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La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 08

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La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME PREMIERp. 149-156).
LETTRE VIII


Boston, 1er janvier 1850.

Une bonne année à tous mes bien-aimés à la maison !

Merci de ta lettre, chère Agathe, elle m’a causé de la joie et un véritable soulagement de cœur ; car, malgré les ombres qu’on aperçoit çà et là, j’ai senti qu’un esprit bien portant y avait passé.

Je t’écris de nouveau de la maison de Benzon, dans un joli petit salon meublé en velours vert, orné de jolis tableaux, de gravures, et ne saurais t’exprimer la satisfaction que j’éprouve de me savoir tranquille pour quelque temps (un mois au moins). Mon âme et mon corps ont besoin de repos, et il est impossible de trouver plus de calme, de liberté et de comfort qu’ici. Je ne suis pas bien portante depuis un peu de temps ; cette vie d’agitation, de société, cette tension continuelle est trop rude pour moi. J’ai manqué y perdre le sommeil et la santé. Dieu merci, l’un et l’autre reviennent à pas de géant depuis une ordonnance qui m’a été faite par mon docteur féminin. On vit ici autrement qu’en Europe ; le climat et la nourriture ne sont pas les mêmes, et je crois que cette dernière ne convient pas au climat.

Mademoiselle Hunt m’a enlevée de force ; cette visite ne me plaisait guère, cependant je m’en suis mieux trouvée que je ne m’y attendais. Apprendre à connaître une individualité aussi spéciale m’a paru amusant. On peut avoir de meilleures manières, plus de tact, etc., que mademoiselle Hunt ; mais il est impossible d’avoir un cœur plus chaud pour le bien de l’humanité, et, somme toute, plus d’habileté pratique. Elle est d’une famille quaker, et avec cette volonté positive et l’énergie qui font partie du caractère des quakers, elle a résolu de se frayer à elle-même et à son sexe la route d’une carrière qu’elle considère comme importante pour la femme, et vers laquelle son penchant l’attirait. Mademoiselle Hunt se fit donner, ainsi qu’à une sœur plus jeune, des leçons particulières par un médecin habile et bienveillant ; sa sœur s’étant mariée, mademoiselle Hunt pratique depuis douze ans la médecine comme médecin de femmes et d’enfants. Elle a gagné de cette manière la confiance, de la fortune, même la maison modeste mais agréable qu’elle habite, et a, dit-on, guéri beaucoup de malades. Elle a été surtout bienfaisante pour les femmes du peuple, en professant un cours de physiologie que des centaines d’entre elles ont suivi. Mademoiselle Hunt m’a lu ses leçons, et dès la première, qui leur sert d’introduction, j’ai pris une haute idée du petit docteur, de son point de vue, et j’ai reconnu alors seulement combien il est important pour les femmes d’entrer dans le domaine des sciences médicales. Le point de vue de mademoiselle Hunt, relativement au corps humain et aux soins qu’il exige, est complétement religieux ; et quand elle impose au cœur des femmes le devoir de soigner leur corps et celui de leurs enfants, d’apprendre à le bien connaître pour le traiter convenablement, c’est parce que la destination de ce corps est haute, qu’il est la demeure de l’âme et le temple de Dieu. Il y avait une gravité, une simplicité, une lucidité dans l’exposition, une justesse et une pureté dans l’ensemble qui sont du plus grand style et ne peuvent manquer d’agir sur tout cœur humain, sur tout cœur maternel. Quand on pense à l’importance du soin bien entendu de la femme et de l’enfant pour les générations futures, que ce soin dépend en grande partie du régime, de petites choses qui échappent à l’œil du médecin, et que la femme seule peut bien connaître, qui pourra douter de l’utilité d’un médecin féminin, chez qui la science venant en aide à sa perspicacité naturelle, en fera le meilleur conseiller des femmes et des enfants.

