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La tête de mort/1

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Police Journal Enr (Inspecteur Durand No 4p. 1-7).

CHAPITRE I

CAUSE SPÉCIALE


Émile Tremblay venait de pénétrer dans le salon où se tenait ordinairement son ami l’Inspecteur Julien Durand.

Ancien détective à la Sûreté Municipale, Julien Durand s’était enrôlé au début de la guerre. Malheureusement il en était revenu deux ans après moins ses deux jambes.

Il n’était plus question pour lui de retourner à son service à la Sûreté et il se désolait de son inactivité, lorsque son ami le détective Tremblay lui avait demandé un conseil dans une cause difficile.

Non seulement il avait donné le conseil, mais il avait par la seule puissance de son pouvoir de déduction résolu le cas de A à Z.

Depuis ce temps le Chef de la Sûreté l’avait nommé Inspecteur.

Maintenant de son salon où il était forcé de rester, il avait solutionné quantité de causes difficiles, avec l’assistance de Tremblay qui lui était maintenant attaché, en qualité de premier assistant.

L’Inspecteur avait le dos tourné quand son ami entra.

Ce dernier fut donc étonné de l’entendre dire, même avant de le voir :

— Qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas ce matin, Émile ?

Émile Tremblay s’avança et prit une chaise auprès de son Chef.

— C’est vrai : je suis très perplexe. Mais veux-tu me dire comment tu as fait pour t’en apercevoir ? Tu ne me regardais même pas lorsque je suis entré.

— Combien y a-t-il de mois que tu entres ici chaque matin, à peu près à la même heure ?

— Environ 16 mois, Julien…

— C’est dire que je t’ai souvent entendu entrer…

— J’en conviens.

— Alors ce matin tu n’as pas ouvert la porte comme d’habitude. Tu as tournaillé la poignée nerveusement et marchais drôlement.

— Je comprends. Tu as déduit que quelque chose d’anormal se passait chez moi.

— C’est ça. À force de ne pas grouiller, tu sais, on s’habitue à remarquer comment les autres agissent et se meuvent.

— Je comprends.

— Maintenant tu vas me dire ce qu’il y a.

— C’est une cause naturellement.

— Elle a l’air de t’affecter passablement… ?

— Je vais te dire pourquoi.

— J’écoute.

— Il s’agit d’une cause à laquelle nous ne pouvons pas toucher, mais où ton intervention est cependant nécessaire.

— C’est presque un roman ?

— Il s’agit de deux de mes amis. D’abord Peggy Minto est une jolie jeune fille que je connais depuis des années…

— Je pensais que tu étais marié et père toi-même d’une jeune fille assez âgée pour que tu sois enfin raisonnable et ne t’occupes pas de courir…

— Tu ne comprends pas. Il s’agit d’une amie de ma fille, que j’estime beaucoup. Or elle est dans le trouble.

— Pourquoi ne la réfères-tu pas à la Sûreté. De là on nous l’enverrait ?

— C’est justement ce qu’elle ne peut pas faire.

— Pourquoi ?

— Elle était courtisée par un jeune ingénieur qui travaillait dans une usine de guerre. Or ce jeune homme a été soupçonné de fournir des renseignements à l’ennemi. Au moment où des agents du Service Secret allaient l’arrêter, ils ont été tués à coups de révolver.

— Et naturellement on a soupçonné le jeune ingénieur d’avoir fait le coup ?

— Oui. Mais ce n’est pas tout. On l’a trouvé pendu, dans sa chambre, le même soir.

— Suicide… ?

— On a voulu faire croire au suicide, mais je suis maintenant convaincu qu’il s’agit d’un meurtre.

— Et il s’agirait pour nous… ?

— De prouver que le jeune homme n’a pas été traître à son pays, qu’il n’a pas tué les agents et enfin qu’il ne s’est pas suicidé.

— Ce n’est presque rien !

— D’autant plus que nous ne pouvons officiellement nous occuper de cette affaire qui est entre les mains de la Police Fédérale et de l’Intelligence Service.

— Mais tu voudrais quand même que je trouve la solution de l’affaire assez vite pour que les autres services n’aient pas le temps de s’en offusquer ?

— Oui. Tu comprends bien mon idée. Mais tu sais si je te demande ce service, c’est parce que je connais intimement Peggy et que j’ai connu assez son fiancé pour savoir qu’il n’a jamais été traître à sa Patrie.

