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La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 01

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La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME PREMIERp. 1-11).
LA


VIE DE FAMILLE


DANS


LE NOUVEAU-MONDE




LETTRE PREMIÈRE


En mer, 23 septembre 1849.

J’en suis à ma seconde journée sur l’Océan, chère Agathe, et si le reste du voyage répond à son commencement, je n’éprouverai pas de sitôt l’impatience d’atteindre le port. Le temps est des plus magnifiques, le ciel et la mer sont resplendissants de lumière, le vent est bon, et j’ai pour demeure, en voguant vers le Nouveau-Monde, un navire splendide (on dirait un petit château) et de plus extrêmement commode. Je jouis avec délices de cette vie non troublée du bord, après les jours fatigants que j’ai passés en Angleterre, où mon esprit était tendu pour ainsi dire sur le chevalet, tandis que mon corps allait et venait afin de voir tout ce qu’il y avait à voir avant de m’embarquer. Je voulais connaître un peu l’Angleterre et surtout Londres, pour mieux juger de l’Amérique et de New-York et ne pas être trop abasourdie par cette dernière ville. Je voulais connaître la mère avant de faire connaissance avec la fille, afin d’avoir des points de comparaison qui pussent m’aider à distinguer convenablement les types originaux. Je savais que la Suède et Stockholm sont d’une autre famille que les villes et les provinces anglaises sous le rapport du peuple, des mœurs, des constructions, etc., etc. Mais les premiers habitants européens de l’Amérique du Nord, ses lois, son caractère lui venant de l’Angleterre, je devais m’appuyer sur le vieux monde anglais pour juger le nouveau. C’est pourquoi je suis allée d’abord en Angleterre, et c’est par l’Angleterre que je reviendrai, s’il plaît à Dieu, après avoir accompli mon pèlerinage au delà de l’Océan ; j’en aurai ainsi une idée plus prononcée avant de retourner chez moi. Je sais donc quel air a Londres et ne me laisserai pas éblouir par New-York.

Aujourd’hui dimanche… ce jour a été véritablement férié pour moi. Nous avons eu service divin à bord ; il a été bon et beau. Tous les passagers, au nombre de soixante et quelques, ainsi que l’équipage en habits de fêtes, étaient réunis dans le grand salon sur le pont. Le capitaine, militaire actif, de bonne mine, jeune encore, a lu, et parfaitement, le sermon et les prières. Toute l’assemblée s’unissait à celles-ci et aux répons, comme cela se pratique dans l’église épiscopale anglaise. Le soleil brillait sur cette réunion bigarrée d’individus balancés sur les flots, et venus de bien des contrées de la terre. La pensée que j’étais complétement seule, sans compatriotes, ni parents, ni amis au milieu de gens avec lesquels, cependant, je m’unissais profondément dans une même vie, une même prière, — « Notre père, » — cette pensée me fit pleurer (ma ressource ordinaire, tu le sais, dans la joie comme dans la douleur). Le capitaine crut sans doute que j’avais besoin d’être égayée et vint amicalement vers moi après le sermon. Mais ce n’était pas cela, j’étais heureuse. Ensuite je me suis promenée sur le pont, et j’ai lu un poëme intitulé Evangeline, un conte d’Acadie, de Longfellow, poëte américain. Ce poëme appartient à l’Amérique du Nord quant à l’histoire et aux scènes de la nature ; il est plein d’intérêt et de vie dramatique ; la fin seulement me paraît tourner au mélodrame et un peu cherchée. Il commence par la peinture des forêts primitives du Nouveau-Monde, de leurs arbres gigantesques qui ressemblent aux druides antiques par leurs longues barbes, et résonnent au vent en gémissant, comme des harpes. Ce début est magnifique, dans un ton mineur animé qui continue pendant tout le chant sur le peuple pacifique et persécuté de l’Acadie ; c’est une belle et triste romance complétement basée sur un fond historique. Ce petit livre m’a été donné au moment de mon départ de l’Angleterre par M. Howitt : je lui dois l’avant-goût de la littérature américaine, et il m’a semblé y sentir un souffle de la vie du Nouveau-Monde.

