impossible d’obtenir plus de précision de la part de ce pauvre paysan timide, abruti par la peur.

Rigo, sur cet indice, força l’allure.

À Port-Courbet, un matelot de la douane affirma que cinq bonzes étaient arrivés de la brousse quelques heures auparavant pour s’embarquer sur un sampan qui s’était éloigné aussitôt dans la direction de Hongay.

À Hongay même, Mme Rigo confirma que le sampan avait touché le port. Un des occupants était descendu, mais était presque aussitôt rembarqué après avoir acheté quelques vivres.

Rapidement, le bateau était reparti, coupant la baie au plus près et paraissant se diriger vers la région des Faï-Tsi-Long.

Les fuyards avaient environ trois heures d’avance sur lui.

Sans perdre un instant, Rigo bondit jusqu’à la douane exhiber les pouvoirs donnés par le résident supérieur et réquisitionna la petite chaloupe à moteur.

Au poste de la garde indigène, il se fit donner deux hommes en armes et partit sur les traces du sampan.

Il lui était difficile d’aller vite, car il lui fallait observer toutes les criques et questionner les pêcheurs rencontrés.

Il y a tant d’issues, tant de passages dans les eaux de la baie d’Allong, à travers les chaînes rocheuses qui les coupent et les recoupent en chenaux tortueux, qu’il est impossible d’être certain d’avoir toujours les poursuivis devant soi. Ils avaient pu tourner, s’enfoncer, se cacher dans quelque crique mystérieuse, aborder sur une île, sur un îlot et s’y dissimuler.

Heureusement, tout près du passage de la baie d’Allong à celle de Faï-Tsi-Long, Rigo croisa la chaloupe qui fait communiquer Quang-Yen avec Moncay.

Il héla le patron, questionna :

— Oui, vous êtes sur la bonne voie, lui fût-il répondu.

Le sampan avait été rencontré piquant tout droit sur le tunnel de la douane. Il pouvait avoir deux heures d’avance tout au plus. Rigo et ses hommes filèrent vers le tunnel.

Ce tunnel n’est pas une œuvre d’art, une construction des hommes, mais un phénomène de la nature, un long boyau creusé à travers la roche par les eaux et par les siècles.

Deux, trois mètres de hauteur de voûte, parfois moins. À marée haute, sur bien des points, le passage est coupé, l’eau rejoint le plafond. À marée basse, il n’y a pas assez d’eau pour qu’y flotte le canot le plus léger.

Il faut passer à mi-marée, avec une embarcation de très faible quillage.

Le tunnel a un kilomètre de long, sinuant en nombreux détours, et la nuit y est complète, mais tel quel, il conduit vers la côte, il débouche en pleine terre, constituant ainsi un merveilleux passage, longtemps ignoré des Français, par la contrebande avait beau jeu.

Rigo parvint bientôt à son entrée sur la mer, mais à l’heure où la marée était au plus bas.

En aucun cas, d’ailleurs, sa chaloupe n’eût pu y pénétrer et il n’avait pas de petit canot à sa disposition.

N’importe, il fallait aller de l’avant à tout prix et rejoindre les fugitifs, qu’il sentait là, devant lui, aux abois !

La marée était basse ? Tant pis, il passerait quand même, pataugeant dans les ruisseaux et les flaques, sondant les trous…

Croyant le passage impraticable pour plusieurs heures, les bonzes ne se méfieraient pas et, peut-être, feraient halte.

Leurs phares électriques allumés, des bâtons à la main pour tâter les fonds, Rigo et ses hommes se lancèrent.

Dure marche, tantôt dans l’eau, parfois immergés jusqu’au ventre, parfois glissant sur les roches hérissées d’arêtes et de coquillages.

En tête, Rigo avançait, examinant le terrain dans les endroits où l’eau retirée laissait apparaître la vase.

Examen décevant par son inutilité ! Les fuyards avaient passé deux heures plus tôt, avant le niveau le plus bas.

Rigo le comprit et, dès lors, ne tendit plus que vers un but : avancer le plus rapidement possible.

En dépit des chutes, des déchirures contre la pointe des roches, la troupe avançait, continuait la poursuite, ardente, comme une meute sur la piste d’un cerf.

Enfin, le jour apparut en avant d’eux, le débouché terrestre était là.

Une crique vaseuse se montra puis, au delà, des rizières et enfin des bois.

Ils firent halte au soleil pour souffler et se sécher. C’est du moins ce que Rigo accorda à ses hommes. Pour lui, il ne pouvait s’arrêter. Il se mit à étudier le sol mou vers la sortie.

De nombreuses traces de pieds nus sont imprimées là dans la vase. Comment distinguer celles qu’il recherche ?

Une idée ! Il a sur lui un moulage de l’empreinte d’orteil relevée à Quang-Yen sous la fenêtre du résident.

Patient, il se baisse et l’essaye. Il l’applique ici et là sur les empreintes similaires.

Enfin, en voici une sur laquelle, très nettement, le moulage s’adapte.

La piste est bonne ; devant eux, le groupe a passé, et dans le groupe il y a, c’est maintenant une certitude, l’assassin du résident.

La troupe repart en avant.

Sur le sentier au sol mou, la piste est facile à suivre. Mais bientôt d’autres sentiers viennent, en affluence, rejoindre celui-là.

Trop de gens passent, ont passé ! Les traces se multiplient se superposent… La confusion est complète.

Les fugitifs ont-ils continué sur la piste pénétrant dans la forêt, ou sont-ils allés chercher refuge dans quelque villas de la côte ?

Questionner les habitants ? C’est inutile. Ils n’auront rien vu, ne voudront rien dire… Plus qu’inutile… dangereux. Car ils préviendraient les bonzes, les alertant inutilement.

Rigo s’est arrêté et réfléchit.

S’il connaît un échec, celui-ci cependant n’est pas total. Il a découvert le refuge des rochers, il a tenu la poursuite jusqu’au point de débarquement… Et ce point n’a pas été choisi sans raison… Les bonzes doivent avoir un autre abri une autre cachette, tout près de là peut-être !

Il faut la découvrir ! Mais, actuellement, ses moyens sont insuffisants… La troupe n’est pas assez nombreuse pour une battue en forêt… Et de plus, la fatigue, le manque de provisions se font sentir.

Il vaut mieux laisser le gibier se remettre sans l’inquiéter aussitôt… C’est tactique connue de tous les chasseurs de fauves… Après… lorsqu’ils sont tranquillisés, ils sont plus faciles à surprendre

Sa décision prise, Rigo donna l’ordre du retour.