L’Inspecteur réfléchit en silence pendant quelques minutes, puis dit :

— Emmène-moi la jeune fille au plus vite.

— Ce ne sera pas long, elle attend à la porte.

— Tu étais certain de ton affaire à ce que je vois !

***

Malgré ses 21 ans et un petit air résolu naturel, Peggy Minto était nerveuse en répondant à la bienvenue de l’Inspecteur.

— Je vous suis bien reconnaissant, monsieur Durand, continua-t-elle de bien vouloir vous occuper de mon cas.

— Il n’y a pas de quoi, mademoiselle. D’ailleurs, n’allez pas trop vite. Je n’ai dit oui, qu’à une condition.

— Laquelle, monsieur ?

— Il faut que vous me disiez toute la vérité au sujet de votre ami. Je veux la franchise la plus absolue en réponse aux questions que je vais vous poser.

— C’est promis, Inspecteur.

— Depuis combien de temps avez-vous fait la connaissance d’Arsène Frigon ?

— C’était un ami d’enfance. Mais nous nous fréquentions régulièrement depuis trois ans et devions nous marier dans deux mois.

— Vous parlait-il de son ouvrage ?

— En général seulement. Je savais qu’il travaillait dans le bureau des ingénieurs-dessinateurs pour les canons, mais jamais il ne m’a touché un mot sur le détail de quoi que ce soit, concernant les armes.

— Il était donc discret ?

— Absolument. J’en suis certaine.

Et la ferveur que la jeune fille mettait dans son affirmation, prouvait suffisamment qu’elle-même était bien sincère.

— D’après vous ainsi, il est impossible que votre fiancé ait pu s’aboucher avec des ennemis de notre pays ?

— Aucun doute là-dessus.

— Avait-il bonne réputation à l’usine ?

— Tout a très bien été jusqu’à il y a un mois. Ses camarades l’estimaient beaucoup et ses supérieurs en étaient très satisfaits.

— Qu’est-il arrivé il y a un mois ?

— Il est tombé malade et a dû visiter une clinique. C’est à ce moment que les troubles ont commencés.

— Procédons par ordre. De quelle maladie souffrait-il ?

— Il était devenu nerveux et ne pouvait plus dormir.

— Il avait fait du surmenage, je suppose ?

— Oui. En général il travaillait trois soirs par semaine.

— Quelle est cette clinique où il a été traité ?

— On l’appelle la clinique Palmer. Il y a là plusieurs médecins, qui traitent en partie des ouvriers d’usines de munitions, d’après un plan nouveau, qui peut s’assimiler à un genre d’assurance.

— Expliquez-moi cela.

— Les patients de cette institution sont recrutés chez les ouvriers. Un père de famille, même un célibataire, paye une mensualité à la clinique, qu’il soit malade ou non. Mais en cas de maladie, personnelle, ou dans sa famille, ils reçoivent tous les soins requis sans payer plus.

— Monsieur Frigon était abonné à cette clinique, je suppose ?

— C’est ça. Il est donc allé là pour se faire examiner. Il a suivi un traitement pendant un mois, c’est-à-dire jusqu’à sa mort, survenue hier soir.

— Travaillait-il en même temps ?

— Oui.

— Vous avez mentionné des troubles, tout à l’heure.

— Sa santé ne revenait pas malgré le traitement. Au contraire il souffrait maintenant de fréquents et terribles maux de tête.

— À part cela ?

— C’est à ce moment qu’on a commencé à le soupçonner de commettre des indiscrétions relatives à son ouvrage. Des plans secrets, auxquels il avait accès ont été copiés et remis aux agents de l’ennemi.

— Quelle preuve avait-on de cela ?

— Des agents du Service Secret ont mis la main sur un individu louche qui possédait la copie des plans d’un canon, qu’on dit merveilleux, mais qui n’était encore qu’à l’état d’expérimentation.

— Et c’est là qu’on a pensé à votre ami ?

— Comme question de fait, il était le seul à avoir accès à tous les plans de ce canon. Ses camarades de bureau avaient bien travaillé sur le canon aussi, mais sur des parties isolées. Aucun d’eux ne pouvait comprendre l’ensemble.

— Et vous êtes certain que votre ami Arsène ne se serait pas laissé tenter… ?

— Je vous le jure, monsieur.