Qu’il est agréable d’avoir la liberté de lire, de se taire, de réfléchir ! On a pour moi ici toutes sortes d’égards ; tantôt l’un, tantôt l’autre vient me dire un mot. Je réponds poliment, sans continuer la conversation, n’en ayant pas envie. Parmi ces cinquante et quelques passagers masculins, il n’y en a qu’un, vieillard agréable, dont la physionomie annonce un esprit supérieur. Les douze à treize femmes ne sont guère attrayantes non plus, quoique plusieurs soient bien et agréables de leur personne. Je suis beaucoup seule, j’ai une jolie cabine à moi, et puis y lire le jour moyennant la lumière qui me vient par la fenêtre en cristal du plafond. Le soir et la nuit elle est éclairée par une lampe à travers une vitre dépolie placée dans un angle de la cabine. Quand on le veut, on peut manger et boire ici pendant toute la journée ; la table est continuellement mise et rajustée : un repas succède immédiatement à l’autre. Tout est riche, joli, et nous vivons en vérité avec splendeur. Mais ce superflu ne me plaît pas, et le dîner est un tourment pour moi : j’y suis enchâssée contre un mur et entre deux messieurs qui ne disent mot et mangent sans désemparer ; l’un d’eux, un Anglais, serait un causeur parfait s’il le voulait. La traversée me coute trente-cinq souverains, tout compris. Un peu moins d’argent à donner, un peu moins à manger et à boire, me plairait davantage.

Plus tard.

Je viens de voir le soleil se coucher dans l’Océan, la lune et les étoiles se lever. La grande Ourse et l’Étoile polaire sont maintenant éloignées de moi ; mais je vois, perpendiculairement au-dessus de ma tête, la Croix et la Lyre, près d’elles l’Aigle, que nous voyons aussi au-dessus de nous à la maison ; on a lieu d’être satisfait quand on a de pareils compagnons de route. Le vent est bon, nous chauffons bien, et nous marchons avec la rapidité de la foudre, toutes les voiles déployées. En continuant ainsi nous arriverons au bout de douze ou treize jours. J’espère que tu as reçu mes deux lettres d’Angleterre ; la dernière est partie de Liverpool le matin du jour où je me suis embarquée. Quoique seule pour prendre toutes les dispositions nécessaires, je m’en suis bien tirée ; le soleil et mon petit lutin de route[1] sont avec moi. Je ne le parle pas de mon courage, chère Agathe, tu le connais.

Jeudi.

Cinquième jour de mer, et nous sommes déjà à mi-chemin de New-York ! Le vent nous est favorable ; si nous continuons ainsi, notre traversée sera l’une des plus promptes et des plus heureuses qui aient été faites entre l’Europe et l’Amérique. Mais, « il ne faut pas crier Hé ! avant d’avoir franchi la colline. » Comme le vent est vif et que la vague bat plus fort aujourd’hui, mon écriture ressemble un peu, je le crains, à celle de Charles XII, quand il écrivait à « Mon cœur. » Je me porte à ravir et n’ai aucune envie d’arriver, tant je me trouve confortablement ici, et puis l’aspect du ciel et de la mer est si propre à élever et à ranimer l’âme ! Elle prend des ailes et s’élance bien au-dessus de l’Océan mugissant. Depuis plusieurs jours nous ne voyons que le ciel, l’eau, et des oiseaux qui tournoient autour de nous ; pas une voile, pas une fumée s’élançant d’une cheminée à vapeur : ce vaste espace est désert. Mais les vagues, les rayons du soleil et les nuages errants sont une compagnie suffisante ; on peut y ajouter ses propres pensées. Je me tiens et me promène des heures entières seule sur le pont ; je hume l’air frais et moelleux de la mer ; je vois notre Léviathan plonger et remonter avec les flots mugissants, tandis que mes pensées plongent et tournoient comme les oiseaux de mer dans le lointain inconnu. Il y a toujours eu en moi un peu de l’animation de nos pirates et de leur amour pour les flots ; il en est encore de même à présent. La journée d’hier a été magnifique du commencement à la fin, et j’en ai joui d’une manière inexprimable.

Au milieu de ce groupe confus de figures humaines indifférentes qui frappèrent d’abord mes regards, il en est plusieurs dont les yeux, l’air, les discours m’ont attiré. L’une de ces personnes est un grand et respectable ecclésiastique de New-York, appelé John Knox ; il me paraît avoir un peu de la nature puritaine et sévère du Knox historique, unie cependant à beaucoup de bienveillance. Ensuite vient une famille, aussi de New-York, composée d’une mère, de sa fille et de son gendre, jeune et joli couple qui pour son voyage de noce a visité l’Egypte, la Grèce, l’Italie, la France, etc., dans l’espace de dix-huit mois, et n’a pas vu le Niagara et autres merveilles de son propre pays ; ceci me semble impardonnable. La mère revient chez elle avec la conviction que l’espèce humaine est à peu près la même partout. Cette famille et M. Knox sont de l’Église presbytérienne, et n’accordent pas aux Unitaires le nom de chrétiens. Il y a encore deux jeunes femmes de la Géorgie (l’un des États méridionaux à esclaves de l’Union américaine), l’une jolie femme mariée, l’autre jeune personne très-pâle aux traits fins. Hannah L… est instruite, sensée, agréable ; j’ai du plaisir à causer avec elle. Quoique d’une famille qui possède des esclaves, Hannah L… condamne l’esclavage et travaille à rendre les noirs meilleurs et plus heureux. Elle est malade de la poitrine, ne s’attend pas à vivre longtemps, et va au-devant de la mort avec le courage le plus paisible. On voit dans ses yeux l’ange futur, et poindre sur ses traits délicats la tête de mort d’une façon sinistre. Puis quelques hommes âgés a physionomies loyales et dignes ; ils m’assurent que je retirerai beaucoup de plaisir de mon voyage dans les États-Unis. Deux d’entre eux, propriétaires d’esclaves, ayant de belles et énergiques figures, m’invitent à venir dans le Sud et m’assurent que je verrai dans les esclaves la population la plus heureuse et la plus digne d’envie.