L’expérience de tous les temps et de tous les peuples offre des exemples nombreux du penchant naturel des femmes pour la vocation de médecin. Il est honteux et nuisible de ne lui avoir pas permis jusqu’ici de le développer par la science. Combien les sages-femmes pourraient faire de bien, surtout dans les campagnes, si, à la science réclamée par leur état, elles joignaient celle de venir en aide aux mères et aux enfants par des avis utiles à leur santé ! Malheureusement ceci a été négligé. L’esprit naturellement religieux de la femme la portant à voir les choses et la vie d’un point de vue sanctifiant, elle traite les moindres bagatelles avec importance, et ceci, joint à l’instinct de l’amour maternel qu’elle tient de la nature, la rend propre à remplir les fonctions de prêtresse, dans le temple du dieu de la santé et de la sainteté.

Dans l’antiquité, les médecins étaient aussi des prêtres initiés aux saints mystères. Les descendants d’Esculape formaient une famille sainte, où il y avait aussi des femmes. Hygie, l’une des filles d’Esculape, était appelée la déesse de la santé. Dans sa postérité est né Hippocrate. Nous parlons encore d’Hygie, mais c’est tout. Invitons-la à revenir sur la terre, qu’on lui donne le droit d’y être comme femme et comme prêtresse, si nous voulons qu’elle nous donne un nouvel Hippocrate.

Mais revenons à mon petit docteur : il ne manque pas de l’étincelle divine qui lui donne le droit d’être membre de la famille des Asclépiade. On voit cette étincelle dans son regard, on l’aperçoit souvent dans ses paroles. J’ai vu chez elle plusieurs femmes « émancipées, » c’est-à-dire qui font des cours speciaux et parlent en public dans les réunions d’abolitionnistes. L’une d’elles m’a frappée par la beauté pittoresque de sa taille, de sa tête au visage pâle et noble, de sa riche chevelure d’or, par la parfaite douceur féminine de sa personne et de ses discours, par la force virile de sa volonté et de sa conviction. C’était madame Pauline Davis, de Providence. Elle a fait pendant plusieurs années, et avec grand succès, des cours publics sur la physiologie ; ils étaient fort suivis par les classes ouvrières. Elle et mon petit docteur sont de chaudes amies. J’ai vu aussi son mari, qui paraît être un penseur et parfaitement d’accord avec sa femme. J’ai promis de visiter ces époux à Providence. On m’a raconté diverses choses sur la secte des trembleurs et leur société. Mademoiselle Hunt, qui est le médecin d’un ou deux trembleurs, m’a lu des lettres écrites par quelques-uns de leurs « anciens. » Elles sont remplies de belles et pieuses pensées, d’expansion, mais renfermées dans un cercle étroit. On m’a invitée aussi à visiter la paroisse des trembleurs près de Boston, à Haward, où se trouvent des jardins consacrés à la culture des plantes médicinales. Je verrai volontiers de près cette singulière espèce d’hommes. J’ai vu également des personnes nouvelles et étrangères pour moi, — mon docteur paraît avoir un cercle de connaissances fort étendu. Chaque soir, quand la journée est finie, mademoiselle Hunt m’a fait une lecture dans la Bible, puis nous avons eu la prière à l’ancienne manière des puritains. Ma visite et le nouveau tableau de la vie que j’ai vue ici m’ont réellement rafraîchie ; cependant j’ai éprouvé beaucoup de satisfaction en me voyant en repos dans la maison de Benzon, où madame King ne dit pas trois paroles par jour, tout en étant bonne et bienveillante ; où une honnête Allemande, Christine, a bien soin de la maison et de moi ; où enfin on me permet d’être seule une grande partie de la journée, Benzon étant occupé dans son bureau hors de chez lui. Quand il revient le soir, il est extrêmement amusant et aimable, me fait la lecture, ou cause d’une manière interessante. Jusqu’ici je n’ai accepté ni visites ni invitations, mais j’ai designé le lundi comme mon jour de réception. Je pourrai donc respirer en paix, lire et écrire. Aujourd’hui Benzon me conduira chez les Lowell ; je veux les surprendre avec quelques bagatelles qui, je l’espère, leur feront plaisir. On se sent si pauvre en recevant toujours !

Le 8 janvier.

