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La question de l’héritage/8

La bibliothèque libre.
Traduction par Adolphe Landry.
Société Nouvelle de Librairie et d'Édition (p. 111-116).

APPENDICE[1]

POUR UN PROGRAMME MOYEN

Pour tous ceux à qui, il y a quelques années, la formation rapide d’une conscience collective prolétarienne et le merveilleux développement du parti socialiste avaient fait nourrir de trop belles espérances relativement à une amélioration sensible, à échéance relativement prochaine, des conditions économiques et sociales du salariat, il est bien douloureux de constater qu’au contraire le mouvement n’a donné que des résultats très inférieurs même aux espérances les plus modestes, et que — ce qui est encore pire —, peut-être à cause de la désillusion survenue en suite de ces résultats si mesquins, le mouvement lui-même semble se ralentir et perdre son élan enthousiaste du début, qui était la meilleure garantie des victoires futures.

La conséquence tout à fait inévitable, encore qu’indirecte, de ces résultats mesquins et de cet enthousiasme refroidi, a été la scission du parti socialiste, dans toute l’Europe, en les deux fractions des réformistes et des révolutionnaires, fractions plus ou moins antagonistes. Cette scission, conduisant chaque fraction à paralyser l’action de l’autre, a fini par porter le coup le plus grave à la cause prolétarienne et par produire partout un arrêt du mouvement socialiste qui menace l’existence même du parti.

Et ce serait une très grande erreur d’attribuer cette scission très douloureuse seulement aux menées des ambitieux, qui, pour supplanter les vieux chefs, dressent une bannière nouvelle et choisissent une autre route, ou encore à l’esprit d’indépendance impatient de toute discipline des intellectuels à individualité trop saillante…

La cause fondamentale de la division actuelle du parti socialiste, dans toute l’Europe, en deux ou plusieurs fractions antagonistes réside, selon nous, dans le plan complexe d’action collective que le parti socialiste s’est tracé : premièrement, dans le fait que ce plan d’action collective se scinde en d’eux programmes, le programme minimum et le programme maximum ; mais surtout dans la distance trop grande qui sépare ces deux programmes et dans l’absence de tout lien logique entre eux.

Le programme minimum est vraiment trop… un programme minimum ; le programme maximum vise à instituer le paradis sur la terre. Et non seulement cela, mais le programme minimum ne représente même pas un pas, si petit qu’on voudra, dans la direction du but indiqué par l’autre programme. La direction n’a rien de commun avec celle dans laquelle tôt ou tard le prolétariat devra s’engager, s’il veut atteindre le but fixé.

Le point fondamental, toute la substance du programme maximum, est dans la socialisation de tous les instruments de production et d’échange, de tous les capitaux. Où est, dans le programme minimum, spécialement dans celui que suit le parti au cours de son action pratique quotidienne, la proposition qui tende à socialiser, naturellement sans indemnité correspondante, la portion même la plus petite de la propriété privée ?

On aurait un principe de transformation de la propriété privée en propriété collective — premier pas peut-être petit, mais effectif vers le but indiqué par le programme maximum —, on aurait ce principe, disons-nous, pour ne citer que le moyen de socialisation le plus efficace, si des prélèvements opérés par l’État ou par les autres entités collectives sur les successions étaient employés, par exemple, à amortir les dettes de l’État, des départements et des communes, à construire pour les communes des maisons ouvrières dont les loyers, constituant un revenu municipal, permettraient d’alléger les impôts, à acquérir graduellement des entreprises que les entités collectives pourraient gérer, à former des capitaux de banque qui seraient prêtés aux coopératives ouvrières de production, bref, si de tels prélèvements étaient employés à l’un ou à l’autre de ces modes d’utilisation collective si nombreux dont les capitaux ainsi socialisés seraient susceptibles.

C’est pourquoi nous proposons l’institution de prélèvements successoraux que nous nommons progressifs dans le temps…..

De tels prélèvements, si on les inscrivait dans un programme moyen, auraient l’avantage de pouvoir s’adapter toujours, par l’adoption de telle ou telle progressivité, à toutes les combinaisons possibles des forces respectives des différentes classes sociales. Avec des progressivités faibles, ils constitueraient un programme socialiste minimum, voire simplement radical, qui pourrait se réaliser quand le prolétariat partagerait le pouvoir politique avec les classes voisines. Avec des progressivités plus rapides, ils rejoindraient graduellement le programme socialiste maximum, garantissant cette rapidité de socialisation des fortunes privées qui semblerait la plus convenable au prolétariat maître unique du pouvoir. La grandeur des pas successifs se réglerait ainsi a chaque instant sur la force relative du prolétariat ; mais leur direction serait constamment la même, elle irait toujours vers le grand but de la socialisation des biens.

Aujourd’hui, nous le répétons, rien de tout ceci ne se trouve dans le programme minimum, tel qu’on le rédige, et surtout dans l’action législative quotidienne du parti. Bien loin de nier les effets bienfaisants de la législation dite sociale, qui constitue toute la substance du programme minimum, nous sommes cependant obligés de dire que ces effets sont par trop modestes par rapport aux justes aspirations du prolétariat, et, surtout qu’ils ne représentent pas même le plus petit pas dans la direction qu’indique le programme maximum.

Quant à celui-ci, s’il insiste sur la socialisation des biens, il n’indique aucunement les moyens pratiques pour y parvenir ; c’est comme si un jour à venir la baguette de quelque fée inattendue devait suffire à donner au prolétariat, à cette pauvre Cendrillon des classes sociales, les trésors et les bijoux qui sont aujourd’hui le patrimoine exclusif de ses mauvaises sœurs les classes riches.

Aussi, parmi les masses, les gens pratiques, voyant que le programme maximum ne contient aucune proposition réalisable, et se contente d’affirmations platoniques, lesquelles aujourd’hui n’ont même plus la vertu de servir d’épouvantail pour les classes possédantes, inclinent à s’en tenir au programme minimum, qui du moins promet des réformes pratiques, de portée modeste, mais effective. Et les gens moins accommodants, constatant que le programme minimum ne contient que des réformes où ils voient des palliatifs dérisoires à l’injustice fondamentale du régime capitaliste, inclinent vers le programme maximum, lequel proclame fortement cette injustice fondamentale, et qui, sans indiquer le chemin pour y parvenir, montre du moins nettement le terme où il faut arriver pour instituer un régime d’équité…

Le programme moyen que nous appelons de nos vœux devra établir un passage entre le programme minimum et le programme maximum actuels, il unira les deux fractions antagonistes des réformistes et des révolutionnaires : pour cela, il faudra qu’il porte sur les modifications les plus opportunes à introduire dans la forme aujourd’hui en vigueur du droit de propriété ; modifications telles qu’elles conduisent, graduellement, mais d’une marche continue, à une socialisation toujours plus vaste des biens privés…



  1. Je crois à propos de donner, comme appendice, des extraits d’un article de M. Rignano, paru dans la Critica sociale le 16 mai 1904. (Ad. L.)