Les jours se passent avec calme et d’une manière agréable. La seule chose qui m’offusque dans la vie à bord du Canada, c’est qu’on y boit et mange d’une manière absurde.

Lundi, 1er octobre.

Dixième jour de mer. Le temps est un peu moins agréable ; vent et fracas des flots. Nous eûmes hier ce qu’ils appellent « un vent frais. » J’essayais vainement de me tenir debout sur le pont ; je n’ai pas été créée pour être matelot, il faut en convenir. Nous passons près de Newfoundland, et cinglons autant au nord afin d’éviter les tempêtes de l’équateur au sud. Mais le vent, devenu contraire, est fort depuis plusieurs jours, de sorte que notre traversée ne sera pas aussi prompte que son début nous le faisait espérer. Nous n’arriverons que demain à Halifax, et nous y resterons une couple d’heures, afin de mettre à la poste nos lettres pour l’Europe (j’apprête celle-ci pour ma famille) ; puis nous mettrons le cap au sud, droit sur New-York. Je me porte très-bien, je n’ai pas eu un seul instant le mal de mer ; cependant, le soir et la nuit, quand les vagues font tant de bruit, quand elles passent par-dessus nos têtes et que le navire craque et crie, j’éprouve un peu de malaise. Heureusement la société des femmes, dont je viens de te parler, est agréable, récréative, et le soir trois voix, dont deux se sont rencontrées ici pour la première fois, celle de la dame âgée, qui n’est pas précisément vieille (cinquante ans environ), magnifique soprano, la jeune personne pâle et son amie, chantent des hymnes et autres morceaux, avec des gosiers qui s’accordent remarquablement. C’est suave et charmant. Les sons m’accompagnent la nuit comme des voix d’anges consolateurs, c’est le clair de lune sur le clapotis des vagues.

Dans la nuit d’hier, la mer étant fort agitée, le navire également, tous les objets mobiles ont été jetés pêle-mêle à terre, et j’ai songé aux parents laissés par moi à la maison. J’étais de méchante humeur et l’avouai à mes compagnes de voyage ; alors elles chantèrent d’une manière délicieuse des hymnes à trois voix jusqu’à minuit, en sorte que les flots soulevés en moi se calmèrent. Aujourd’hui le temps est meilleur et nous sommes tous gais ; mais quelques petits enfants sont tellement malades que cela fait peine. La nuit prochaine nous entrerons dans des eaux dangereuses. L’un des grands bateaux à vapeur allant d’Europe en Amérique s’est heurté, lors de son dernier voyage, contre les rescifs près de Halifax et a été fortement endommagé. Espérons que nous nous conduirons mieux. M. Judkins notre capitaine, est dit-on, un marin des plus distingués. Son commerce est agréable, son cœur excellent, il s’assied volontiers dans le salon auprès des dames, leur raconte des histoires et joue avec les enfants.

Je lis beaucoup à bord, où j’ai le temps de dévorer une foule de livres. J’ai lu les Confessions de Chateaubriand, mais sans beaucoup de plaisir. Que peut-on apprendre chez un autobiographe résolu, il l’avoue, à ne rien dire ni confesser sur son propre de ce qui pourrait blesser sa dignité ? Saint Augustin a écrit autrement ses Confessions ; il n’a songé qu’à l’œil éternel. La vanité de Chateaubriand me gâte son livre ; cependant j’ai gravé dans ma mémoire quelques descriptions magnifiques, des expressions et des mots isolés profonds ; il m’en reste une preuve de plus de la faiblesse de notre nature. Je lis aussi la Vie dans l’Est, par mademoiselle Martineau. J’aime à me pénétrer de l’image de l’Orient et de la plus ancienne période de la civilisation humaine, comme contraste de l’Occident, — cette terre promise dont je m’approche avec mille questions dans l’âme. Mais les efforts évidents que fait mademoiselle Martineau dans son livre, pour imposer ses propres idées religieuses a la vie et à l’histoire de l’antiquité, me dérangent. Les premières manquent de profondeur, et, pour les appliquer à cette dernière, mademoiselle Martineau manque d’yeux, et la traite parfois avec une légèreté indigne de sa vocation et de son génie. Cependant plusieurs grandes et belles pensées traversent son livre comme un vent rafraîchissant, et je reconnais en elle ce noble esprit devant lequel je me suis souvent inclinée avec amour, et en dernier lieu pendant la lecture de sa Vie dans une chambre de malade.