— Savez-vous quelque chose sur l’attentat contre les agents du Service Secret, hier soir ?

— J’étais dans la machine d’Arsène avec lui, quand l’affaire est arrivée.

— Racontez alors.

— Nous revenions du théâtre. Il souffrait beaucoup de sa tête et nous faisions un tour sur la rue Sherbrooke afin de prendre l’air. Depuis quelques jours, Arsène était toujours suivi. Il m’en avait parlé et c’était d’ailleurs visible.

— Par le Service Secret, naturellement ?

— Il n’en était pas certain.

— Continuez.

— Nous étions rendu plus loin que l’usine de la Canada Cement sur la rue Sherbrooke est, quand l’auto qui nous suivait, s’approcha de la nôtre et celui des deux hommes qui ne conduisait pas, nous ordonna d’arrêter.

— Ensuite… ?

— Arsène a arrêté son auto le long de la bande de la rue. Les autres ont placé leur auto juste en avant de la nôtre. Puis ils sont descendu pour venir parler à mon compagnon. Ils se sont identifiés comme des Agents Secrets, puis ont dit à Arsène qu’ils avaient mission de l’arrêter.

— Où se tenaient les deux hommes à ce moment ?

— Debout à la porte de l’auto. Arsène était resté assis sur son siège.

— Qu’a-t-il répondu ?

— Il n’avait pas encore eu le temps de répondre qu’une grosse limousine noire est arrivée. À la hauteur des deux agents, un homme s’est penché au dehors et a tiré sur les deux hommes avec un révolver.

— Se sont-ils défendus ?

— Ils n’en ont pas eu le temps. Cela s’est passé tellement vite.

— Les meurtriers vous ont-il parlé ?

— Non. Ils ont continué leur route. Nous n’avions même pas encore eu l’idée de nous baisser dans l’auto qu’ils étaient déjà loin.

— Qu’avez-vous fait après ?

— Arsène se demandait s’il devait prévenir la Police…

— Il n’y avait que cela à faire.

— Mais il ne faut pas oublier qu’il était déjà un suspect. N’aurait-on pas pu l’accuser du meurtre des agents secrets ?

— Et vous avez donc décidé de garder le silence là-dessus ?

— Arsène devait aller parler de cela à monsieur Tremblay, qu’il connaissait. Il aurait suivi son conseil.

— Et il n’a pas vu mon ami Tremblay ?

— Il était tellement tard qu’il a remis cela à ce matin.

— Malheureusement il est mort avant.

— Son frère l’a trouvé pendu dans sa chambre, ce matin à bonne heure. Il travaille de nuit et en arrivant il a fait la macabre découverte.

— Et qu’en a conclu la police ?

— Qu’Arsène avait assassiné les agents hier soir et qu’ensuite, pris de remords, il s’était pendu.

— Avez-vous été inquiétée ?

— On m’a questionné, mais je n’ai avoué à personne que j’étais dans l’auto hier soir, si ce n’est d’abord à monsieur Tremblay, puis à vous maintenant.

— Ce n’est pas une tâche facile, d’après ce que je vois, mademoiselle. Mais je vous promets de faire mon possible.

— Merci, monsieur Durand.

— Allez maintenant. Je vous ferai demander par mon ami Tremblay quand j’aurai besoin de vous.

***

Seul avec son assistant l’Inspecteur réfléchissait sans rien dire.

C’est Émile Tremblay qui parla le premier :

— Quelle est ton impression, Julien ?

— Il y a de l’espionnage. Jusqu’à quel point Arsène Frigon était coupable ? C’est à nous de le trouver. Mais ce ne sera pas facile. Je t’en passe un papier.

— Je suis bien d’accord avec toi, mais tu as compris que je suis prêt à faire les journées doubles afin de t’aider à réussir.

— Voici ce que tu vas faire pour commencer.

— Je note.

— Premièrement vérifier la conduite de Frigon. Il s’agit surtout de savoir si les soupçons contre lui datent de ses premiers traitements à la clinique Palmer.

— J’ai ça.

— Ensuite je veux savoir si d’autres ouvriers de l’usine ont été soupçonnés après avoir été traités à la fameuse clinique. Apporte-moi des noms et des adresses.

— Très bien ! Autre chose pour le moment ?

— Tâche de te renseigner sur le traitement que suivait Frigon, comme sur ceux des autres qu’on soupçonne, s’il y en a.