Nous avons ici maintenant un hiver suédois complet, et il fait aujourd’hui aussi froid et gris qu’à Stockholm. Je suis contente de ne pas être mieux que mes amis en Suède, et je me trouve admirablement chez Benzon ; mais il n’y a pas moyen de songer à payer quelque chose. Benzon partira mercredi pour l’Europe, et ne sera pas à Stockholm avant mai ou juin.

Hier, j’ai eu « réception » (de midi à quatre heures) ; j’ai vu une foule de gens, reçu une foule d’invitations. Madame Bryant, jeune veuve riche, n’ayant qu’un enfant, magnifique petite fille, m’a beaucoup plu. Elle est fort bien, a des manières distinguées, gracieuses, se montre fort aimable à mon égard, et me demande « de l’utiliser. » Elle me promène en voiture, cherche à me procurer tout le plaisir qui dépend d’elle, en y mettant toute la délicatesse et l’amabilité possibles. Je me trouve bien avec madame Bryant, rien ne me heurte, beaucoup de choses me plaisent en elle, surtout le calme de sa personne : cela repose. Nous pouvons être assises l’une près de l’autre dans la voiture sans parler, ce qui me ravit.

Je suis allée aux « conversations » d’Alcott le transcendentaliste, et j’y ai même pris un peu part. Elles sont suivies par quarante ou cinquante personnes assises sur des bancs. Alcott est assis en face de ses auditeurs à un pupitre, et commence la conversation en lisant quelque chose à haute voix ; c’était, la dernière fois, un passage des écrits de Pythagore. Alcott est bel homme, d’un exterieur doux, mais — rêveur ; sa sagesse pythagoricienne ne rend guère plus sages les gens de notre époque. Depuis bien des années, il ne vit que de pain, de fruits, de légumes et d’eau ; il veut que tous les hommes fassent de même ; alors, ils seront beaux, bons et bienheureux. « Le péché doit être chassé par le régime, et le fleuve saint de l’enthousiasme coulera constamment à travers l’homme purifié et glorifié par le régime. »

L’exposition de cette doctrine et la « conversation » restèrent dans les nuages, malgré une ou deux tentatives faites par moi pour les en tirer. Alcott but de l’eau, et nous avalâmes — du brouillard. Il est venu me voir une couple de fois, et m’intéresse comme étude. Avant-hier, il a passé la soirée avec moi et Benzon, et nous a régalés de quelques morceaux tirés de sa doctrine. Toutes les personnes blondes et aux yeux bleus font partie de la nature lumineuse, du royaume de la lumière et de la beauté (je crois que Lowel est pour Alcott l’idéal d’un fils de la lumière) ; tous ceux qui ont les yeux et les cheveux foncés proviennent de la nuit et du mal. Je citai « Wilberforce » et plusieurs combattants de la lumière, qui avaient une tête foncée. Mais le bon Alcott n’écoute pas les objections, sa « conversation » se borne donc à vouloir parler et juger seul. Nous prîmes du thé, et je m’efforçai de persuader à Alcott de boire au moins un verre de lait. C’était une nourriture par trop animale ; il n’accepta qu’un verre d’eau et un morceau de pain. Voilà un transcendentaliste qui vit conformément à sa doctrine.

J’ai accepté quelques invitations pour cette semaine. Dimanche, je dînerai avec Laura Bridgeman, et son second créateur, le docteur How, qui est chargé de l’administration des sourds et muets de Boston. Son aimable femme est venue m’inviter.

Le 9 janvier.

J’achève ma lettre ; Benzon va partir. Il me manquera, car il a été aimable et amical pour moi au delà de toute expression. Par suite des mesures qu’il a prises, il est impossible que je me trouve nulle part mieux ni plus commodément que chez lui. Aujourd’hui, je dîne et passe la soirée dehors. Demain aussi, mais je visiterai dans la matinée plusieurs établissements publics avec Charles Sumner (le jeune légiste géant). Je recommence à rouler ; si seulement je pouvais le faire avec mesure ; c’est difficile dans ce pays.

Bergfalk est retourné a New-York ; nous nous rencontrerons probablement peu à l’avenir ; ses voies ne sont pas les miennes, excepté à l’égard de notre but commun, — la Suède.