Le soir.

La plus paisible journée que nous ayons eue encore sur mer ! Ce calme paraît bon après la tempête de la veille ; ce soir, des petits moineaux tourbillonnent autour de notre navire ; ils nous apportent les compliments de la terre ; ils me font penser aux oiseaux qui transmirent à Colomb le premier message du Nouveau-Monde. Quels sentiments il a dû éprouver alors ! Nous pourrons mettre demain, de bonne heure, le pied sur le sol américain, à… Halifax. Comme nous y retrouverons la vieille Angleterre, j’accueille cette nouvelle froidement. Je me suis promenée longtemps sur le pont. La mer et le ciel sont gris clair, uniformes et calmes comme une journée de la vie septentrionale ordinaire. Nous laissons derrière nous, sur les flots, une large et droite route qui se prolonge jusqu’à l’horizon.

J’ai été tourmentée aujourd’hui par la conduite de quelques passagers à l’égard d’un petit oiseau emporté par le vent, et qui cherchait à se reposer sur notre navire. Épuisé, il s’abattait çà et là dans les cordages, et en était constamment chassé, surtout par deux jeunes gens, un Anglais et un Espagnol, qui paraissaient n’avoir d’autre but, avec leurs chapeaux et leurs mouchoirs, que d’agacer ce petit animal, au point de le tuer. Cela faisait mal de le voir renouveler sans cesse ses efforts pour atteindre le navire, s’abattre haletant dans les cordages ou les vergues, et en être chassé de nouveau. Je poursuivis ces messieurs de mes prières, afin qu’ils laissassent le pauvre animal en paix : ce fut sans succès. Je ne saurais exprimer ma surprise en voyant que pas un des passagers ne prît le petit étranger sous sa protection. Je me rappelai avoir vu traiter autrement sur les navires suédois les oiseaux qui y étaient poussés par le vent. Voici comment cette chasse finit : L’oiseau laissa sa queue dans la main de l’un de ses persécuteurs, après quoi il ne fut pas difficile de le retenir prisonnier. Placé dans une sinistre cage, il y mourut peu d’heures après. Je me crois exempte d’une sensibilité exagérée, mais rien ne m’aigrit davantage contre l’homme que la cruauté envers les animaux, et je sais qu’une nature généreuse en a horreur. Du reste, je plaignis ces cruels enfants à face humaine ; car je crois à une Némésis même pour les petites choses, et qu’un moment viendra où ces jeunes gens auront soif du repos, et, ne le trouvant pas, cet oiseau pourchassé se présentera à leur souvenir. L’une de mes premières visites en Amérique sera pour les quakers ; leur religion ordonne d’être brave envers les animaux.

Moi aussi, j’ai été une fois cruelle ; c’est à l’époque où je ne comprenais pas la souffrance et ce que sont les animaux. La première leçon d’humanité envers eux m’a été donnée par un jeune et brave militaire, qui a péri depuis de la mort des héros dans la guerre centre Napoléon. Je n’oublierai jamais le regard et les paroles de reproche qu’il m’adressa : « Pauvre vermisseau ! » Il y a plus de trente ans de cela…

Si ne t’en écris pas davantage cette fois, chère Agathe, sitôt arrivée à New-York, je reprendrai la plume. Avec quelle impatience j’espère trouver dans cette ville des nouvelles de la maison ! Il y a si longtemps que j’en suis privée !

Bien des pensées s’agitent en moi en approchant du but de mon voyage, pensées difficiles à exprimer. Que vais-je voir ? — Je l’ignore. Mais ce sera du neuf, j’apprendrai quelque chose de neuf ; « j’oublierai le passé et m’élancerai vers ce qui est devant moi. » J’ai besoin d’oublier, de me renouveler.

Des amis, je le sais, me recevront sur la terra étrangère ; l’un d’eux probablement viendra au-devant de moi sur le rivage. Ce sera doux.

Bonne nuit ; je t’embrasse cordialement, ainsi que maman, et te charge de compliments affectueux pour parents et amis. Je serai dans le Nouveau-Monde comme dans l’ancien : tout à toi.

  1. Suivant le préjugé populaire en Scandinavie, des esprits sont attachés au sol, à la maison, ou aux personnes. L’auteur fait ici une allusion badine à cette croyance superstitieuse. (Trad.)